Thérèse parle de ses parents et de sa famille 3
Thérèse parle de ses parents et de sa famille 3e partie
Gracieuses délivrances de ses peines intérieures
Si le ciel me comblait de grâces, j'étais loin de les mériter. J'avais constamment un vif désir de pratiquer la vertu ; mais quelles imperfections se mêlaient à mes actes ! Mon extrême sensibilité me rendait vraiment insupportable ; tous les raisonnements étaient inutiles, je ne pouvais me corriger de ce vilain défaut. Comment donc osais-je espérer mon entrée prochaine au Carmel? Un petit miracle était nécessaire pour me faire grandir en un moment; et, ce miracle tant désiré, le bon Dieu le fit au jour inoubliable du 25 décembre 1886. En cette fête de Noël, en cette nuit bénie, Jésus, le doux Enfant d'une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière. En se rendant faible et petit pour mon amour, il me rendit forte et courageuse; il me revêtit de ses armes, et depuis je marchai de victoire en victoire, commençant pour ainsi dire une course de géant. La source de mes l'armes fut tarie et ne s'ouvrit plus que rarement et difficilement. Je vous dirai maintenant, ma Mère, en quelle circonstance je reçus cette grâce inestimable de ma complète conversion : En arrivant aux Buissonnets, après la Messe de minuit, je savais trouver dans la cheminée, comme aux jours de ma petite enfance, mes souliers remplis de gâteries. — Ce qui prouve que, jusque-là, j'étais traitée comme un petit bébé. — Papa lui-même aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de joie lorsque je tirais chaque nouvelle surprise des souliers enchantés, et sa gaieté augmentait encore mon plaisir. Mais l'heure était venue où Jésus voulait me délivrer des défauts de l'enfance et m'en retirer les innocentes joies. Il permit que notre cher petit père, contre son habitude de me gâter en toutes circonstances, éprouvât cette fois de l'ennui. En montant dans ma chambre, je l'entendis prononcer ces paroles qui me percèrent le cœur : « Pour une grande fille comme Thérèse, c'est là une surprise trop enfantine; je l'espère, ce sera la dernière année.
La grâce de Noël
Céline, connaissant ma sensibilité extrême, me dit tout bas « Ne descends pas tout de suite, attends un peu ; tu pleurerais trop en regardant les surprises devant papa. » Mais Thérèse n'était plus la même... Jésus avait changé son cœur ! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement dans la salle à manger; et, comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers, et tirai joyeusement tous les objets, ayant l'air heureux comme une reine. Papa riait, il ne paraissait plus sur son visage aucune marque de contrariété, et Céline se croyait au milieu d'un songe ! Heureusement c'était une douce réalité : la petite Thérèse venait de retrouver pour toujours sa force d'âme, autrefois perdue à l'âge de quatre ans et demi.
En cette nuit lumineuse commença donc la troisième période de ma vie-, la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du ciel. En un instant, l'ouvrage que je n'avais pu faire pendant plusieurs années, Jésus l'accomplit, se contentant de ma bonne volonté. Comme les Apôtres, je pouvais dire : « Seigneur, j'ai pêché toute la nuit sans rien prendre . » Plus miséricordieux encore pour moi qu'il ne le fut pour ses disciples, Jésus prit lui-même le filet, le jeta et le retira plein de poissons; il fit de moi un pêcheur d'âmes... La charité entra dans mon cœur avec le besoin de m'oublier toujours, et depuis lors je fus heureuse.
Zèle des âmes
Un dimanche, en fermant mon livre à la fin de la Messe, une photographie représentant Notre-Seigneur en croix glissa un peu en dehors des pages, ne me laissant voir qu'une de ses mains divines percée et sanglante. J'éprouvai alors un sentiment nouveau, ineffable. Mon cœur se fendit de douleur à la vue de ce sang précieux qui tombait à terre sans que personne s'empressât de le recueillir; et je résolus de me tenir continuellement en esprit au pied de la croix, pour recevoir la divine rosée du salut et la répandre ensuite sur les âmes. Depuis ce jour, le cri de Jésus mourant : « J'ai soif! » retentissait à chaque instant dans mon cœur, pour y allumer une ardeur inconnue et très vive. Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé; je me sentais dévorée moi-même de la soit des âmes, et je voulais à tout prix arracher les pécheurs aux flammes éternelles.
Première conquête
Afin d'exciter mon zèle, le bon Maître me montra bientôt que mes désirs lui étaient agréables. J'entendis parler d'un grand criminel, — du nom de Pranzini — condamné à mort pour des meurtres épouvantables, et dont l'impénitence faisait craindre une éternelle damnation. Je voulus empêcher ce dernier et irrémédiable malheur. Afin d'y parvenir, j'employai tous les moyens spirituels imaginables ; et, sachant que de moi-même je ne pouvais rien, j'offris pour sa rançon les mérites infinis de Notre-Seigneur et les trésors de la sainte Église
Faut-il le dire ? je sentais au fond de mon cœur la certitude d'être exaucée. Mais afin de me donner du courage pour continuer de courir à la conquête des âmes, je fis cette naïve prière : « Mon Dieu, je suis bien sûre que vous pardonnerez au malheureux Pranzini ; je le croirais même s'il ne se confessait pas et ne donnait aucune marque de contrition, tant j'ai confiance en votre infinie miséricorde. Mais c'est mon premier pécheur; à cause de cela, je vous demande seulement un signe de repentir pour ma simple consolation. » Ma prière fut exaucée à la lettre ! — Jamais papa ne nous laissait lire les journaux; cependant je ne crus pas désobéir en regardant les passages qui concernaient Pranzini. Le lendemain de son exécution, j'ouvre avec empressement le journal « la Croix » et que vois-je?... Ah ! mes larmes trahirent mon émotion et je fus obligée de m'enfuir. Pranzini, sans confession, sans absolution, était monté sur l'échafaud; déjà les bourreaux l'entraînaient vers la fatale bascule, quand; remué tout à coup par une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées!...
J'avais donc obtenu le signe demandé; et ce signe était bien doux pour moi ! N'était-ce pas devant les plaies de Jésus, en voyant couler son sang divin, que la soif des âmes avait pénétré dans mon cœur? Je voulais leur donner à boire ce sang immaculé, afin de les purifier de leurs souillures; et les lèvres « de mon premier enfant » allèrent se coller sur les plaies divines! Quelle réponse ineffable ! Ah ! depuis cette grâce unique, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour; il me semblait entendre Jésus me dire tout bas comme à la Samaritaine : « Donne-moi à boire ! » C'était un véritable échange d'amour : aux âmes je versais le sang de Jésus, à Jésus j'offrais ces mêmes âmes rafraîchies par la rosée du Calvaire ; ainsi je pensais le désaltérer; mais plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait, et je recevais cette soif ardente comme la plus délicieuse récompense.
Douce intimité avec sa sœur Céline
En peu de temps, le bon Dieu m'avait conduite au delà du cercle étroit où je vivais. Le grand pas était donc fait; mais hélas! il me restait encore un long chemin à parcourir. Dégagé de ses scrupules, de sa sensibilité excessive, mon esprit se développa. J'avais toujours aimé le grand, le beau; à cette époque; je fus prise d'un désir extrême de savoir. Ne me contentant pas des leçons de ma maîtresse, je m'appliquais seule à des sciences spéciales; et, par ce moyen, j'acquis plus de connaissances en quelques mois seulement que pendant toutes mes années d'études. Ah ! ce zèle n'était-il pas vanité et affliction d'esprit? Avec ma nature ardente, je me trouvais au moment de la vie le plus dangereux. Mais le Seigneur fit à mon égard ce que rapporte Ezéchiel dans ses prophéties : « Il a vu que le temps était venu pour moi d'être aimée; il a fait alliance avec moi, et je suis devenue sienne; il a étendu sur moi son manteau; il m'a lavée dans les parfums précieux : il m'a revêtue de robes étincelantes, me donnant des colliers et des parfums sans prix. Il m'a nourrie de la plus pure farine, de miel et d'huile en abondance. Alors je suis devenue belle à ses yeux, et il a fait de moi une puissante reine. » Oui, Jésus a fait tout cela pour moi! Je pourrais reprendre chaque mot de cet ineffable passage et montrer qu'il s'est réalisé en ma faveur; mais les grâces rapportées plus haut en sont déjà une preuve suffisante. Je vais donc seulement parler de la nourriture que le divin Maître m'a prodiguée « en abondance ».
Depuis longtemps je soutenais ma vie spirituelle avec « la plus pure farine » contenue dans l'Imitation. C'était le seul livre qui me fît du bien ; car je n'avais pas découvert les trésors cachés dans le saint Évangile. Ce petit livre ne me quitta jamais. Dans la famille on s'en amusait beaucoup; et souvent ma tante, l'ouvrant au hasard, me faisait réciter le chapitre tombé sous ses yeux. A quatorze ans, avec mon désir de science, le bon Dieu trouva nécessaire de joindre à « la plus pure farine, du miel, de l'huile en abondance ». Ce miel et cette huile, il me les fit goûter dans les conférences de M. l'abbé Arminjon sur la fin du monde présent et les mystères de la vie future. La lecture de cet ouvrage plongea mon âme dans un bonheur qui n'est pas de la terre; je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment; et, voyant ces récompenses éternelles si disproportionnées avec les légers sacrifices de cette vie, je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques de tendresse pendant que je lé pouvais encore.
Céline était devenue, depuis Noël surtout, la confidente intime de mes pensées. Jésus, qui voulait nous faire avancer ensemble, forma dans nos cours des liens plus forts que ceux du sang. Il nous fit devenir sœurs d'âmes. En nous se réalisèrent les paroles de notre Père saint Jean de la Croix, dans son Cantique spirituel :
En suivant vos traces, ô mon Bien-Aimé,
Les jeunes filles parcourent légèrement le chemin.
L'attouchement de l'étincelle,
Le vin épicé,
Leur font produire des aspirations divinement embaumées.
Oui, c'était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus ! Les étincelles brûlantes semées par lui dans nos âmes, le vin délicieux et fort qu'il nous donnait à boire faisaient disparaître à nos yeux les choses passagères d'ici-bas ; et de nos lèvres sortaient des aspirations toutes d'amour. Avec quelle douceur je me rappelle nos conversations d'alors! Chaque soir, au belvédère, nous plongions ensemble nos regards dans l'azur profond semé d'étoiles d'or. Il me semble que nous recevions de bien grandes grâces. Comme le dit l'Imitation : « Dieu se communique parfois au milieu d'une vive splendeur, ou bien, doucement voile sous des ombres ou des figures. » Ainsi daignait-il se manifester à nos cœurs; mais que ce voile était transparent et léger ! Le doute n'eût pas été possible; déjà la foi et l'espérance quittaient nos âmes : l'amour nous faisant trouver sur la terre Celui que nous cherchions. L'ayant trouvé seul, il nous avait donné son baiser, afin qu'à l'avenir personne ne pût nous mépriser.
Ces divines impressions ne devaient pas rester sans fruit; la pratique de la vertu me devint douce et naturelle. »Au début, mon visage trahissait le combat; mais, peu à peu, le renoncement me sembla facile, même au premier instant. Jésus l'a dit : « A celui qui possède on donnera encore, et il sera dans l'abondance. » Pour une grâce fidèlement reçue, il m'en accordait une multitude d'autres. Il se donnait lui-même à moi dans la sainte communion, plus souvent que je n'aurais osé l'espérer. J'avais pris pour règle de conduite de faire, bien fidèlement, toutes les communions permises par mon confesseur, sans lui demander jamais d'en augmenter le nombre. Aujourd'hui, je m'y prendrais d'une autre façon; car je suis bien sûre qu'une âme doit dire à son directeur l'attrait qu'elle sent à recevoir son Dieu. Ce n'est pas pour rester dans le ciboire d'or qu'il descend chaque jour du ciel, mais afin de trouver un autre ciel : le ciel de notre âme où il prend ses délices.
Jésus, qui voyait mon désir, inspirait donc mon confesseur de me permettre plusieurs communions par semaine; et ces permissions, venant directement de lui, me comblaient de joie. En ce temps-là, je n'osais rien dire de mes sentiments intérieurs; la voie par laquelle je marchais était si droite, si lumineuse, que je ne sentais pas le besoin d'un autre guide que Jésus. Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles gui reflétaient Notre-Seigneur dans les âmes; et je pensais que, pour moi, le bon Dieu ne se servait pas d'intermédiaire, mais agissait directement.
Lorsqu'un jardinier entoure de soins un fruit qu'il veut faire mûrir avant la saison, ce n'est jamais pour le laisser suspendu à l'arbre; c'est afin de le présenter sur une table richement servie. Dans une intention semblable, Jésus prodiguait ses grâces à sa petite fleurette. Il voulait faire éclater en moi sa miséricorde; lui qui s'écriait dans un transport de joie, aux jours de sa vie mortelle : « Mon Père, je vous bénis de ce que vous avec, caché ces choses aux sages et aux prudents, pour les révéler aux plus petits (1). » Parce que j'étais petite et faible, il s'abaissait vers moi et m'instruisait doucement des secrets de son amour. Comme le dit saint Jean de la Croix dans son Cantique de l'âme :
Je n'avais ni guide, ni lumière,
Excepté celle qui brillait dans mon cœur.
Cette lumière me guidait,
Plus sûrement que celle du midi, Au lieu où m'attendait
Celui qui me connaît parfaitement.
Ce lieu, c'était le Carmel ; mais avant de me reposer à l'ombre de Celui que je désirais, je devais passer par bien des épreuves. Et toutefois l'appel divin devenait si pressant que, m'eût-il fallu traverser les flammes, je m'y serais élancée pour répondre à Notre-Seigneur. Pour m'encourager dans ma vocation, je ne rencontrai qu'une seule âme, celle de ma Pauline chérie. Mon cœur trouva dans le sien un écho fidèle, et sans elle je ne serais certainement pas arrivée au rivage béni qui l'avait reçue depuis cinq ans. Oui, depuis cinq ans, j'étais éloignée de vous, ma Mère bien-aimée; je croyais vous avoir perdue; mais au moment de l'épreuve, c'est votre main qui m'indiqua la route à suivre. J'avais besoin de cette consolation, car mes visites au parloir m'étaient devenues de plus en plus pénibles; je ne pouvais parler de mon désir d'entrer au Carmel sans me sentir repoussée. Marie, trouvant que j'étais trop jeune, faisait tout son possible pour entraver mes projets. Dès le début, je ne rencontrai qu'obstacles. D'un autre côté, je n'osais rien dire à Céline, et ce silence me faisait beaucoup souffrir; il m'était si difficile de lui cacher quelque chose ! Bientôt cependant, cette sœur chérie apprit ma détermination, et, loin d'essayer de m'en détourner, elle accepta le sacrifice avec un courage admirable. Puisqu'elle voulait être religieuse, elle aurait dû partir la première; mais, comme autrefois les martyrs donnaient joyeusement le baiser d'adieu à leurs frères, choisis les premiers, pour combattre dans l'arène : ainsi me laissa-t-elle m'éloigner, prenant la même part à mes épreuves que s'il se fût agi de sa propre vocation.
Du côté de Céline je n'avais donc rien à craindre; mais je ne savais quel moyen prendre pour annoncer mes projets à papa. Comment lui parler de quitter sa reine, lorsqu'il venait de sacrifier ses deux aînées? De plus, cette année-là, nous l'avions vu malade d'une attaque de paralysie assez sérieuse dont il se remit promptement, il est vrai, mais qui ne laissait pas de nous donner pour l'avenir bien des inquiétudes. Ah ! que de luttes intimes n'ai-je pas souffertes avant de parler! Cependant il fallait me décider : j'allais avoir quatorze ans et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit de Noël, et j'étais résolue d'entrer au Carmel à l'heure même où, l'année précédente, j'avais reçu ma grâce de conversion. Pour faire ma grande confidence je choisis la fête de la Pentecôte. Toute la journée, je demandai les lumières de l'Esprit-Saint, suppliant les Apôtres de prier pour moi, de m'inspirer les paroles que j'allais avoir à dire. N'étaient-ce pas eux, en effet, qui devaient aider l'enfant timide que Dieu destinait à devenir l'apôtre des apôtres par la prière et le sacrifice ?
Elle obtient de son père l'autorisation d'entre au Carmel à 15 ans
L'après-midi, en revenant des Vêpres, je trouvai l'occasion désirée. Papa était allé s'asseoir dans le jardin ; et là, les mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature. Le soleil couchant dorait de ses derniers feux le sommet des grands arbres, et les petits oiseaux gazouillaient leur prière du soir. Son beau visage avait une expression toute céleste, je sentais que la paix inondait son cœur Sans dire un seul mot, j'allai m'asseoir à ses côtés, les yeux déjà mouillés de larmes. Il me regarda avec une tendresse indéfinissable, appuya ma tête sur son cœur et me dit : « Qu'as-tu, ma petite reine ? Confie-moi cela... » Puis, se levant comme pour dissimuler sa propre émotion, il marcha lentement, me pressant toujours sur son cœur A travers mes larmes je parlai du Carmel, de mes désirs d'entrer bientôt; alors il pleura lui-même ! Toutefois, il ne me dit rien qui pût me détourner de ma vocation ; il me fit simplement remarquer que j'étais encore bien jeune pour prendre une détermination aussi grave; et, comme j'insistais, défendant bien ma cause, mon incomparable père avec sa droite et généreuse nature fut bientôt convaincu. Nous continuâmes longtemps notre promenade ; mon cœur était soulagé, papa ne versait plus de larmes. Il me parla comme un saint. S'approchant d'un mur peu élevé, il me montra de petites fleurs blanches, semblables à des lis en miniature ; et, prenant une de ces fleurs, il me la donna, m'expliquant avec quel soin le Seigneur l'avait fait éclore et conservée jusqu'à ce jour.
Je croyais écouter mon histoire, tant la ressemblance était frappante entre la petite fleur et la petite Thérèse. Je reçus cette fleurette comme une relique; et je vis qu'en voulant la cueillir, papa avait enlevé toutes ses racines sans les briser : elle paraissait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile. Cette même action, mon cher petit père venait de la faire pour moi, en me permettant de quitter, pour la montagne du Carmel, la douce vallée témoin de mes premiers pas dans la vie. Je collai ma petite fleur blanche sur une image de Notre-Dame des Victoires : la sainte Vierge lui sourit, et le petit Jésus semble la tenir dans sa main. C'est là qu'elle est encore, seulement la tige s'est brisée tout près de la racine. Le bon Dieu, sans doute, veut me dire par là qu'il brisera bientôt les liens de sa petite fleur et ne la laissera pas se faner sur la terre... Après avoir obtenu le consentement de papa, je croyais pouvoir m'envoler sans crainte au Carmel. Hélas ! mon oncle, après avoir entendu à son tour mes confidences, déclara que cette entrée à quinze ans, dans un ordre austère, lui paraissait contre la prudence humaine; que ce serait faire tort à la religion de laisser une enfant embrasser une pareille vie. Il ajouta qu'il allait y mettre de son côté toute l'opposition possible, et qu'à moins d'un miracle, il ne changerait pas d'avis. Je m'aperçus que tous les raisonnements étaient inutiles, et je me retirai, le cœur plongé dans la plus profonde amertume. Ma seule consolation était la prière ; je suppliais Jésus de faire le miracle demandé, puisqu'à ce prix seulement je pouvais répondre à son appel. Un temps assez long s'écoula ; mon oncle ne semblait plus se souvenir de notre entretien ; mais j'ai su plus tard que, tout au contraire, je le préoccupais beaucoup.
Refus du Supérieur
Avant de faire luire sur mon âme un rayon d'espérance, le Seigneur voulut m'envoyer un autre martyre bien douloureux qui dura trois jours. Oh! jamais je n'ai si bien compris la peine amère de la sainte Vierge et de saint Joseph, cherchant à travers les rues de Jérusalem le divin Enfant Jésus. Je me trouvais dans un désert affreux; ou plutôt mon âme ressemblait au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux. Je le sais, Jésus était là, dormant sur ma nacelle, mais comment le voir au milieu d'une si sombre nuit? Si l'orage avait éclaté ouvertement, un éclair eût peut-être sillonné mes nuages. Sans doute, c'est une bien triste lueur que celle des éclairs ; cependant, à leur clarté, j'aurais aperçu un instant le Bien-Aimé de mon cœur Mais non... c'était la nuit ! la nuit profonde, le délaissement complet, une véritable mort! Comme le divin Maître, au Jardin de l'Agonie, je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni du côté de la terre, ni du côté des cieux. La nature semblait prendre part à ma tristesse amère : pendant ces trois jours, le soleil ne montra pas un seul de ses rayons et la pluie tomba par torrents. J'en fis toujours la remarque dans toutes les circonstances de ma vie, la nature était l'image de mon âme. Quand je pleurais, le ciel pleurait avec moi; quand je jouissais, l'azur du firmament ne se trouvait obscurci d'aucun nuage.
Le quatrième jour qui se trouvait un samedi, j'allai voir mon oncle. Quelle ne fut pas ma surprise en le trouvant tout changé à mon égard ! D'abord, sans que je lui en eusse témoigné le désir, il me fit entrer dans son cabinet; puis, commençant par m'adresser de doux reproches sur ma manière d'être, un peu gênée avec lui, il me dit que le miracle exigé n'était plus nécessaire; qu'ayant prié le bon Dieu de lui donner une simple inclination de cœur, il venait de l'obtenir. Je ne le reconnaissais plus. Il m'embrassa avec la tendresse d'un père, ajoutant d'un ton bien ému : « Va en paix, ma chère enfant, tu es une petite fleur privilégiée que le Seigneur veut cueillir, je ne m'y opposerai pas. » Avec quelle allégresse je repris le chemin des Buissonnets sous le beau ciel dont les nuages s'étaient complètement dissipés! Dans mon âme aussi la nuit avait cessé. Jésus se réveillant m'avait rendu la joie, je n'entendais plus le bruit des vagues : au lieu du vent de l'épreuve, une brise légère enflait ma voile et je me croyais au port ! Hélas! plus d'un orage devait encore s'élever, me faisant craindre à certaines heures, de m'être éloignée sans retour du rivage si ardemment désiré.. Après avoir obtenu le consentement de mon oncle, j'appris par vous, ma Mère, que M. le Supérieur du Carmel ne me permettait pas d'entrer avant l'âge de vingt et un ans. Personne n'avait pensé à cette opposition, la plus grave, la plus invincible de toutes. Cependant, sans perdre courage, j'allai moi-même avec mon père lui exposer mes désirs. Il me reçut très froidement, et rien ne put changer ses dispositions. Nous le quittâmes enfin sur un non bien arrêté :« Toutefois, ajouta-t-il, je ne suis que le délégué de Monseigneur; s'il permet cette entrée, je n'aurai plus rien à dire. » En sortant du presbytère, nous nous trouvâmes sous une pluie torrentielle; hélas ! de gros nuages aussi chargeaient le firmament de mon âme. Papa ne savait comment me consoler. Il me promit de me conduire à Bayeux si je le désirais ; j'acceptai avec reconnaissance.
Elle s'en réfère à S.G. Mgr Hugonin, Évêque de Bayeux
Bien des événements se passèrent avant qu'il nous fût possible d'accomplir ce voyage. A l'extérieur, ma vie paraissait la même: j'étudiais, et surtout je grandissais dans l'amour du bon Dieu. J'avais parfois des élans, de véritables transports... Un soir, ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'il fût partout servi et glorifié, je pensai avec douleur qu'il ne monterait jamais des abîmes de l'enfer un seul acte d'amour. Alors je m'écriai que, de bon cœur, je consentirais à me voir plongée dans ce lieu de tourments et de blasphèmes, pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur; mais, quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies. Si je parlais ainsi, ce n'était pas que le ciel n'excitât mon envie; mais alors, mon ciel à moi n'était autre que l'amour, et je sentais, dans mon ardeur, que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie...Vers cette époque, Notre-Seigneur me donna la consolation de voir de près des âmes d'enfants. Voici en quelle circonstance : Pendant la maladie d'une pauvre mère de famille, je m'occupai beaucoup de ses deux petites filles dont l'aînée n'avait pas six ans. C'était un vrai plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles ajoutaient foi à tout ce que je leur disais. Il faut que le saint baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque, dès l'enfance, l'espoir des biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes entre elles, au lieu de leur promettre des jouets et des bonbons, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnera aux enfants sages. L'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec une expression de vive joie et me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau ciel. Elle me promettait ensuite avec enthousiasme de toujours céder à sa sœur, ajoutant que, jamais de sa vie, elle n'oublierait les leçons de « la grande demoiselle » — c'est ainsi qu'elle m'appelait.
Considérant ces âmes innocentes, je les comparais à une cire molle sur laquelle on peut graver toute empreinte; celle du mal, hélas! comme celle du bien; et je compris la parole de Jésus : Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants. Ah! que d'âmes arriveraient à une haute sainteté si, dès le principe, elles étaient bien dirigées ! Je le sais, Dieu n'a besoin de personne pour accomplir son œuvre de sanctification ; mais, comme il permet à un habile jardinier d'élever des plantes rares et délicates, lui donnant à cet effet la science nécessaire, tout en se réservant le soin de féconder; ainsi veut-il être aidé dans sa divine culture des âmes. Qu'arriverait-il si un horticulteur maladroit ne greffait pas bien ses arbres ? s'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore, par exemple, des roses sur un pêcher? Cela me fait souvenir qu'autrefois, parmi mes oiseaux, j'avais un serin qui chantait à ravir; j'avais aussi un petit linot auquel je prodiguais des soins particuliers, l'ayant adopté à sa sortie du nid. Ce pauvre petit prisonnier, privé des leçons de musique de ses parents et n'entendant du matin au soir que les joyeuses roulades du serin, voulut l'imiter un beau jour. — Difficile entreprise pour un linot ! — C'était charmant de voir les efforts de ce pauvre petit, dont la douce voix eut bien du mal à s'accorder avec les notes vibrantes de son maître. Il y arriva cependant, à ma grande surprise, et son chant devint absolument le même que celui du serin.
O ma Mère, vous savez qui m'a appris à chanter dès l'enfance! Vous savez quelles voix m'ont charmée! Et maintenant j'espère un jour, malgré ma faiblesse, redire éternellement le cantique d'amour dont j'ai entendu bien des fois moduler ici-bas les notes harmonieuses... Mais où en suis-je ? Ces réflexions m'ont entraînée trop loin... Je reprends vite le récit de ma vocation. Le 31 octobre 1887, je partis pour Bayeux, seule avec mon père, le cœur rempli d'espérance, mais aussi bien émue à la pensée de me présenter à l'évêché. Pour la première fois de ma vie, je devais aller faire une visite sans être accompagnée de mes sœurs; et cette visite était à un Évêque! Moi qui n'avais jamais besoin de parler que pour répondre aux questions qui m'étaient adressées, je devais expliquer et développer les raisons qui me faisaient solliciter mon entrée au Carmel, afin de donner des preuves de la solidité de ma vocation. Qu'il m'en a coûté pour surmonter à ce point ma timidité! Oh ! c'est bien vrai que jamais l'amour ne trouve d'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis. C'était bien, en effet, le seul amour de Jésus qui pouvait me faire braver ces difficultés et celles qui suivirent; car je devais acheter mon bonheur par de grandes épreuves. Aujourd'hui, sans doute, je trouve l'avoir payé bien peu cher, et je serais prête à supporter des peines mille fois plus amères pour l'acquérir, si je ne l'avais pas encore.
Les cataractes du ciel semblaient ouvertes quand nous arrivâmes à l'évêché. M. l'abbé Révérony, Vicaire général, qui lui-même avait fixé la date du voyage, se montra très aimable, bien qu'un peu étonné. Apercevant des larmes dans mes yeux, il me dit : « Ah! je vois des diamants, il ne faut pas les montrer à Monseigneur! » Nous traversâmes alors de grands salons où je me faisais l'effet d'une petite fourmi et me demandais ce que j'allais oser dire ! Monseigneur se promenait en ce moment dans une galerie, avec deux prêtres; je vis M. le Grand Vicaire échanger avec lui quelques mots, et revenir en sa compagnie dans l'appartement où nous attendions. Là, trois énormes fauteuils étaient placés devant la cheminée où pétillait un feu ardent. En voyant entrer Monseigneur, papa se mit à genoux près de moi pour recevoir sa bénédiction, puis Sa Grandeur nous fit asseoir. M. Révérony me présenta le fauteuil du milieu : je m'excusai poliment ; il insista, me disant de montrer si j'étais capable d'obéir. Aussitôt je m'exécutai sans la moindre réflexion, et j'eus la confusion de lui voir prendre une chaise, tandis que je me trouvais enfoncée dans un siège monumental où quatre comme moi auraient été à l'aise - plus à l'aise que moi, car j'étais loin d'y être! — J'espérais que papa allait parler; mais il me dit d'expliquer le but de notre visite. Je le fis le plus éloquemment possible, tout en comprenant très bien qu'un simple mot du Supérieur m'eût plus servi que mes raisons. Hélas ! son opposition ne plaidait guère en ma faveur. Monseigneur me demanda s'il y avait longtemps que je désirais le Carmel.
« Oh ! oui, Monseigneur, bien longtemps.
— Voyons, reprit en riant M. Révérony, il ne peut toujours pas y avoir quinze ans de cela
— C'est vrai, répondis-je, mais il n'y a pas beaucoup d'années à retrancher; car j'ai désiré me donner au bon Dieu dès l'âge de trois ans. »
Monseigneur, croyant être agréable à papa, essaya de me faire comprendre que je devais rester quelque temps encore près de lui. Quelles ne furent pas la surprise et l'édification de Sa Grandeur de le voir alors prendre mon parti ! ajoutant, d'un air plein de bonté, que nous devions aller à Rome avec le pèlerinage diocésain et que je n'hésiterais pas à parler au Saint-Père, si je n'obtenais auparavant la permission sollicitée. Cependant, un entretien avec le Supérieur fut exigé comme indispensable, avant de nous donner aucune décision. Je ne pouvais rien entendre qui me fît plus de peine; car je connaissais son opposition formelle et bien arrêtée. Aussi, sans tenir compte de la recommandation de M. l'abbé Révérony, je fis plus que montrer des diamants à Monseigneur, je lui en donnai. Je vis bien qu'il était touché; il me fit des caresses comme jamais, paraît-il, aucune enfant n'en avait reçu de lui. « Tout n'est pas perdu, ma chère petite, me dit-il; mais je suis bien content que vous fassiez avec votre bon père le voyage de Rome : vous affermirez ainsi votre vocation. Au lieu de pleurer, vous devriez vous réjouir ! D'ailleurs, la semaine prochaine je vais aller à Lisieux; je parlerai de vous à M. le Supérieur, et, certainement, vous recevrez ma réponse en Italie. »Sa Grandeur nous conduisit ensuite jusqu'au jardin ; papa l'intéressa beaucoup en lui racontant que, ce matin même, afin de paraître plus âgée, je m'étais relevé les cheveux. Ceci ne fut pas perdu ! Aujourd'hui, je le sais, Monseigneur ne parle à personne de sa petite fille, sans raconter l'histoire des cheveux. — J'aurais préféré, je l'avoue, que cette révélation ne se fit point. M. le Grand Vicaire nous accompagna jusqu'à la porte, disant que jamais chose pareille ne s'était vue : un père aussi empressé de donner son enfant à Dieu, que cette enfant de s'offrir elle-même. Il fallut donc reprendre le chemin de Lisieux sans aucune réponse favorable. Il me semblait que mon avenir était brisé pour toujours; plus j'approchais du terme, plus je voyais mes affaires s'embrouiller. Cependant je ne cessai point d'avoir au fond de l'âme une grande paix, parce que je ne cherchais que la volonté du Seigneur.
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