Spiritualité Chrétienne

Spiritualité Chrétienne

Saint Luigi Orione

 Saint Luigi Orione

Le saint de l'imprévu

1872-1940

Fête le 12 mars


De son amitié avec les modernistes à la politique du Pater noster, la seule efficace. Des débuts à Tortona aux voyages en Amérique latine. Quelques épisodes de la vie de ce personnage fascinant qu'était don Luigi Orione Non. On ne peut absolument pas rester loin de quelqu'un comme lui. Et il faut le dire tout de suite: pour adopter ses attitudes, ses gestes si particuliers, il faudrait être lui, don Luigi Orione… c'est-à-dire quelqu'un d'unique, de providentiel et surtout d'imprévisible. Oui. Et cela aussi disons-le tout de suite. Parce que, peut-être jamais l'imprévisibilité n'est allée de pair avec la sainteté comme chez lui. Plus. Elles n'étaient chez lui qu'une seule et même chose.


Il suffit du reste de regarder la surprise permanente qu'a été sa vie du 23 juin 1872 au 12 mars 1940: une vie sans limites, une pleine mer d'histoires, de circonstances et de grandes œuvres imprévues, un mélange continuel et surprenant de papes et de gibiers de potence, d'hommes d'État et de pauvres hères, d'ermites, d'hommes politiques et de malheureux, d'hommes de lettres, d'orphelins et de saints. L'écrivain le plus habile ne réussirait pas lui-même à tout raconter à la fois. Il devrait le suivre sur une voie et, à un certain moment, retourner en arrière et en prendre une autre et une autre encore. Alors que notre personnage les parcourt toutes à la fois sans se soucier de savoir où elles mènent. Avec lui, la plume est toujours en retard et la page trop étroite. Il y a toujours quelque chose qui reste dehors. Et ce ne sont pas seulement des fragments, c'est une vie qui déborde continuellement par-dessus les lignes et qui le voit occupé comme «porteur de la Providence» à ouvrir des portes, à ouvrir tout grand des portes, en se laissant provoquer par la réalité, en lisant et en devançant le temps avec une intuition formidable. Ils sont très nombreux à avoir essayé de l'endiguer, mais ils ont dû abdiquer devant ce «fou de Dieu». «Une des personnalités les plus originales et les plus éminentes du XXe siècle», a-t-on dit. L'écrivain anglais Douglas Hyde, athée converti, l'a qualifié dans sa célèbre biographie de «bandit de Dieu», de «génie de la charité». Oui, et cela surtout parce qu'il a fait des chefs-d'œuvre sans s'en rendre compte. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce prêtre à l'air un peu gauche, qui eut «le tempérament et le cœur de l'apôtre Paul, impulsif et tenace, tendre et sensible jusqu'aux larmes, infatigable et courageux jusqu'à la hardiesse», a eu le don d'éclairer les hommes sans foi. Quelqu'un a fait remarquer qu'il réussissait même à émouvoir et à faire pleurer les prêtres. Il semble que ce soit chose plutôt difficile. La prédication de don Orione était aussi accompagnée de ce miracle. Il ne nous reste plus qu'à tenter de le talonner sur les chemins de l'imprévu et de lui demander de nous aider, de s'approcher de nous et de nous laisser nous réchauffer aux vives flammes de cette charité.


Comme le charme d'un vent léger


Il avait brillamment passé les épreuves finales de l'enseignement secondaire à l'oratoire de Valdocco et, un jour de la fin de juin, il se présenta ponctuellement pour les exercices qui devaient préluder à la demande d'admission au noviciat. Mais au terme de cette journée, il abandonna à l'improviste la famille salésienne. Tout le monde en fut ébahi: ses supérieurs, ses camarades. Inutile de demander des explications à l'intéressé, il n'en donnait pas. Le fait est qu'il ne savait pas lui-même que dire. C'était quelque chose qu'il n'arrivait pas à comprendre. Mais ce qu'il savait avec certitude, c'est qu'il devait sortir. Il confessera: «Moi qui n'avais jamais eu aucun doute sur ma vocation à me faire salésien, en ces jours là, il me passa par la tête d'entrer au séminaire du diocèse». Le 16 octobre 1889, Luigi Orione entra ainsi au séminaire diocésain de Tortona. Et aussitôt ce séminariste aussi obéissant que vif se fit remarquer pour ses dons et pour la nuée de jeunes garçons qui l'entourait tous les jours à l'oratoire et qui ne cessait d'augmenter. Certains de ses compagnons de séminaire se moquèrent de lui, certains disaient qu'il était «un peu étrange», «un peu fou», et quand, le 16 septembre 1893, l'évêque le vit arriver de bon matin dans sa résidence, il eut vraiment l'impression qu'il avait perdu en chemin le "peu" et qu'était resté le "fou". Le séminariste lui raconta qu'une quinzaine de garçons pauvres seraient disposés à entrer dans un petit collège créé pour eux… «Ils pourraient un jour devenir de bons prêtres…», avança-t-il. L'évêque écouta, perplexe, puis chercha à lui faire comprendre avec patience que cela lui semblait un projet tout à fait en l'air et peu réalisable comme cela, au pied levé… Mais Luigi, résolut tout de suite le problème avec décision: «J'ai foi dans la divine Providence», dit-il. Son interlocuteur commença alors visiblement à perdre patience: «Mais qu'est-ce que tu attends de moi?», lui demanda-t-il. «Rien Excellence, seulement votre approbation et votre bénédiction», dit Luigi. «Puisque c'est cela, je te donne l'une et l'autre», répondit l'évêque, certain d'avoir mis définitivement fin à cet entretien et de s'être débarrassé du jeune homme. Mais en fait la Providence eut fort à faire. Le bruit de l'entreprise de don Orione s'était répandu dans les vallées du Curone, de la Staffora, du Borbera. Le petit collège, dans le quartier mal famé de San Bernardino à Tortona fut ouvert le 15 octobre 1893. Il n'y a pas de doute: c'est là le point de départ de la Petite Œuvre. Luigi Orione a seulement vingt et un ans. Deux ans plus tard, le 13 avril, il est ordonné prêtre et, le même jour, six de ses jeunes garçons reçoivent l'habit clérical. L'aventure est commencée. Depuis ce moment, rencontres, maisons, collèges, orphelinats, entreprises agricoles, ermitages et institutions naîtront sans préavis. Du reste, l'œil de Providence était là, qui veillait à tout. Et cette Providence était tout: "programme" et "fin spécifique" de l'œuvre. Mais don Orione veille aussi de ses propres yeux, lui l'inexorable tireur d'élite de la miséricorde de Dieu. «Il est difficile de se soustraire à ce regard que vous n'oubliez plus, une fois que vous l'avez rencontré. Il vous reste à l'intérieur comme le charme d'un vent léger…», écrit Ignazio Silone à son sujet, et l'écrivain n'est pas le seul, loin de là, à le dire. Il suffit de regarder les témoignages, les itinéraires cachés de tous ceux qui l'ont croisé sur les routes ouvertes et impraticables de son apostolat. Et ceux des personnages, dont certains sont illustres, qui, au moment de leur mort, ne voulaient pas de prêtres mais acceptaient celui-là, cet «étrange prêtre». «Âmes, âmes… Si le Seigneur me permettait d'aller en enfer, je voudrais dans un souffle d'amour les faire sortir aussi de là ». « Âmes, âmes » est ce qui le pousse à adresser à Dieu cette supplique:  «Pose-moi, ô Seigneur, pose-moi sur la bouche de l'enfer pour que, grâce à ta miséricorde, je la ferme». Dans le fond, il l'avait demandé comme grâce le jour de son ordination: «J'ai demandé à la Vierge une grâce particulière:», écrit-il, «que tous ceux qui, d'une certaine façon, avaient à faire avec moi, fussent sauvés…».


Dans le tremblement de terre moderniste


À l'aube du 28 décembre 1908, la ville de Messine n'existe plus. Un tremblement de terre l'a engloutie. Il ne reste plus que des décombres. Don Orione monte sur un train qui va à Messine, le 4 janvier 1909. Il se jette à corps perdu dans ces ruines du désespoir. Ceux qui se sont approchés de lui à cette époque s'accordent pour dire que si l'on ne l'a pas vu s'activer au milieu de cette désolation, on ne peut pas savoir qui est don Orione. Mais alors qu'il se trouve dans les ruines de ce tremblement de terre, il est pris dans une autre tempête.


En 1907, l'Église, par l'encyclique Pascendi de Pie X et le décret Lamentabili du Saint-Office, avait condamné le modernisme. En mars 1909 se constitue l'"Association nationale pour les intérêts du Mezzogiorno" qui se propose d'aider les populations frappées par la catastrophe. Un bon groupe de modernistes en fait partie et, en particulier, ceux qui étaient à la tête de la revue lombarde Il Rinnovamento, revue excommuniée par l'autorité ecclésiastique. Il y avait dans ce groupe Aiace Alfieri, Antonio Fogazzaro, dont le roman Il Santo avait été mis à l'index, et d'autres représentants de la pensée catholique libérale, comme le savant homme de lettres Tommaso Gallarati-Scotti. Don Orione, sans l'avoir cherché, les connaissait tous et certains très bien. Et là, à Messine, il eut l'occasion de les fréquenter et ne manqua pas de leur manifester son estime et de leur offrir son aide. Et ce n'étaient pas là les seuls modernistes avec qui il avait des rapports. Il était lié d'une amitié fraternelle avec beaucoup de prêtres qui avaient fait l'objet de mesures disciplinaires ecclésiastiques en raison de leurs idées modernistes: Romolo Murri, don Brizio Casciola, le père Giovanni Genocchi, le père Giovanni Semeria, le père Giovanni Minozzi, don Ernesto Buonaiuti. Certains d'entre eux étaient ses amis de vieille date. Il écrivait en 1904 à Romolo Murri en lui demandant un article pour sa revue La Madonna: «Il faut que tu m'écrives quelque chose de beau, plein de ta foi et de ton âme: je voudrais que ce soit quelque chose comme "La Vierge et la démocratie", ou quelque chose dans ce sens; tu vois que c'est un domaine très vaste et encore inexploré. Ce sera aussi ton hommage de cette année à la Vierge!». En février 1905, alors qu'il songeait à une œuvre en faveur des mineurs sortis de prison, il écrivait à don Brizio Casciola: «Tu m'aideras beaucoup; Semeria, Murri, vous devez tous m'aider beaucoup…».


Mais il faut imaginer le climat de chasse aux sorcières qui s'était instauré après l'encyclique Pascendi et surtout après l'introduction du serment anti-moderniste parmi les prêtres, et l'institution de la commission diocésaine de vigilance sur l'orthodoxie doctrinale. À cette époque, le soupçon équivalait à lui seul à une condamnation. Ceux que l'on appelait les «zouaves en jupe», autrement dit les coupeurs de tête des modernistes les plus virulents, ne se perdaient pas en subtilités et maniaient la plume comme une épée qu'ils trempaient souvent et volontiers dans le poison. C'est ainsi qu'une belle lettre d'accusation contre don Orione, écrite par l'archevêque de Messine, Mgr D'Arrigo, arriva tout droit dans les mains du cardinal De Lai, préfet du Saint-Office. Cette lettre dans laquelle le prêtre de Tortona est accusé d'être un «homme de peu de conscience qui sait s'accommoder de tous», parvint ensuite à Pie X. Orione fut alors invité à se présenter. Mais quand Pie X vit à ses pieds l'"étrange prêtre", il fut ému. Et, comme toute réponse, il voulut lui marquer son extrême confiance en le nommant vicaire général du diocèse de Messine. Cette nomination glaça le pauvre don Orione, car cette charge signifiait pour lui trois ans d'enfer dans le feu des jalousies cléricales. Et, de plus, l'auteur de l'encyclique Pascendi lui laissait une totale liberté d'action dans ses rapports avec les modernistes.


Cette nomination risque maintenant de faire passer, aux yeux de certains modernistes, ce prêtre bien connu pour son orthodoxie et sa fidélité au Pape, pour un prêtre zélé qui cherche à les convertir, pour un importun… Mais non. Ils le reconnaissent comme un homme authentique, loyal. Et ils recherchent même sa compagnie fraternelle, n'hésitant pas à lui confier leurs difficultés et à lui adresser d'autres personnes. Don Orione écrit à Mussi après la suspension a divinis de ce dernier: «Je baise tes pieds et tes mains saintes et bénies… Nous ne nous reverrons pas de si tôt, mais je t'ouvrirai la voie; et je serai avec toi et je serai toujours avec toi devant Dieu». Et le voilà prêt à aider discrètement, à recoudre les déchirures, à servir de pont: un point de référence aimé et recherché pour tant de prêtres borderline, sur le fil du rasoir, suspendus a divinis, excommuniés et pluri-excommuniés. Il suffit de pénétrer dans le réseau serré de la correspondance qui a été échangée entre Orione et ces personnages pour se rendre compte de leur estime réciproque, pour se rendre compte de la persévérance avec laquelle ils sont restés proches et de la grande délicatesse qui existait dans leurs rapports. Gallarati-Scotti dit ainsi: «Je dois dire que, peut-être, la seule personne qui fut, à ce moment, généreuse et compréhensive à l'égard de ceux qui pouvaient avoir des moments de doute et de tourment au sujet de problèmes critiques, ce fut don Orione […]. Il sentait le besoin de concilier, mais de concilier non dans la confusion, comme d'autres l'auraient voulu, mais dans une distinction pleine d'amour, dans une chaleur d'amour authentique et dans une conscience fervente, laquelle est, en fin de compte, tout ce qui est véritablement bon et tout ce qui possède un reflet de Dieu, même si parfois, cela semble loin de Dieu. Il y a quelque chose dans l'âme humaine qui répond au contact du saint parce que celui-ci est très profond, très caché, mais qui vibre quand il sent la voix de cette charité qui parle. C'est la première grande expérience que j'ai eue de lui et que je n'oublierai jamais».


Ernesto Buonaiuti ne l'oubliera jamais, lui non plus. «Mon ami bien aimé», écrit-il à don Orione, «le souvenir des mots que tu m'as dits dans des heures inoubliables est toujours vif et porte toujours des fruits dans mon cœur… J'ai toujours soif de ton souvenir. Prie pour moi, mon très cher ami». Buonaiuti vécut jusqu'à la fin sa condition d'excommunié vitandus. Voici les paroles d'un témoin: «Buonaiuti disait que don Orione l'avait toujours aimé, qu'il lui avait toujours dit qu'il croyait en sa bonne foi et qu'il était sûr qu'il mourrait de manière telle qu'il serait sauvé. Ces assurances, dans cette âme meurtrie, étaient le plus grand réconfort de sa vie». Don Orione fut toujours à ses côtés. Quand il apprit qu'il avait été excommunié vitandus – excommunication qui avait été accélérée par l'intervention du père Gemelli –, il commenta en ces termes cette décision extrême dans une lettre au sénateur Schiapparelli: «Le père Gemelli n'était peut-être pas la personne la plus indiquée pour traiter avec lui. […] Et puis ce n'est pas tellement la culture qui capte et ouvre l'âme: il aurait fallu un homme de cœur, un homme qui, de plus, aurait uni à la culture et au cœur l'humilité de l'esprit, la sincérité et la science de Jésus-Christ. […] Ce n'est pas le syllogisme qui agit, mais la charité de Jésus-Christ et la grâce du Seigneur par-dessus tout». Et il fit tout pour le défendre, pour permettre sa réintégration dans le sacerdoce et demanda aussi à l'un de ses grands amis, le père jésuite Felice Cappello, le "confesseur de Rome", d'intervenir en sa faveur.


Saintes amitiés


Le père Cappello, un véritable saint. Et ce n'est pas le premier que l'on rencontre aux côtés de don Orione. Et voici que s'ouvre une autre voie aux sentiers imprévisibles et imprévus: celle des saintes amitiés de don Orione. Un autre entremêlement d'histoires. Un autre très vaste réseau de rapports et d'aides réciproques qui montre, entre autres, comment ces personnes, qui, pour beaucoup, n'étaient pas connues, se connaissaient très bien entre elles, se recherchaient, s'aimaient. Dans la pagaïe de Messine il avait eu à ses côtés Annibale Maria Di Francia. Don Umberto Terenzi, le père des Fils du Divin Amour, était aussi lié à lui par une étroite amitié, de même que Giovanni Calabria, don Luigi Guanella, le cardinal Ildefonso Schuster, pour ne pas parler de Pie X, de don Bosco et de tant d'autres, canonisés par la suite ou candidats aux honneurs des autels. Dans ce réseau se trouve aussi Padre Pio. Et il s'agit là d'une amitié stupéfiante parce que ces deux hommes, qui se connaissaient très profondément et très intimement, non seulement ne se sont jamais rencontrés, mais encore n'ont jamais échangé une seule ligne. L'incroyable histoire qui se déroule dans la décennie 1923-33, les années de la tempête qui se déchaîne sur le saint de Pietrelcina, est minutieusement documentée par don Flavio Peloso, postulateur du procès de canonisation du prêtre de Tortona. On voit encore en cette occasion don Orione faire la lumière sur les ombres morales d'ecclésiastiques impliqués dans cette question controversée et servir d'intermédiaire pour soustraire Padre Pio aux accusations qui pèsent sur lui. On lit encore ceci chez Gallarati Scotti: «Compréhension, compréhension et intelligence. Il avait une extraordinaire intelligence. Il réussissait à pénétrer dans le cœur et dans l'esprit des autres et il comprenait tout: il comprenait les choses impures comme peuvent les comprendre les gens très purs qui n'ont jamais été touchés par l'impureté; il comprenait les tourments de l'esprit et de l'intelligence, comme peut le faire quelqu'un qui a une foi absolument pure, insensible aux doutes, aux oscillations, ferme dans la vérité vécue. Et c'est, dirais-je, la sûreté de son pas qui a fait de don Orione, à son époque mais pas seulement, un intermédiaire pour beaucoup de personnes errantes».


On dirait le prêtre juste pour des circonstances difficiles. Le prêtre des bourrasques tant est extraordinaire sa sensibilité et sa liberté d'esprit et surtout sa délicatesse sur le seuil de la maison de Pierre, tant est à la fois hardi, prudent et discret son travail de communion à l'intérieur même de l'Église. Il surprend donc, mais on ne s'étonne pas que, dans les documents secrets des diverses congrégations vaticanes, aient été retrouvés, en bas des pages traitant de questions brûlantes, ces notes autographes de Pie XI: «Sur ce point, consultez don Orione. […] Pour cela, je vous en prie, envoyez don Orione». Son intelligence, on ne peut le nier, est faite aussi d'intuition; il est capable de lire en contre-jour les événements, de déchiffrer les temps. De l'intérieur. Un exemple parmi tant d'autres: la question romaine. Il n'y a peut-être pas beaucoup de gens qui savent que don Orione participa personnellement aux négociations complexes entre l'État italien et le Saint-Siège, qui aboutirent aux Accords du Latran.


La prévoyance de "sa" politique


Dans les archives générales de la Congrégation de don Orione a été retrouvé un document exceptionnel. C'est une lettre que don Orione a personnellement signée et qu'il a envoyée le 22 septembre 1926 à Mussolini. Voilà ce qu'on y lit: «Je pense que votre Excellence peut, si elle le veut, avec l'aide de Dieu, mettre fin à l'amer et funeste désaccord qu'il y a entre l'Église et l'État. Et je vous prie humblement, comme prêtre et comme Italien. Trouvez une base raisonnable et proposez une solution. Il appartient au Gouvernement italien de tendre noblement la main au Vaincu».


Cette lettre est importante pour comprendre le rôle que don Orione a joué dans les préliminaires et dans l'ouverture des négociations. Du reste, on sait par les documents que don Orione a été parmi les premiers à comprendre, en 1923, que dans le nouveau climat politique national, il pouvait être mis fin à la controverse entre l'Église et l'État; on sait aussi qu'il prit part à la première réunion préparatoire, avec le père Genocchi, qui se déroula dans la maison des contes Santarelli, à Rome. On a voulu voir en arrière plan dans cette lettre la présence du Saint-Siège qui a voulu, sans engager sa propre autorité, faire passer à travers un prêtre de confiance et de grande valeur morale aux yeux de l'opinion publique, un clair message au gouvernement italien.


De fait, on ne sait si c'est post hoc ou propter hoc, peu de jours après cette lettre de don Orione, les négociations furent officiellement ouvertes et les travaux à proprement parler commencèrent. Les reste est connu. On arriva au 11 février 1929, date de la signature historique des Accords du Latran. L'Osservatore Romano qui sortait depuis 1870 bordé de noir, fut finalement ce jour-là imprimé sans ce signe de deuil. Deux jours plus tard, Pie XI fit ce commentaire: «C'est avec un profond plaisir que nous pensons avoir, avec le Concordat, redonné Dieu à l'Italie et l'Italie à Dieu». Cette page de l'histoire semblait ainsi finir glorieusement à la satisfaction de tous. Et pourtant don Orione, qui avait tant à cœur la solution de ce problème, n'exulta pas vraiment à ce moment-là. Lorsqu'il apprit que les Accords avaient été signés, il baisa la photo de Pie XI reproduite sur le journal qui rapportait la nouvelle et s'exclama: «Pauvre Pape! Combien il va en souffrir!». «La conciliation devait se faire», dit-il, «mais pas dans ces termes. Cela ne me paraît pas pour l'instant une soudure qui puisse tenir. Je voudrais me tromper, mais vous allez vivre de mauvais jours». Pour don Orione, il y avait sur certains points des sujets d'inquiétude. Il craignait en particulier que Mussolini ne profitât de son nouveau prestige pour intervenir à nouveau et injustement contre l'Église en Italie. Et ce jour-là, dans une réunion de la Congrégation, il dit à ses prêtres: «Quand les fascistes entreront dans les Instituts pour nous prendre nos jeunes, le Seigneur nous inspirera ce qu'il faudra faire». Il l'avait compris tout de suite. Et c'est précisément ce qui arriva. On avait à peine fini de fêter le Concordat que Mussolini revenait à sa politique vexatoire à l'égard des organisations catholiques.


Une grande lucidité et une grande prévoyance, certes. Dons pour lesquels, il faut le dire, don Orione avait l'oreille non seulement des papes mais aussi des hommes politiques. À titre d'exemple, à Rome, dans la résidence de la via delle Sette Sale, venaient frapper à sa porte, Gaetano Salvemini, le sénateur Zanotti Bianchi, et aussi Achille Malcovati, un gros bonnet de l'industrie et l'éminence grise de nombreux hommes politiques de premier plan. Ils allaient chez lui qui, comme il le disait clairement, n'y entendait rien aux programmes politiques et n'avait aucune intention de s'y intéresser, occupé obstinément, comme il l'était, à suivre "sa" politique: «Celle du Pater noster». La seule efficace. La seule qui n'ait pas de limites et qui soit «pleinement réalisable», précisait-il. La seule pour laquelle il était prêt à traverser l'océan. Après le tremblement de terre en Sicile et celui de la Marsica en 1915, se plongeant corps et âme dans les décombres et la misère humaine, il n'avait pas caché son désir de s'embarquer pour devenir missionnaire aux Amériques. Il avait un jour confié son désir au pape Pie X et celui-ci, pour toute réponse, l'avait immédiatement envoyé dans la "Patagonie romaine", la banlieue abandonnée à l'est de Rome. Mais vint le jour où il s'embarqua.


Choses de l'autre monde


Il leva l'ancre pour l'Amérique le 24 septembre 1934. À dire vrai, il y avait déjà mis pied en 1821. Et là non plus ce prêtre inclassable, ce prêtre entreprenant, au langage parfois explosif, qui ne mâchait pas ses mots quand il s'agissait de dénoncer les abus et l'injustice et qui prêchait que la véritable révolution se fait à genoux face au tabernacle, n'était pas passé inaperçu.


Au Brésil, il avait ébahi le clergé local avec sa "pastorale des noirs". Encore une fois il n'avait fait qu'être en avance sur son temps. C'était l'une de ses filles spirituelles qui avait insisté pour qu'il se rendît dans ce pays et cette fille, c'était mère Teresa Michel, une "folle" comme lui. C'était une terrible concurrente en matière de foi dans la Providence et don Orione avait à son égard une grande reconnaissance, parce qu'il avait reçu d'elle conseils et réconfort dans des circonstances difficiles.


Cette fois, sur le "Conte Grande" qui le conduit en Argentine, il y a aussi le futur Pie XII, qui se rend au Congrès eucharistique international. Le cardinal Pacelli, durant la traversée, a l'occasion de lui manifester son estime. Don Orione connaît bien son frère, l'avocat Francesco, qui a pris part aux négociations officielles du Concordat. Mais le "confesseur du Conte Grande", comme on l'appelle sur le bateau, n'aime pas les triomphes. À son arrivée à Buenos Aires, il regarde les yeux grands ouverts l'immense spectacle de la misère. Don Dutto écrit en parlant de lui: «Il recommence à farfouiller dans les bouges, dans les impasses, dans les quartiers mal famés, mais pour y trouver des estropiés, des handicapés, des malades incurables, des alcooliques, des fous: il en fait ses maîtres. Il lave leurs plaies de ses mains, il les sert». Dans la rue Carlos Pellegrini, à Buenos Aires, dans la maison que lui a offerte une femme de la noblesse, maison qu'il partage avec un ancien prêtre, un enfant sourd-muet, escorté par sa sœur malade et par sa mère veuve, vient frapper à la porte une escouade toujours plus nombreuse et composite de gens: pauvres diables, riches propriétaires terriens, personnes de professions libérales, religieux, officiers. En 1936, il y reçoit, par exemple, Jacques Maritain. Il entre en contact avec l'archevêque Copello, avec le nonce, avec le chef d'État aussi. Ses noviciats, ses maisons s'ouvrent l'une après l'autre, tout naturellement, comme souvent fleurissent les œuvres qu'il laisse sur ses pas: un geste concret, une réponse immédiate, une intuition, une rencontre fortuite, une circonstance rocambolesque et ces œuvres se réalisent avec de l'argent qui semble tomber du ciel et sortir des poches de ces riches qui, confiants, n'hésitent pas à mettre leur argent en sécurité dans ses poches trouées. Il semble avoir pris racine dans cette vaste terre aux horizons lointains et les invitations qui lui arrivent, après quelque temps, de revenir en Italie ne servent à rien. Il continue imperturbable à ouvrir les portes. Il demande qu'on lui envoie encore du personnel. Le bon don Sterpi, qui est resté pour diriger la Congrégation, de l'autre côté de l'Océan, s'arrache les cheveux et le supplie, le conjure de revenir. De plus, la guerre menace et il y a des problèmes avec l'évêque de Tortona. À la fin, ayant épuisé tous les arguments, don Sterpi écrit: «Vos lettres ont beau être pour moi archi-précieuses, je vous prie de ne plus m'écrire, car en me donnant sans cesse la nouvelle de l'ouverture de nouvelles maison, vous me tuez». En dix ans, il parcourt une distance dix fois supérieure à celle qui existe entre l'Italie et l'Argentine, «priant le Seigneur de multiplier ses œuvres», et il a une façon de se plonger continuellement dans la réalité qui fait fi de tous les obstacles: «S'il avait cent, mille bras et s'il pouvait arriver là où personne ne veut arriver» et nourrir, nourrir encore ce feu qui brûle indomptable en lui-même! L'Argentine ne l'oubliera plus.


Un prêtre et c'est tout


Il met le pied dans le port de Naples en août 1937. À son retour des Amériques on l'invite à parler. Il n'a d'ailleurs aucune intention de cacher les œuvres de la Providence. Allergique aux honneurs, il défend, en revanche, dans la mesure du possible, sa personne. Durant l'une de ses interventions dans le grand amphithéâtre de l'Université catholique de Milan, il est obligé d'écouter l'orateur officiel qui énumère ses mérites. Ses voisins le voient se couvrir le visage de ses mains, s'agiter sur sa chaise comme s'il était sous la torture. Et, sans la moindre ostentation, avec toute la véhémence de son caractère impétueux, il s'écrie tout à coup: «Mais quoi! mais quoi! don Orione est un paysan de Pontecurone! Ne les croyez pas, ne les croyez pas!». Une autre fois, à l'inauguration de l'institut San Filippo à Rome, il est soumis au même supplice. Recroquevillé au troisième rang, renfrogné, il entend le flot d'éloges que déverse sur lui le sénateur Cavazzoni. Il regarde autour de lui cherchant par où s'enfuir. Rien à faire. Une foule compacte. Le président du Sénat est présent lui aussi à côté du cardinal Salotti et de nombreuses autorités. À la fin, il est appelé sur la scène. Sa voix trahit sa timidité sincère et ses efforts pour parler comme il faut: «Je ne sais pas parler», commence-t-il, «je ne sais faire que des bêtises… et je suis sûr que parmi tous les prêtres qui sont ici présents, il n'y en a pas un qui soit plus pécheur que moi». Puis, s'adressant à l'orateur: «Monsieur le Sénateur», dit-il, «qui vous a dit toutes ces sottises sur mon compte?». Et élevant la voix de manière à être compris, il ajoute: «La vérité, et je veux que tous le sachent clairement, c'est que je ne suis le fondateur de rien! Je n'y suis pour rien du tout!». Et comme l'Argentine est encore toute fraîche dans son esprit, il recourt à l'espagnol de saint Jean de la Croix: «Nada! Nada!… Et si j'ai dû parcourir le monde entier, aller jusqu'aux lointaines Amériques, c'est parce que c'est comme cela que l'on fait avec n'importe quel petit singe et avec n'importe quel macaque». Mais quand il s'agit d'assumer des erreurs, il est toujours prêt à se mettre en avant, à reconnaître éventuellement publiquement ses torts. «S'il y a quelque chose de bon dans la Petite Congrégation, c'est entièrement l'œuvre et la bonté de la divine Providence. S'il y a quelque chose de défectueux et de bancal, c'est entièrement mon œuvre, ma mauvaise œuvre, et peut-être aussi celle de quelques-uns d'entre vous, ô mes chers enfants». S'il était blessé par les louanges, il l'était aussi par les injures, mais il prenait celles-ci pour un bien. Voici ce que rapporte don De Paoli: «L'un de ses fils, au moment d'abandonner la Congrégation, le couvrit d'injures et d'insultes grossières. J'étais présent. Don Orione voulut lui donner de l'argent, l'embrassa avec tendresse, déposa affectueusement un baiser sur son front, lui souhaita bien des choses et nous demanda de prier pour lui comme si c'était un bienfaiteur».


Au bas d'une photographie qui l'immortalise alors qu'il gravit sur le dos d'un âne le mont Soratte pour aller visiter ses ermites, il écrit: «Lui et moi, nous sommes… deux». Façon de rappeler ironiquement qu'il ne comptait pour rien à ses propres yeux. Pendant ce temps, à Tortona, les esprits sont de nouveau agités. L'évêque se plaint. Malignité, commérages, accusations, calomnies. Et puis hostilité et tourments. Don Orione envoie ce billet à un ami de Rome. «Je pardonne à tous et je suis bien content d'être loin des intrigues et de la pagaïe de Tortona. Mes prêtres prient, se taisent et attendent comme moi, fidentes in Domino…Que mes ennemis m'arrachent les yeux s'ils le veulent; il suffit qu'ils me laissent mon cœur pour aimer…». Un religieux de sa Congrégation à qui il a a donné des charges de confiance, lui écrit une lettre «mauvaise et mensongère». Il en est malheureux. Don Cribellati l'interpelle pour prendre des mesures disciplinaires. Don Orione répond: «Rien… Pour ces gens: a) on prie Dieu; b) on pardonne; c) on aime».


«Notre charité est un amour très doux, un amour fou de Dieu et des hommes qui n'appartient pas à la terre», avait-il écrit en allant en Argentine. Quelques années plus tard, son cœur commence à lui jouer des tours. En 1939, il a une grave attaque d'angine de poitrine, en février 1940 une autre. Le 8 mars, à Tortona, dans la Maison mère, il demande les derniers sacrements et salue tout le monde avec son dernier "bonne nuit". Le jour suivant, il part pour San Remo. Il sait qu'il ne reviendra plus, qu'il va au-devant de la mort, comme pour ouvrir une autre porte: «Jésus, Jésus… je vais». Et c'est là, au fond, le tour le plus spectaculaire que son cœur nous ait joué: pour parler de lui, il faut nécessairement ouvrir à un Autre. Dieu est admirable dans ses saints. Quant à lui, l'inscription gravée sur sa tombe dit: Aloysius Orione Sacerdos. Te Christus in Pace. Rien d'autre Sacerdos. Voilà la seule chose qu'il aurait peut-être accepté de s'entendre dire, ce que simplement il était et avait été: un prêtre et c'est tout. Que saint Luigi Orione nous pardonne.

 

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16/09/2008
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