Le Bienheureux Jacques Haddad de Ghazir SUITE
Le Bienheureux Jacques Haddad de Ghazir, suite
Le Père Jacques Hors du Liban
L’action apostolique du Père Jacques se confina au Liban. On ne signale qu’une sortie pour une retraite en arabe dans la ville turque de Mersine en 1913. Il n’en reste qu’un souvenir rapporté par son frère Georges. « Le Père Jacques célébrait sa messe quand on vint lui dire que le bateau qui devait le ramener au Liban avait avancé l’heure du départ. Le Père Jacques n’en tint aucun compte. Comment ? annuler ma messe pour ne pas annuler un billet de bateau ? Ce n’est qu’après la guerre et dans les années 1930-1936 que le Père Jacques, malgré ses soucis pour la bonne marche de sa congrégation naissante, accepta de prêcher hors du Liban.
En Syrie
En 1930, vers la fin de mars, il alla prêcher à Damas. Les Syriens, habitués à une langue plus châtiée, à un style plus oratoire et plus emphatique, goûtèrent peu ce prédicateur au genre simple, au parler populaire. Cependant, il eut la joie de ramener une famille au bercail de l’Eglise ; ce fut sa consolation dans cette capitale qui lui donna surtout des inquiétudes et du chagrin.
En Irak
L’année suivante, le 19 mars 1931, il alla porter la parole divine au cœur de l’Irak, dans une paroisse de Bagdad. On ne nous a conservé de cette mission lointaine que le souvenir d’un accident de voyage. A l’aller, l’axe de la voiture se cassa. Impossible donc d’aller plus loin. Dans son cœur, le Père appela à son aide le Bon St. Antoine ; puis il dénoua sa corde de capucin et demanda au conducteur de s’en servir pour tirer la voiture. Elle fut alors tirée jusqu’à la plus proche station de dépannage. Le Père Jacques ne devait rester que deux semaines dans la capitale des Abbassides.
En Transjordanie
En 1935, le Père Jacques visita la Transjordanie. Il alla au mois d’avril à Amman, puis dans les localités peu connues de Adr et de Fhaïss. Là, comme en Irak, ses yeux suivront les longues routes rocailleuses ou désertiques ; il eut le cœur serré dans ces régions désolées et infidèles, jadis chrétientés ferventes et prospères. Son rôle devait d’ailleurs être limité : fortifier la foi dans ces âmes négligées ou abandonnées, redonner l’espérance à ces cœurs trop habitués à la servitude.
Dans la Djézireh
Vers la fin de cette même année, le 28 octobre 1935, il était de nouveau en Syrie, à Deir ez-Zor, dans l’église des Capucins dédiée au Christ-Roi. Là, il eut la joie de constater l’œuvre apostolique entreprise par ses confrères et par les Sœurs Franciscaines de Lons-le-Saunier. Une semaine plus tard, il poursuivait sa route jusqu’à Hassetché, au cœur de la Djézireh.
En Palestine
L’année suivante enfin, en décembre 1936, il était en Palestine, en compagnie d’un autre Capucin, son compatriote, le Père Elias de Ghazir. Le Patriarche de Jérusalem les avait demandés pour semer la parole de Dieu dans les bourgs de la Galilée, de la Judée, et de la côte (notamment à Akka - St. Jean d’Acre - Jérusalem). A l’exemple du Divin Sauveur, il prêcha la pénitence, annonça le Saint Évangile, tout ému de remplir le même rôle que le Verbe Divin, dix-neuf siècles plus tôt. Il eut aussi à expérimenter la joie parfaite chantée par Saint François. Un soir, tard dans cette nuit de décembre, ils furent pris sous la pluie diluvienne d’un orage terrible. Après beaucoup de difficultés, ils purent atteindre un village, et se dirigèrent vers la cure. Par malheur, le curé n’y était pas. Ils durent donc passer la nuit dehors, trempés jusqu’aux os, grelottants de froid, au milieu des lueurs sinistres des éclairs et le sourd grondement du tonnerre. Le Père Jacques trouvait que c’était la joie parfaite. Le Père Elias, moins philosophe, lui déclara : « C’est fini, je ne vous accompagnerai plus de ma vie. Je ne peux pas vivre comme vous ». Le Père Jacques partit d’un bon éclat de rire. Il n’en était pas à sa première expérience.
Dernières années
L’attente de la mort
Les dernières années on voit le Père Jacques se préparer à une mort qu’il sentait toute proche ; il met une dernière main à ses œuvres, non avec cette précipitation fébrile d’un homme pris à l’improviste, traqué par le temps, mais avec le calme serein du vieillard Siméon qui n’attend que le signal du départ : En paix, il prépare son grand voyage. A Mgr. Abdallah Noujaim, venu le visiter, il dit : « Monseigneur, c’est la dernière fois que je vous vois avant de mourir. Je vous recommande la Supérieure et la Congrégation ». A la Croix, la Mère Supérieure ne savait plus quel médecin consulter ; elle avait fait appel aux meilleurs praticiens du Liban. « Ma Fille, lui dit le Père Jacques, ça ne vaut plus la peine de tant vous tracasser, vous avez fait tout votre devoir, laissez-moi aller à la rencontre de mon Seigneur ». « Et pourquoi ne pas utiliser tous les moyens possibles ? lui dit-elle… Voulez-vous partir et nous laisser toutes seules ? ». Il répondit avec vivacité : « Je ne vous ai pas laissées, je ne vous laisserai jamais. N’ayez pas peur. Si un homme passe d’une pièce à une autre, a-t-il pour autant abandonné les siens et cessé de les aider ?… Je passerai au ciel, et je ne cesserai de vous seconder. N’ayez pas peur… Je vous recommande les Sœurs ».
Testament spirituel
A ses Filles il recommandait aussi la soumission à celle qui, avec lui, posa les bases de l’œuvre. « Mes Filles, aimez votre Mère Supérieure, honorez-la comme moi-même. Si je meurs, je n’ai d’autre souci que mes Filles religieuses. Mes Filles, j’ai peur pour votre Mère des « grosses têtes » ; parce qu’elle est une femme, on en prendra à son aise avec elle. Moi, je la connais, je connais ses dons et ses capacités, mais les autres ne la connaissent pas. Cependant, ne craignez rien, Dieu est avec nous. Honorez votre Mère et aimez-la parce qu’elle me remplace ». Il sait qu’il devra bientôt quitter toutes ces Filles qu’il a connues, formées, aimées. « Mes Filles, comment vous laisserais-je ?… Pourtant Jésus a laissé ses apôtres et l’Eglise, mais il leur a laissé sa Mère pour les affermir. Mes Filles, faites honneur à votre Congrégation. Prenez l’esprit de votre Père et donnez-le à vos Sœurs ». Par-dessus tout, il leur recommande l’amour : « Aimez-vous les unes les autres comme je vous aime. Si je pouvais ouvrir mon cœur et montrer à chacune d’entre vous combien je vous aime, je ne reculerais pas. Je n’ai d’autre souci que votre sanctification. O mes Filles, je vous veux parfaites pour trouver ma joie en vous ».Une Sœur lui demanda : « Que nous recommandez-vous spécialement ? ». Il répondit :« La charité. Aimez-vous. Voilà mon testament. Ce sera le secret de votre succès et de votre persévérance : tant que vous serez en bon accord et que la charité règnera parmi vous, personne ne pourra rien contre vous. Je veux que chacune sacrifie sa vie pour sa Sœur ».
Une flambeau qui s’éteint
Les Sœurs de la Croix ne pouvaient se faire à l’idée que leur Père les quitterait un jour, elles chassaient de leur tête, comme une tentation, la seule pensée que ce vieillard ne sera bientôt plus qu’un mort, sans voix, sans vie. Le vieux lutteur, lui, en était persuadé. Il s’y préparait et attendait la visite du Maître. C’est le samedi 26 juin 1954 que Dieu avait décidé de le rappeler à lui. Une religieuse, témoin de cette dernière journée de son Père, en a noté fidèlement, et sur-le-champ, tous les détails. Le matin le Père Jacques déclara : « C’est le dernier jour ». Il avait tant demandé de mourir le jour de la Ste. Vierge ! Puis il eut une crise aiguë qui lui fit perdre connaissance. Une Sœur lui apporta un verre d’eau, il refusa de boire : « Donnez-moi la communion au lieu de me donner à boire ». On lui apporta le Saint Sacrement et il communia avec une grande dévotion. Il reçut aussi le Sacrement des malades selon le rite maronite. Craignant le pire, on n’avait pas attendu l’arrivée d’un Capucin de Beyrouth. A 8h. 30, il demanda aux religieuses qui le veillaient de réciter le Rosaire : « Je ne peux pas m’unir à votre prière à haute voix. Je vous écouterai prier ». Les Sœurs se mirent à réciter le chapelet. A un moment il essaya de se lever, ce qui provoqua un second évanouissement, plus prolongé cette fois. Revenu à lui, il trouva autour de son lit sept médecins (tous ceux de l’hôpital étaient accourus), il leur lança cette boutade : « Quand il y a trop de marmitons, on grille les plats ». « …Mes Filles, il ne faut pas tant de médecins ; vous avez fait ce qu’il fallait… Laissez-moi mourir seul… ». Puis il se mit à réciter en latin le Miserere, suivi d’un Ave Maria. Un docteur lui fit une injection très douloureuse et lui demanda : « Mon Père, voulez-vous quelque chose ? Le Père trouva la force de plaisanter : « Oui, je veux faire une piqûre, à vous… Je ne cherche pas à bien vivre mais à bien mourir ». Puis il entonna : « … Vous êtes le plus sûr avocat auprès de votre Fils, ô Marie, « … Mon Jésus, je n’ai que vous, « … Mon Dieu en vous seul j’ai mis mon espérance. Vous m’avez conservé aujourd’hui alors que beaucoup d’hommes comme moi sont allés au fond des tombeaux, « … Je me suis réjoui quand on m’a dit : Nous allons dans la maison du Seigneur ». A plusieurs reprises, il demanda de descendre du lit pour mourir par terre, mais les docteurs ne le lui permirent pas. Il dut rester au lit à contre-cœur. Néanmoins il insista pour qu’on l’autorisât à poser son pied gauche sur une chaise près du lit ; ce qui lui fut accordé. En posant le pied il dit : « Mon corps est lourd. Les oreillers me gênent. Enlevez-les de sous ma tête, laissez-moi mourir tranquille… ». « Notre Père St. François !… ô Croix du Sauveur… Mon cœur est prêt ô Dieu… Je vous salue Marie ». Il répéta ces invocations plusieurs fois. Le docteur lui dit : « Il n’y a plus qu’une piqûre à prendre dans dix minutes ». Il répondit : « Ça suffit… Ça suffit, ce n’est plus la peine… Que Dieu vous récompense, Docteur ».
« Encore une heure et demie »
Après midi, la cloche du couvent sonne : « Quelle heure est-il, maintenant ? ».- « Une heure et demie ». Il dit alors : « Encore une heure et demie ». A ce moment toutes les Sœurs vinrent se grouper pour prier autour de lui. - « Éloignez-vous de moi, mes enfants. Ne me brisez pas le cœur ». Puis se tournant vers la Mère Générale : « Laissez-les sortir ; comme cela si j’ai quelque chose, elles n’auront pas peur ». Une Sœur lui dit alors : « Mon Père, veuillez nous bénir ». En entendant ses Filles sangloter lamentablement, agenouillées près de son lit, il dit :- « Pourquoi pleurez-vous ? Pourquoi trop vous soucier de moi ? Je ne pourrais plus vous être utile en rien. Ce que vous dépensez pour moi s’en va pure perte ».La Supérieure lui répondit : - « comment ne ferons-nous pas tout notre possible pour conserver votre vie précieuse ? Nous avons besoin de votre présence parmi nous pour nous diriger ». il répondit d’une voix faible :- «Ça ne changera rien si je m’en vais. Je passerai d’une chambre à une autre. Quand je n’y serai plus, on verra que c’est la main de Dieu qui a dirigé et construit. Celui qui sème et celui qui plante ne sont rien. Tout ce qui est bon vient de Dieu par le Sang de Jésus qui arrose ce qui est semé, le fait pousser et le conserve… - Mon Dieu entre vos mains je remets mon âme… Jésus, Marie, Joseph… ». A ce moment les médecins s’apprêtèrent à lui faire encore deux piqûres ; il se contorsionna et dit : - «Laissez-moi mourir tranquille ».Après les injections, il soupira : - «C’est douloureux… Mon Dieu et mon tout ! O Croix du Seigneur… O Croix du Seigneur, combattez pour moi ! ». Il fit le signe de la Croix :- «O Croix du Seigneur, O bien-aimée du cœur … O Mère de Dieu… Je suis mal à l’aise… O ma Mère… Qu’il est doux de mourir ! O Jésus, ayez pitié de moi. - «Jésus et Marie… O mon Dieu … O mon Dieu… O mon Dieu… - «O maman… O maman… moi moi… - «O Croix du Seigneur, … Jésus Marie Joseph… O Mère de Dieu… ». A ce moment une Sœur lui présente la Croix : - « Père, embrassez la Croix ! ». - « O la Croix, mon amour ».- « Embrassez la Ste. Vierge ». - « De tout mon cœur ». A trois heures moins dix de l’après-midi, il eut une dernière crise … C’était l’agonie. Dans un spasme violent, il se redressa, s’assit dans son lit, s’y cramponna fortement, les yeux fixés, tel un lion guettant une proie. Puis il dit avec vivacité :- « Sortez-les d’ici. Sortez-les d’ici » ! Ensuite son calme lui revint, son visage s’apaisa. Dans un dernier effort, il murmura : -« Jésus… Marie … Joseph … « Et rendit sa belle âme à Dieu. C’était le samedi 26 juin 1954, jour consacré à la Vierge. La montre indiquait trois heures de l’après-midi, heure de la mort du Christ sur la Croix.
Funérailles triomphales
Comme une traînée de poudre, la nouvelle du décès se répandit à travers le Liban. Le soir même, la radio la portait à la connaissance de tous les Libanais. Ce fut alors une vague de tristesse et de regret qui passa dans toutes les familles, sans distinction de rite ou de religion. C’était une gloire libanaise qui s’éteignait, un grand cœur qui avait cessé de battre et un grand champion chrétien qui terminait victorieusement sa course. Le lendemain, dimanche, Jall el-Dib était le rendez-vous de tout le Liban. Évêques, prélats et gens d’Eglise se pressaient encadrés par tout ce que la société et les sphères gouvernementales comptaient de grand. Autour d’eux s’entassait jusqu’à s’écraser toute cette masse d’amis, de sympathisants, d’anciens malades qui tenaient tous à revoir une dernière fois cette figure aimée. Les tertiaires éplorés et tout le peuple de ses dirigés étaient là aussi, pleurant un Père bien-aimé, se bousculant pour le voir une dernière fois, pour lui crier leur adieu. Les Évêques n’étaient pas les derniers dans cette pieuse bousculade où chacun voulait s’emparer d’une relique jalousement protégée comme le plus précieux des trésors. Les plus audacieux arrivaient à se procurer un poil de barbe, les autres s’estimaient heureux quand ils parvenaient à découper une toute petite parcelle de ses habits. Le service funèbre, présidé par le Nonce Apostolique fut une apothéose. A la fin de la cérémonie, le Président Naccache, au nom du Président de la République, Camille Chamoun, épingla sur la poitrine du disparu la médaille d’or du Cèdre 1ère Classe. Cette décoration n’était qu’un symbole. Le peuple donnait plus qu’une médaille : il inscrivait dans son cœur, en lettres vivantes et immortelles le nom de cet homme « Qui passa en faisant le bien ». Le corps fut enseveli dans la nouvelle chapelle du Calvaire. Prévoyant, l’entrepreneur avait aménagé derrière le Maître-Autel une place spéciale dont le Père Jacques ignora toujours l’existence. C’est là que son corps fut déposé. Il y resta près de six mois. L’autorité ecclésiastique donna ordre de le transférer hors du sanctuaire. On lui aménagea un caveau de marbre dans la nef gauche, près de la table de communion avant d’être transféré à l’église de Notre Dame de la Mer.
Abouna Yaacoub en voie de béatification
Le père Jacques est un saint des temps modernes que ses contemporains ont décrit comme un homme infatigable, mélange subtil de bonté et d’énergie. On l’a comparé à saint Vincent de Paul. On peut le comparer à Mère Teresa de Calcutta. Comme eux, comme tout être humain, il a dû avoir, souligne le nonce apostolique, Mgr Luigi Gatti, dans un album qui lui a été consacré, «ses moments mystiques et ses difficultés ». Il les a dépassés tous deux par la foi qui, tel un feu, l’a consumé, ne laissant de lui que l’or de la charité. Au mystère de la sainteté succède généralement l’utilitarisme spirituel. En apprenant qu’un homme va bientôt être déclaré saint, nous avons tous tendance à vouloir « essayer » son intercession. Faisons-le donc, mais comprenons que le père Jacques a vécu à l’ombre de la croix, par laquelle il a commencé toutes ses fondations. On ne s’en approchera qu’en comprenant la fécondité de cette croix qui avec lui n'est pas triste, mais triomphante. « Ce n’est pas seulement sa vie d’homme que le Seigneur nous a donnée, c’est aussi sa mort. Et cette mort était pour lui d’une importance telle qu’il en parlait toujours comme de l’heure décisive de son existence », écrit Adrienne von Speyr, dans son ouvrage Parole de la Croix et Sacrement. Ce qui est vrai pour Jésus est vrai aussi pour beaucoup de saints. L’heure de la mort est pour eux décisive. Quasi aveugle et leucémique, on raconte que, pressentant la fin, le père Jacques a demandé à son supérieur, qui devait s’absenter, « la permission de mourir ». « Ne te donne plus de peine, ma fille. Tu m’as bien soigné. Laisse-moi aller à la rencontre du Seigneur », dit-il à mère Marie de la Croix, la supérieure de la congrégation, qui ne sait plus quoi faire pour alléger ses souffrances.
Gallerie de photos du Bienheureux Jacques Haddad de Ghazir,
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