Thérèse parle de ses parents et de sa famille 2
Thérèse parle de ses parents et de sa famille 2e partie
Douloureuse séparation
J'avais sept ans alors, et n'allais pas encore à l'Abbaye. Qu'il m'est doux le souvenir de sa préparation ! Chaque soir, pendant les dernières semaines, vous lui parliez, ma Mère, de la grande action qu'elle allait faire; moi j'écoutais, avide de me préparer aussi, et lorsqu'on me disait de me retirer, parce que j'étais trop petite encore, j'avais le cœur bien gras ; je pensais que ce n'était pas trop de quatre ans pour se préparer à recevoir le bon Dieu. Un soir, j'entendis ces paroles adressées à mon heureuse petite sœur : « A Partir de ta première communion, il faudra commencer une vie toute nouvelle. » Aussitôt je pris la résolution de ne pas attendre ce temps-là pour moi, mais de commencer une vie nouvelle avec Céline. Pendant sa retraite préparatoire, elle resta tout à fait pensionnaire à l'Abbaye et son absence me parut bien longue. Enfin le beau jour arriva. Quelle suave impression il laissa dans mon cœur ! C'était comme le prélude de ma première communion à moi ! Ah ! que de grâces j'ai reçues ce jour-là! je le considère comme un des plus beaux de ma vie.
Je suis retournée un peu en arrière pour rappeler ce délicieux souvenir. Maintenant je dois parler de la douloureuse séparation qui vint briser mon cœur, lorsque Jésus me ravit ma petite mère si tendrement aimée. Je lui avais dit un jour que je voulais m'en aller avec elle dans un désert lointain ; elle me répondit alors que mon désir était le sien, mais qu'elle attendrait que je fusse assez grande pour partir. Cette promesse irréalisable, la petite Thérèse l'avait prise au sérieux, et quelle ne fut pas sa peine d'entendre sa chère Pauline parler avec Marie de son entrée prochaine au Carmel ! Je ne connaissais pas le Carmel; mais je comprenais qu'elle me quitterait pour entrer dans un couvent, je comprenais qu'elle ne m'attendrait pas ! Comment pourrais-je dire l'angoisse de mon cœur ? En un instant, la vie m'apparut dans toute sa réalité : remplie de souffrances et de séparations continuelles, et je versai des larmes bien amères. J'ignorais alors la joie du sacrifice ; j'étais faible, si faible, que je' regarde comme une grande grâce d'avoir pu supporter, sans mourir, une épreuve en apparence bien au-dessus de mes forces.
Je me souviendrai toujours avec quelle tendresse ma petite mère me consola. Elle m'expliqua la vie du cloître; et voilà qu'un soir, en repassant toute seule dans mon cœur le tableau qu'elle m'en avait tracé, je sentis que le Carmel était le désert où le bon Dieu voulait aussi me cacher. Je le sentis avec tant de force qu'il n'y eut pas le moindre doute dans mon esprit; ce ne fut pas un rêve d'enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d'un appel divin. Cette impression que je ne puis rendre me laissa dans une grande paix. Le lendemain, je confiai mes désirs à Pauline qui, les regardant comme la volonté du Ciel, me promit de m'emmener bientôt au Carmel pour voir la Mère Prieure, à qui je pourrais dire mon secret.
Un dimanche fut choisi pour cette solennelle visite. Mon embarras fut grand quand j'appris que ma cousine Marie, encore assez jeune pour voir les Carmélites, devait m'accompagner. Il me fallait cependant trouver le moyen de rester seule; et voici ce qui me vint à la pensée : Je dis à Marie qu'ayant le privilège de voir la Révérende Mère, nous devions être bien gentilles, très polies, et pour cela lui confier nos secrets; donc, l'une après l'autre, il faudrait sortir un moment. Malgré sa répugnance à confier les secrets qu'elle n'avait pas, Marie me crut sur parole; et ainsi je pus rester seule avec Mère Marie de Gonzague. Ayant entendu mes grandes confidences et croyant à ma vocation, elle me dit néanmoins qu'on ne recevait pas de postulantes de neuf ans, et qu'il faudrait attendre mes seize ans. Je dus me résigner, malgré mon vif désir d'entrer avec Pauline et de faire ma première communion le jour de sa prise d'habit. Enfin le 2 octobre arriva! Jour de larmes et de bénédictions où Jésus cueillit la première de ses fleurs, la fleur choisie qui devait être, peu d'années après, la Mère de ses sœurs Pendant que notre père bien-aimé, accompagné de mon oncle et de Marie, gravissait la montagne du Carmel pour offrir son premier sacrifice, ma tante me conduisit à la messe avec Léonie et Céline. Nous fondions en larmes, si bien qu'en nous voyant entrer dans l'église, les personnes nous regardaient avec étonnement; mais cela ne m'empêchait pas de pleurer. Je me demandais comment le soleil pouvait luire encore sur la terre !
Maladie étrange
Peut-être trouverez-vous, ma petite Mère, que j'exagère un peu ma peine. Je me rends bien compte, en effet, que ce départ n'aurait pas dû m'affliger à ce point ; mais, je dois l'avouer, mon âme était loin d'être mûrie ; et je devais passer par bien des creusets avant d'atteindre le rivage de la paix, avant de goûter les fruits délicieux de l'abandon total et du ' parfait amour. L'après-midi de ce 2 octobre 1882, je vis ma Pauline chérie, devenue sœur Agnès de Jésus, derrière les grilles du Carmel. Oh ! que j'ai souffert à ce parloir! Puisque j'écris l'histoire de mon âme, je dois tout dire, il me semble! eh bien, j'avoue que je comptai pour rien les premières souffrances de la séparation, en comparaison de celles qui suivirent. Moi, qui étais habituée à m'entretenir cœur à cœur avec ma petite mère, j'obtenais à grand-peine deux ou trois minutes à la fin des parloirs de famille ; bien entendu, je les passais à verser des larmes et m'en allais le cœur déchiré.
Je ne comprenais pas qu'il eût été impossible de nous donner souvent à chacune une demi-heure, et qu'il fallait réserver les plus longs moments à mon petit père et à Marie ; je ne comprenais pas, et je disais au fond de mon cœur Pauline est perdue pour moi ! Mon esprit se développa d'une façon si étonnante au sein de la souffrance, que je ne tardai pas à tomber gravement malade. La maladie dont je fus atteinte venait certainement de la jalousie du démon, qui, furieux de cette première entrée au Carmel, voulait se venger sur moi du tort bien grand que ma famille devait lui faire dans l'avenir. Mais il ne savait pas que la Reine du Ciel veillait fidèlement sur sa petite fleur, qu'elle lui souriait d'en haut et s'apprêtait à faire cesser la tempête, au moment même où sa tige délicate et fragile devait se briser sans retour. A la fin de cette année 1882, je fus prise d'un mal de tête continuel, mais supportable, qui ne m'empêcha pas de poursuivre mes études ; ceci dura jusqu'à la fête de Pâques 1883. A cette époque, papa étant allé à Paris avec Marie et Léonie il nous confia, Céline et moi, à mon oncle et à ma tante. Un soir que je me trouvais seule avec mon oncle, il me parla de maman, des souvenirs du passé, avec une tendresse qui me toucha profondément et me fit pleurer. Ma sensibilité l'émut lui-même; il fut surpris de me voir à cet âge les sentiments que j'exprimais, et résolut de me procurer toutes sortes de distractions pendant les vacances.
Le bon Dieu en avait décidé autrement. Ce soir-là même, mon mal de tête devint d'une violence extrême, et je fus prise d'un tremblement étrange qui dura toute la nuit. Ma tante, comme une vraie mère, ne me quitta pas un instant; elle m'entoura pendant cette maladie de la plus tendre sollicitude, me prodigua les soins les plus dévoués, les plus délicats. Comment dire la douleur de notre pauvre père, lorsqu'à son retour de Paris il me vit tombée dans cet état désespérant. Il crut bientôt que j'allais mourir; mais Notre-Seigneur aurait pu lui répondre : « Cette maladie ne va pas à la mort, elle est envoyée afin que Dieu soit glorifié. » Oui, le bon Dieu fut glorifié dans cette épreuve! Il le fut par la résignation admirable de mon père, il le fut par celle de mes sœurs, de Marie surtout. Qu'elle a souffert à cause de moi ! Combien ma reconnaissance est grande envers cette sœur chérie! Son cœur lui dictait ce qui m'était nécessaire, et vraiment un cœur de mère est bien plus puissant que la science des plus habiles docteurs.
Cependant, ma Mère, votre prise d'habit approchait, et l'on évitait d'en parler devant moi de peur de me faire de la peine ; pensant bien que je n'y pourrais pas aller. Au fond du cœur, je croyais fermement que le bon Dieu m'accorderait la consolation de revoir, ce jour-là, ma chère Pauline. Oui, je savais bien que cette fête serait sans nuages, je savais que Jésus n'éprouverait pas sa fiancée par mon absence ; elle qui déjà avait tant souffert de la maladie de sa petite fille. En effet, je pus embrasser ma mère chérie, m'asseoir sur ses genoux, me cacher sous son voile et recevoir ses douces caresses ; je pus la contempler, si ravissante sous sa blanche parure ! Vraiment ce fut un beau jour au milieu de ma sombre épreuve; mais ce jour, ou plutôt cette heure, passa vite, et bientôt il me fallut monter dans la voiture qui m'emporta loin du Carmel ! En arrivant aux Buissonnets, on me fit coucher, bien que je ne ressentisse aucune fatigue ; mais le lendemain je fus reprise violemment et la maladie devint si grave que, suivant les calculs humains, je ne devais jamais guérir. Je ne sais comment décrire un mal aussi étrange: je disais des choses que je ne pensais pas, j'en faisais d'autres comme y étant forcée malgré moi ; presque toujours je paraissais en délire, et cependant je suis sûre de n'avoir pas été privée un seul instant de l'usage de ma raison. Souvent, je restais évanouie pendant des heures, et d'un évanouissement tel qu'il m'eût été impossible de faire le plus léger mouvement. Toutefois, au milieu de cette torpeur extraordinaire, j'entendais distinctement ce qui se disait autour de moi, même à voix basse, je me le rappelle encore.
Et quelles frayeurs le démon m'inspirait! J'avais peur absolument de tout : mon lit me semblait entouré de précipices affreux; certains clous, fixés au mur de la chambre, prenaient à mes yeux l'image terrifiante de gros doigts noirs carbonisés, et me faisaient jeter des cris d'épouvante. Un jour, tandis que papa me regardait en silence, son chapeau qu'il tenait à la main se transforma tout à coup en je ne sais quelle forme horrible, et je manifestai une si grande frayeur que ce pauvre père partit en sanglotant. Mais, si le bon Dieu permettait au démon de s'approcher extérieurement de moi, il m'envoyait aussi des anges visibles pour me consoler et me fortifier. Marie ne me quittait pas, jamais elle ne témoignait d'ennui, malgré toute la peine que je lui donnais ; car je ne pouvais souffrir qu'elle s'éloignât de moi. Pendant les repas, où Victoire me gardait, je ne cessais d'appeler avec larmes : « Marie ! Marie! » Lorsqu'elle voulait sortir, il fallait que ce fût pour aller à la messe ou pour voir Pauline ; alors seulement, je ne disais rien. Et Léonie ! et ma petite Céline! Que n'ont-elles pas fait pour moi! Le dimanche, elles venaient s'enfermer des heures entières avec une pauvre enfant qui ressemblait à une idiote. Ah! mes chères petites sœurs, que je vous ai fait souffrir. Mon oncle et ma tante étaient aussi pleins d'affection pour moi. Ma tante venait tous les jours me voir et m'apportait mille gâteries. Je ne saurais dire combien ma tendresse pour ces chers parents augmenta pendant cette maladie. Je compris mieux que jamais ce que nous disait souvent notre bon père : « Rappelez-vous toujours, mes enfants, que votre oncle et votre tante ont à votre égard un dévouement peu ordinaire. » Aux jours de sa vieillesse, il l'expérimenta lui-même ; et maintenant, comme il doit protéger et bénir ceux qui lui prodiguèrent des soins si dévoués !
Dans les moments où la souffrance était moins vive, je mettais ma joie à tresser des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Vierge Marie. Nous étions alors au beau mois de mai, toute la nature se parait de fleurs printanières ; seule, la petite fleur languissait et semblait à jamais flétrie ! Cependant elle avait un soleil auprès d'elle, et ce soleil était la statue miraculeuse de la Reine des Cieux. Souvent, bien souvent, la petite fleur tournait sa corolle vers cet Astre béni. Un jour, je vis papa entrer dans ma chambre ; il paraissait très ému, et, s'avançant vers Marie, il lui donna plusieurs pièces d'or avec une expression de grande tristesse, la priant d'écrire à Paris pour demander une neuvaine de messes au sanctuaire de Notre-Dame des Victoires, afin d'obtenir la guérison de sa pauvre petite reine. Ah! que je fus touchée en voyant sa foi et son amour! Que j'aurais voulu me lever et lui dire que j'étais guérie ! Hélas! mes désirs ne pouvaient faire un miracle, et il en fallait un bien grand pour me rendre à la vie! Oui, il fallait un grand miracle, et, ce miracle, Notre-Dame des Victoires le fit entièrement.
Un dimanche, pendant la neuvaine, Marie sortit dans le jardin, me laissant avec Léonie qui lisait près de la fenêtre. Au bout de quelques minutes, je me mis à appeler presque tout bas : « Marie ! Marie! » Léonie étant habituée à m'entendre toujours gémir ainsi n'y fit pas attention ; alors je criai bien haut et Marie revint à moi. Je la vis parfaitement entrer ; mais hélas ! pour la première fois, je ne la reconnus pas. Je cherchais tout autour de moi, je plongeais dans le jardin un regard anxieux, et je recommençais à appeler : « Marie ! Marie ! » C'était une souffrance indicible que cette lutte forcée, inexplicable, et Marie souffrait peut-être plus encore que sa pauvre Thérèse! Enfin, après de vains efforts pour se faire reconnaître, elle se tourna vers Léonie, lui dit un mot tout bas, et disparut pâle et tremblante.
Un visible sourire de la Reine du Ciel
Ma petite Léonie me porta bientôt près de la fenêtre ; alors je vis dans le jardin, sans la reconnaître encore, Marie, qui marchait doucement, me tendant les bras, me souriant, et m'appelant de sa voix la plus tendre : « Thérèse, ma petite Thérèse ! » Cette dernière tentative n'ayant pas réussi davantage, ma sœur chérie s'agenouilla en pleurant au pied de mon lit, et, se tournant vers la Vierge bénie, elle l'implora avec la ferveur d'une mère qui demande, qui veut la vie de son enfant. Léonie et Céline l'imitèrent, et ce fut un cri de foi qui força la porte du ciel. Ne trouvant aucun secours sur la terre et près de mourir de douleur, je m'étais aussi tournée vers ma Mère du ciel, la priant de tout mon cœur d'avoir enfin pitié de moi. Tout à coup la statue s'anima ! la Vierge Marie devint belle, si belle, que jamais je ne trouverai d'expression pour rendre cette beauté divine. Son visage respirait une douceur, une bonté, une tendresse ineffable; mais, ce qui me pénétra jusqu'au fond de l'âme, ce fut son ravissant sourire! Alors toutes mes peines s'évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement... Ah ! c'étaient des larmes d'une joie céleste et sans mélange ! La sainte Vierge s'est avancée vers moi! elle m'a souri... que je suis heureuse! pensai-je; mais je ne le dirai à personne, car mon bonheur disparaîtrait. Puis, sans aucun effort, je baissai les yeux, et je reconnus ma chère Marie! elle me regardait avec amour, semblait très émue, et paraissait se douter de la grande faveur que je venais de recevoir. Ah ! c'était bien à elle, à sa prière touchante, que je devais cette grâce inexprimable du sourire de la sainte Vierge ! En voyant mon regard fixé sur la statue, elle s'était dit : « Thérèse est guérie ! » Oui, la petite fleur allait renaître à la vie, un rayon lumineux de son doux soleil l'avait réchauffée et délivrée pour toujours de son cruel ennemi ! « Le sombre hiver venait de finir, les pluies avaient cessé », et la fleur de la Vierge Marie se fortifia de telle sorte que, cinq ans après, elle s'épanouissait sur la montagne fertile du Carmel. Comme je l'ai dit, Marie était persuadée que la sainte Vierge en me rendant la santé m'avait accordé quelque grâce cachée ; aussi, lorsque je fus seule avec elle, je ne pus résister à ses questions si tendres, si pressantes. Étonnée de voir mon secret découvert sans que j'eusse dit un seul mot, je le lui confiai tout entier. Hélas! je ne m'étais pas trompée, mon bonheur allait disparaître et se changer en amertume. Pendant quatre ans, le souvenir de cette grâce ineffable devint pour moi une vraie peine d'âme; et je ne devais retrouver mon bonheur qu'aux pieds de Notre-Dame des Victoires, dans son sanctuaire béni. Là, il me fut rendu dans toute sa plénitude; je parlerai plus tard de cette seconde grâce.
Voici comment ma joie se changea en tristesse: Marie, après avoir entendu le récit naïf et sincère de ma grâce, me demanda la permission de tout dire au Carmel ; je ne pouvais refuser. A ma première visite à ce Carmel béni, je fus remplie de joie en voyant ma petite Pauline avec l'habit de la sainte Vierge. Quels doux instants pour nous deux ! Il y avait tant de choses à se dire ! Nous avions tant souffert ! Pour moi, je pouvais à peine parler, mon cœur était trop plein... La bonne Mère Marie de Gonzague était là aussi, et de combien de marques d'affection ne m'a-t-elle pas comblée ! Je vis encore d'autres religieuses, qui me questionnèrent sur le miracle de ma guérison : les unes me demandèrent si la sainte Vierge portait l'Enfant Jésus ; d'autres, si les anges l'accompagnaient, etc. Toutes ces questions me troublèrent et me firent de la peine; je ne pouvais répondre qu'une chose : « La sainte Vierge m'a semblé très belle, je l'ai vue s'avancer vers moi et me sourire. »
M'apercevant que les carmélites s'imaginaient tout autre chose, je me figurai avoir menti. Ah ! si j'avais gardé mon secret, j'aurais aussi gardé mon bonheur. Mais la Vierge Marie a permis ce tourment pour le bien de mon âme ; sans cela, peut-être, la vanité se serait glissée dans mon cœur ; au lieu que, l'humiliation devenant mon partage, je ne pouvais me regarder sans un sentiment de profonde horreur. Mon Dieu, vous seul savez ce que j'ai souffert !
Première communion
En racontant cette visite au Carmel, je me souviens de la première qui eut lieu après l'entrée de Pauline. Le matin de ce jour, je me demandais quel nom me serait donné plus tard. Je savais qu'il y avait une sœur Thérèse de Jésus; cependant mon beau nom de Thérèse ne pouvait m'être enlevé. Tout à coup, je pensai au petit Jésus que j'aimais tant, et je me dis : « Oh ! que je serais heureuse de m'appeler Thérèse de l'Enfant-Jésus! » Je me gardai bien toutefois d'exprimer ce désir; et voilà que la Mère Prieure me dit au milieu de la conversation : « Quand vous viendrez parmi nous, ma chère petite fille, vous vous appellerez Thérèse de l'Enfant-Jésus! » Ma joie fut grande; et cette heureuse rencontre de pensées me sembla une délicatesse de mon bien-aimé petit Jésus. Je n'ai pas encore parlé de mon amour pour les images et la lecture; et pourtant, ma Mère chérie, je dois aux belles images que vous me montriez une des plus douces joies et des plus fortes impressions qui m'aient excitée à la pratique de la vertu. J'oubliais les heures en les regardant. Par exemple, « la petite fleur du divin Prisonnier » me disait tant de choses, que j'en restais plongée dans une sorte d'extase; je m'offrais à Jésus pour être sa petite fleur, je voulais le consoler, m'approcher moi aussi tout près du tabernacle, être regardée, cultivée et cueillie par lui. Comme je ne savais pas jouer, j'aurais passé ma vie à lire. Heureusement, j'avais pour me guider des anges visibles qui me choisissaient des livres à la portée de mon âge, capables de me récréer, tout en nourrissant mon esprit et mon cœur Je ne devais prendre pour cette distraction choisie qu'un temps très limité, et c'était là souvent le sujet de grands sacrifices ; parce qu'aussitôt l'heure passée, je me faisais un devoir d'interrompre immédiatement, au milieu même du passage le plus intéressant. Quant à l'impression produite par ces lectures, je dois avouer qu'en lisant certains récits chevaleresques, je ne comprenais pas toujours le positif de la vie. C'est ainsi qu'en admirant les actions patriotiques des héroïnes françaises, particulièrement de la Vénérable Jeanne d'Arc, je sentais un grand désir de les imiter. Je reçus alors une grâce que j'ai toujours considérée comme l'une des plus grandes de ma vie; car, à cet âge, je n'étais pas favorisée des lumières d'en haut comme je le suis aujourd'hui.
Jésus me fit comprendre que la vraie, l'unique gloire est celle qui durera toujours; que, pour y parvenir, il n'est pas nécessaire d'accomplir des œuvres éclatantes, mats plutôt de se cacher aux yeux des autres et à soi-même, en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite. Pensant alors que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, il me fut révélé intérieurement que ma gloire à moi ne paraîtrait jamais aux regards des mortels, mais qu'elle consisterait à devenir une sainte. Ce désir pourrait sembler téméraire, si l'on considère combien j'étais imparfaite, et combien je le suis encore après tant d'années passées en religion ; cependant je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainte. Je ne compte pas sur mes mérites, n'en ayant aucun ; mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté même. C'est lui seul qui, se contentant de mes faibles efforts, m'élèvera jusqu'à lui, me couvrira de ses mérites et me fera sainte. Je ne pensais pas alors qu'il fallait beaucoup souffrir pour arriver à la sainteté; le bon Dieu ne tarda pas à me dévoiler ce secret, par les épreuves racontées plus haut. Maintenant je reprends mon récit au point où je l'avais laissé. Trois mois après ma guérison, papa me fit faire un agréable voyage; là, je commençai à connaître le monde. Tout était joie, bonheur autour de moi ; j'étais fêtée, choyée, admirée; en un mot, ma vie pendant quinze jours ne fut semée que de fleurs. La Sagesse a bien raison de dire que « l'ensorcellement des bagatelles séduit l'esprit même éloigné du mal. » A dix ans, le cœur se laisse facilement éblouir; et j'avoue que cette existence eut des charmes pour moi. Hélas! comme le monde s'entend bien à allier les joies de la terre avec le service de Dieu ! Comme il ne pense guère à la mort !
Et cependant, la mort est venue visiter un grand nombre des personnes que j'ai connues alors, jeunes, riches et heureuses ! J'aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où elles ont vécu, à me demander où elles sont, ce qui leur revient aujourd'hui des châteaux et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie. Et je pense que « tout est vanité sur la terre, hors aimer Dieu et le servir lui seul ». Peut-être, Jésus voulait-il me faire connaître le monde avant sa première visite à mon âme, afin de me laisser choisir plus sûrement la voie que je devais lui promettre de suivre. Ma première communion me restera toujours comme un souvenir sans nuages. Il me semble que je ne pouvais être mieux disposée. Vous vous rappelez, ma Mère, le ravissant petit livre que vous m'aviez donné, trois mois avant le grand jour ? Ce moyen gracieux me prépara d'une façon suivie et rapide. Si, depuis longtemps, je pensais à ma première communion, il fallait néanmoins donner à mon cour un nouvel élan et le remplir de fleurs nouvelles, comme il était marqué dans le précieux manuscrit. Chaque jour, je faisais donc un grand nombre de sacrifices et d'actes d'amour qui se transformaient en autant de fleurs; tantôt c'étaient des violettes, une autre fois des roses; puis des bleuets, des pâquerettes, des myosotis; en un mot, toutes les fleurs de la nature devaient former en moi le berceau de Jésus. Enfin, j'avais Marie qui remplaçait Pauline pour moi. Chaque soir, je restais bien longtemps près d'elle, avide d'écouter ses paroles ; que de belles choses elle me disait ! Il me semble que tout son cœur si grand, si généreux, passait en moi. Comme les guerriers antiques apprenaient à leurs enfants le métier des armes, ainsi m'apprenait-elle le combat de la vie, excitant mon ardeur et me montrant la palme glorieuse. Elle me parlait encore des richesses immortelles qu'il est si facile d'amasser chaque jour, du malheur de les fouler aux pieds quand il n'y a, pour ainsi dire, qu'à se baisser pour les recueillir.
Qu'elle était éloquente cette sœur chérie ! J'aurais voulu n'être pas seule à entendre ses profonds enseignements ; je croyais dans ma naïveté que les plus grands pécheurs se seraient convertis en l'écoutant, et que, laissant là leurs richesses périssables, ils n'eussent plus recherché que celles du ciel. A cette époque, il m'eût été bien doux de faire oraison ; mais Marie, me trouvant assez pieuse, ne me permettait que mes seules prières vocales. Un jour, à l'Abbaye, une de mes maîtresses me demanda quelles étaient mes occupations les jours de congé, quand je restais aux Buissonnets. Je répondis timidement : « Madame, je vais bien souvent me cacher dans un petit espace vide de ma chambre, qu'il m'est facile de fermer avec les rideaux de mon lit, et là, je pense... — Mais à quoi pensez-vous? me dit en riant la bonne religieuse. — Je pense au bon Dieu, à la rapidité de la vie, à l'éternité; enfin, je pense ! » Cette réflexion ne fut pas perdue, et plus tard ma maîtresse aimait à me rappeler le temps où je pensais, me demandant si Je pensais encore... Je comprends aujourd'hui que je faisais alors une véritable oraison, dans laquelle le divin Maître instruisait doucement mon cœur Les trois mois de préparation à ma première communion passèrent vite ; bientôt je dus entrer en retraite et pendant ce temps devenir grande pensionnaire. Ah ! quelle retraite bénie ! Je ne crois pas que l'on puisse goûter une semblable joie ailleurs que dans les communautés religieuses : le nombre des enfants étant petit, il est d'autant plus facile de s'occuper de chacune. Oui, je l'écris avec une reconnaissance filiale nos maîtresses de l'Abbaye nous prodiguaient alors des soins vraiment maternels. Je ne sais pour quel motif, mais je m'apercevais bien qu'elles veillaient plus encore sur moi que sur mes compagnes. Chaque soir, la première maîtresse venait avec sa petite lanterne ouvrir doucement les rideaux de mon lit, et déposait sur mon front un tendre baiser. Elle me témoignait tant d'affection, que, touchée de sa bonté, je lui dis un soir : « O Madame, je vous aime bien, aussi je vais vous confier un grand secret. » Tirant alors mystérieusement le précieux petit livre du Carmel, caché sous mon oreiller, je le lui montrai avec des yeux brillants de joie. Elle l'ouvrit bien délicatement, le feuilleta avec attention et me fit remarquer combien j'étais privilégiée. Plusieurs fois, en effet, pendant ma retraite, je fis l'expérience que bien peu d'enfants, comme moi privées de leur mère, sont aussi choyées que je l'étais à cet âge.
J'écoutais avec beaucoup d'attention les instructions données par M. l'abbé Domin, et j'en faisais soigneusement le résumé. Pour mes pensées, je ne voulus en écrire aucune disant que je me les rappellerais bien ; ce qui fut vrai. Avec quel bonheur je me rendais à tous les offices comme les religieuses ! Je me faisais remarquer au milieu de mes compagnes par un grand crucifix donné par ma chère Léonie; je le passais dans ma ceinture à la façon des missionnaires, et l'on crut que je voulais imiter ainsi ma sœur carmélite. C'était bien vers elle, en effet, que s'envolaient souvent mes pensées et mon cœur ! Je la savais en retraite aussi ; non pas, il est vrai, pour que Jésus se donnât à elle, mais pour se donner elle-même tout entière à Jésus, et cela le jour même de ma première communion. Cette solitude passée dans l'attente me fut donc doublement chère. Enfin le beau jour entre tous les jours de la vie se leva pour moi ! Quels ineffables souvenirs laissèrent dans mon âme les moindres détails de ces heures du ciel ! Le joyeux réveil de l'aurore, les baisers respectueux et tendres des maîtresses et des grandes compagnes, la chambre de toilette remplie de flocons neigeux, dont chaque enfant se voyait revêtue à son tour; surtout l'entrée à la chapelle et le chant du cantique matinal : O saint autel qu'environnent les anges !
Mais je ne veux pas et ne pourrais pas tout dire... Il est de ces choses qui perdent leur parfum dès qu'elles sont exposées à l'air ; il est des pensées intimes qui ne peuvent se traduire dans le langage de la terre, sans perdre aussitôt leur sens profond et céleste ! Ah ! qu'il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme ! Oui, ce fut un baiser d'amour ! Je me sentais aimée, et je disais aussi : « Je vous aime, je me donne à vous pour toujours! » Jésus ne me fit aucune demande, il ne réclama aucun sacrifice. Depuis longtemps déjà, lui et la petite Thérèse s'étaient regardés et compris... Ce jour-là, notre rencontre ne pouvait plus s'appeler un simple regard, mais une fusion. Nous n'étions plus deux : Thérèse avait disparu comme la goutte d'eau qui se perd au sein de l'océan, Jésus restait seul; il était le Maître, le Roi ! Thérèse ne lui avait-elle pas demandé de lui ôter sa liberté ? Cette liberté lui faisait peur; elle se sentait si faible, si fragile, que pour jamais elle voulait s'unir à la Force divine. Et voici que sa joie devint si grande, si profonde, qu'elle ne put la contenir. Bientôt des larmes délicieuses l'inondèrent, au grand étonnement de ses compagnes qui, plus tard, se disaient l'une à l'autre : « Pourquoi donc a-t-elle pleuré ? N'avait-elle pas une inquiétude de conscience? — Non, c'était plutôt de ne pas avoir près d'elle sa mère ou sa sœur carmélite qu'elle aime tant! » Et personne ne comprenait que toute la joie du ciel venant dans un cœur, ce cœur exilé, faible et mortel, ne peut la supporter sans répandre des larmes... Comment l'absence de ma mère m'aurait-elle fait de la peine le jour de ma première communion ? Puisque le ciel habitait dans mon âme : en recevant la visite de Jésus, je recevais aussi celle de ma mère chérie... Je ne pleurais pas davantage l'absence de Pauline; nous étions plus unies que jamais ! Non, je le répète, la joie seule, ineffable, profonde, remplissait mon cœur L'après-midi, je prononçai au nom de mes compagnes l'acte de Consécration à la Sainte Vierge. Mes maîtresses me choisirent sans doute, parce que j'avais été privée bien jeune de ma mère de la terre. Ah! je mis tout mon cœur à me consacrer à la Vierge Marie, à lui demander de veiller sur moi ! Il me semble qu'elle regarda sa petite fleur avec amour et lui sourit encore. Je me souvenais de son visible sourire qui m'avait autrefois guérie et délivrée ; je savais bien ce que je lui devais! Elle-même, le matin de ce 8 mai, n'était-elle pas venue déposer dans le calice de mon âme, son Jésus, la Fleur des champs et le Lis des vallées ! Au soir de ce beau jour, papa, prenant la main de sa petite reine, se dirigea vers le Carmel ; et je vis ma Pauline devenue l'épouse de Jésus : je la vis avec son voile blanc comme le mien et sa couronne de roses. Ma joie fut sans amertume ; j'espérais la rejoindre bientôt, et attendre à ses côtés le ciel... Je ne fus pas insensible à la fête de famille préparée aux Buissonnets. La jolie montre que me donna mon cher petit père me fit un grand plaisir; et cependant mon bonheur était tranquille, rien ne pouvait troubler ma paix intime. Enfin, la nuit termina ce beau soir; car les jours les plus radieux sont suivis de ténèbres : seul, le jour de la première, de l'éternelle communion de la patrie sera sans couchant !
Le lendemain fut couvert à mes yeux d'un certain voile de mélancolie. Les belles toilettes, les cadeaux que j'avais reçus ne remplissaient pas mon cœur ! Jésus seul désormais pouvait me contenter, et je ne soupirais qu'après le moment bienheureux où je le recevrais une seconde fois. Je fis cette seconde communion le jour de l'Ascension, et j'eus le bonheur de m'agenouiller à la Table sainte entre papa et ma bien-aimée Marie. Mes larmes coulèrent encore avec une ineffable douceur ; je me rappelais et me répétais sans cesse les paroles de saint Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi ! » Depuis cette seconde visite de Notre-Seigneur, je n'aspirais plus qu'à le recevoir, ce qui me fut permis à toutes les principales fêtes. Hélas ! les fêtes alors me paraissaient bien éloignées !... La veille de ces heureux jours, Marie me préparait comme elle l'avait fait pour ma première communion. Une fois, je m'en souviens, elle me parla de la souffrance, me disant qu'au lieu de me faire marcher par cette voie, le bon Dieu, sans doute, me porterait toujours comme un petit enfant. Ces paroles me revinrent à l'esprit après ma communion du jour suivant, et mon cœur s'enflamma d'un vif désir de la souffrance, avec la certitude intime qu'il m'était réservé un grand nombre de croix. Alors mon âme fut inondée de telles consolations que je n'en ai point eu de pareilles en toute ma vie. La souffrance devint mon attrait, je lui trouvai des charmes qui me ravirent, sans toutefois les bien connaître encore. Je sentis un autre grand désir : celui de n'aimer que le bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en lui seul. Souvent, pendant mes actions de grâces, je répétais ce passage de l'Imitation « O Jésus! douceur ineffable, changea pour moi en amertume toutes les consolations de la terre. » Ces paroles sortaient de mes lèvres sans effort; je les prononçais comme une enfant qui répète, sans trop comprendre, ce qu'une personne amie lui inspire. Plus tard je vous dirai, ma Mère, comment Notre-Seigneur s'est plu à réaliser mon désir; comment il fut toujours, lui seul, ma douceur ineffable. Si je vous en parlais maintenant, il faudrait anticiper sur ma vie de jeune fille; et j'ai beaucoup de détails à vous donner encore sur ma vie d'enfant.
Confirmation
Peu de temps après ma première communion, j'entrai de nouveau en retraite pour ma confirmation. Je m'étais préparée avec beaucoup de soin à la visite de l'Esprit-Saint; je, ne pouvais comprendre qu'on ne fît pas une grande attention à la réception de ce sacrement d'amour. La cérémonie n'ayant pas eu lieu au jour marqué, j'eus la consolation de voir ma solitude un peu prolongée. Ah ! que mon âme était joyeuse ! Comme les Apôtres, j'attendais avec bonheur le Consolateur promis, je me réjouissais d'être bientôt parfaite chrétienne, et d'avoir sur le iront, éternellement gravée, la croix mystérieuse de ce sacrement ineffable. Je ne sentis pas le vent impétueux de la première Pentecôte; mais plutôt cette brise légère dont le prophète Élie entendit le murmure sur la montagne d'Horeb. En ce jour, le reçus la force de souffrir, force qui m'était bien nécessaire, car le martyre de mon âme devait commencer peu après. Ces délicieuses et inoubliables fêtes passées, je dus reprendre ma vie de pensionnaire. Je réussissais bien dans mes études et retenais facilement le sens des choses; j'avais seulement une peine extrême à apprendre mot à mot. Cependant, pour le catéchisme, mes efforts turent couronnés de succès. Monsieur l'Aumônier m'appelait son petit docteur, sans doute à cause de mon nom de Thérèse.
Lumières et ténèbres
Pendant les récréations, je m'amusais bien souvent à contempler de loin les joyeux ébats de mes compagnes, me livrant à de sérieuses réflexions. C'était là ma distraction favorite. J'avais aussi inventé un jeu qui me plaisait beaucoup : je recherchais avec soin les pauvres petits oiseaux tombés morts sous les grands arbres, et je les ensevelissais honorablement, tous dans le même cimetière, à l'ombre du même gazon. D'autres fois je racontais des histoires, et souvent de grandes élèves se mêlaient à mes auditeurs; mais bientôt notre sage maîtresse me défendit de continuer mon métier d'orateur, voulant nous voir courir et non pas discourir. Je choisis pour amies, en ce temps-là, deux petites filles de mon âge; mais qu'il est étroit le cœur des créatures ! L'une d'elles fut obligée de rentrer dans sa famille pour quelques mois; pendant son absence je me gardai bien de l'oublier, et je manifestai une grande joie de la revoir. Hélas ! je n'obtins qu'un regard indifférent! Mon amitié était incomprise; je le sentis vivement, et ne mendiai plus désormais une affection si inconstante. Cependant le bon Dieu m'a donné un cœur si fidèle, que, lorsqu'il a aimé, il aime toujours; aussi je continue de prier pour cette compagne et je l'aime encore. En voyant plusieurs élèves s'attacher particulièrement à l'une des maîtresses, je voulus les imiter, mais ne pus y réussir. O heureuse impuissance! qu'elle m'a évité de grands maux! Combien je remercie le Seigneur de ne m'avoir fait trouver qu'amertume dans les amitiés de la terre ! Avec un cœur comme le mien, je me serais laissé prendre et couper les ailes; alors comment aurais-je pu « voler et me reposer » ? Comment un cœur livré à l'affection humaine peut-il s'unir intimement à Dieu ? Je sens que cela n'est pas possible. J'ai vu tant d'âmes, séduites par cette fausse lumière, s'y précipiter comme de pauvres papillons et se brûler les ailes, puis revenir blessées vers Jésus, le feu divin qui brûle sans consumer!
Ah ! je le sais, Notre-Seigneur me connaissait trop faible pour m'exposer à la tentation; sans doute, je me serais entièrement brûlée à la trompeuse lumière des créatures mais elle n'a pas brillé à mes yeux. Là, où des âmes fortes rencontrent la joie et s'en détachent par fidélité, je n'ai rencontré qu'affliction. Où est donc mon mérite de ne m'être pas livrée à ces attaches fragiles, puisque je n'en fus préservée que par un doux effet de la miséricorde de Dieu ? Sans lui, je le reconnais, j'aurais pu tomber aussi bas que sainte Madeleine; et la profonde parole du divin Maître à Simon le pharisien retentit dans mon âme avec une grande douceur. Oui, je le sais, « celui à qui on remet moins, aime moins ». Mais je sais aussi que Jésus m'a plus remis qu'à sainte Madeleine. Ah ! que je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens ! Voici du moins un exemple qui traduira un peu ma pensée. Je suppose que le fils d'un habile docteur rencontre sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et lui casse un membre. Son père vient promptement, le relève avec amour, soigne ses blessures, employant à cet effet toutes les ressources de l'art; et bientôt son fils; complètement guéri, lui témoigne sa reconnaissance. Sans doute, cet enfant a bien raison d'aimer un si bon père; mais voici une autre supposition. Le père, ayant appris qu'il se trouve sur le chemin de son fils une pierre dangereuse, prend les devants et la retire sans être vu de personne. Certainement ce fils, objet de sa prévoyante tendresse, ne sachant pas le malheur dont il est préservé par la main paternelle, ne lui témoignera aucune reconnaissance, et l'aimera moins que s'il l'eût guéri d'une blessure mortelle. Mais, s'il vient à tout connaître, ne l'aimera-t-il pas davantage ? Eh bien, c'est moi qui suis cet enfant, objet de l'amour prévoyant d'un Père « qui n'a pas envoyé son Verbe pour racheter les justes, mais les pécheurs ». Il veut que je l'aime, parce qu'il m'a remis, non pas beaucoup, mais tout. Sans attendre que je l'aime beaucoup, comme sainte Madeleine, il m'a fait savoir comment il m'avait aimée d'un amour d'ineffable prévoyance, afin que maintenant je l'aime à la folie ! J'ai entendu dire bien des fois, pendant les retraites et ailleurs, qu'il ne s'était pas rencontré une âme pure aimant plus qu'une âme repentante. Ah ! que je voudrais faire mentir cette parole !Mais je suis bien loin de mon sujet, je ne sais plus trop où le reprendre...
Nouvelle séparation
Ce fut pendant ma retraite de seconde communion que je me vis assaillie par la terrible maladie des scrupules. Il faut avoir passé par ce martyre pour le bien comprendre. Dire ce que j'ai souffert pendant près de deux ans me serait impossible ! Toutes mes pensées et mes actions les plus simples me devenaient un sujet de trouble et d'angoisse. Je n'avais de repos qu'après avoir tout confié à Marie, ce qui me coûtait beaucoup; car je me croyais obligée de lui dire absolument toutes mes pensées les plus extravagantes.. Aussitôt mon fardeau déposé, je goûtais un instant de paix; mais cette paix passait comme un éclair, et mon martyre recommençait ! Mon Dieu, quels actes de patience n'ai-je pas fait faire à ma sœur chérie ! Cette année-là, pendant les vacances, nous allâmes passer quinze jours au bord de la mer. Ma tante, toujours si bonne, si maternelle pour ses petites filles des Buissonnets, leur procura tous les plaisirs imaginables : promenades à âne, pêche à l'équille, etc. Elle nous gâtait même pour notre toilette. Je me souviens qu'un jour elle me donna des rubans bleu ciel. J'étais encore si enfant, malgré mes douze ans et demi, que j'éprouvai de la joie en nouant mes cheveux avec ces jolis rubans. J'en eus tant de scrupule ensuite que je me confessai, à Trouville même, de ce plaisir enfantin qui me semblait être un péché.
Là, je fis une expérience très profitable: Ma cousine Marie avait bien souvent la migraine; et ma tante en ces occasions la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres, sans obtenir jamais autre chose que des larmes, avec l'invariable plainte : « J'ai mal à la tête ! » Moi, qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête et ne m'en plaignais pas, je voulus un beau soir imiter Marie. Je me mis donc en devoir de larmoyer sur un fauteuil, dans un coin du salon. Bientôt ma grande cousine Jeanne que j'aimais beaucoup s'empressa autour de moi; ma tante vint aussi et me demanda quelle était la cause de mes larmes. Je répondis comme Marie : « J'ai mal à la tête ! » Il paraît que cela ne n'allait pas de me plaindre jamais je ne pus faire croire que ce mal de tête me fit pleurer. Au lieu de me caresser, ainsi qu'elle le faisait d'habitude, ma tante me parla comme à une grande personne. Jeanne me reprocha même, bien doucement, mais avec un accent de peine, de manquer de confiance et de simplicité envers ma tante, ne lui disant pas la vraie cause de mes larmes, qu'elle pensait être un gros scrupule.
Finalement, j'en fus quitte pour mes frais, bien résolue à ne plus imiter les autres, et je compris la fable de l'âne et du petit chien. J'étais l'âne qui, témoin des caresses prodiguées au petit chien, avait mis son lourd sabot sur la table pour recevoir aussi sa part de baisers. Si je ne fus pas renvoyée à coups de bâton, comme le pauvre animal, je n'en reçus pas moins pourtant la monnaie de ma pièce, et cette monnaie me guérit pour toujours du désir d'attirer l'attention. Je reviens à ma grande épreuve des scrupules. Elle finit par me rendre malade, et l'on fut obligé de me faire sortir de pension dès l'âge de treize ans. Pour terminer mon éducation, papa me conduisait, plusieurs fois la semaine, chez une respectable dame de laquelle je recevais d'excellentes leçons. Ces leçons avaient le double avantage de m'instruire et de m'approcher du monde. Dans cette chambre meublée à l'antique, entourée de livres et de cahiers, j'assistais souvent à de nombreuses visites. La mère de mon institutrice faisait, autant que possible, les frais de la conversation; cependant, ces jours-là, je n'apprenais pas grand-chose. Le nez dans mon livre, j'entendais tout, même ce qu'il eût mieux valu pour moi ne pas entendre. Une dame disait que j'avais de beaux cheveux, une autre en sortant demandait quelle était cette jeune fille si jolie. Et ces paroles, d'autant plus flatteuses qu'on ne les prononçait pas devant moi, me laissaient une impression de plaisir qui me montrait clairement combien j'étais remplie d'amour-propre. Que j'ai compassion des âmes qui se perdent ! Il est si facile de s'égarer dans les sentiers fleuris du monde ! Sans doute, pour une âme un peu élevée, la douceur qu'il offre est mélangée d'amertume, et le vide immense des désirs ne saurait être rempli par des louanges d'un instant; mais, je le répète, si mon cœur n'avait pas été élevé vers Dieu dès son premier éveil, si le monde m'avait souri dès mon entrée dans la vie, que serais-je devenue? O ma Mère bien-aimée, avec quelle reconnaissance je chante les miséricordes du Seigneur ! Suivant une parole de la Sagesse, ne m'a-t-il pas « retirée du monde avant que mon esprit ne fût corrompu par sa malice, et que les apparences trompeuses n'eussent séduit mon âme » ?
En attendant, je résolus de me consacrer tout particulièrement à la très sainte Vierge, en sollicitant mon admission parmi les Enfants de Marie; pour cela, je dus rentrer deux fois par semaine au couvent, ce qui me coûta un peu, je l'avoue, à cause de ma grande timidité. J'aimais beaucoup, sans doute, mes bonnes maîtresses, et je leur garderai toujours une vive reconnaissance; mais, je l'ai déjà dit, je n'avais pas, comme les autres anciennes élèves, une maîtresse particulièrement amie, avec laquelle il m'eût été possible de passer plusieurs heures. Alors je travaillais en silence jusqu'à la fin de la leçon d'ouvrage; et, personne ne faisant attention à moi, je montais ensuite à la tribune de la chapelle jusqu'à l'heure où papa venait me chercher. Je trouvais à cette visite silencieuse ma seule consolation. Jésus n'était-il pas mon unique Ami ? Je ne savais parler qu'à lui seul; les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l'âme. Il est vrai, dans ces délaissements, j'avais bien quelques moments de tristesse et je me rappelle que, souvent alors, je répétais avec consolation cette ligne d'une belle poésie que nous récitait notre bon père: La terre est ton navire et non pas ta demeure.
Toute petite, ces paroles me rendaient le courage. Maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant d'impressions de piété enfantine, l'image du navire charme toujours mon âme et lui aide à supporter l'exil. La Sagesse aussi ne dit-elle pas que « la vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage rapide ». Quand je pense à ces choses, mon regard se plonge dans l'infini; il me semble toucher déjà le rivage éternel! Il me semble recevoir les embrassements de Jésus... Je crois voir la Vierge Marie venant à ma rencontre avec papa, maman, les quatre petits anges, mes frères et sœurs ! Je crois jouir enfin, pour toujours, de la vraie, de l'éternelle vie de famille ! Mais avant de me voir assise au foyer paternel des cieux, je devais souffrir encore bien des séparations sur la terre. L'année où je fus reçue enfant de la sainte Vierge, elle me ravit ma chère Marie, l'unique soutien de mon âme. Depuis le départ de Pauline, elle restait mon seul oracle, et je l'aimais tant que je ne pouvais vivre sans sa douce compagnie. Aussitôt que j'appris sa détermination, je résolus de ne plus prendre aucun plaisir ici-bas; je ne puis dire combien de larmes je versai ! D'ailleurs, c'était mon habitude en ce temps-là : je pleurais non seulement dans, les grandes occasions, mais dans les moindres. En voici quelques exemples:
J'avais un grand désir de pratiquer la vertu, toutefois je m'y prenais d'une singulière façon : je n'étais pas habituée à me servir; Céline faisait notre chambre, et moi je ne m'occupais d'aucun travail de ménage. Il m'arrivait quelquefois, pour faire plaisir au bon Dieu, de faire le lit, ou bien le soir d'aller, en l'absence de Céline, rentrer ses boutures et ses pots de fleurs. Comme je l'ai dit, c'était pour le bon Dieu tout seul que je faisais ces choses; ainsi, je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas ! il en était tout autrement; si Céline avait le malheur de ne pas paraître heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes. S'il m'arrivait de causer involontairement de la peine à quelqu'un, au lieu d'en prendre le dessus, je me désolais à m'en rendre malade, ce qui augmentait ma faute plutôt que de la réparer; et, lorsque je commençais à me consoler de la faute elle-même, je pleurais d'avoir pleuré.
Je me faisais vraiment des peines de tout ! C'est le contraire maintenant; le bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens d'autrefois, mon âme déborde de reconnaissance par suite des faveurs que j'ai reçues du ciel, il s'est fait en moi un tel changement que je ne suis pas reconnaissable. Lorsque Marie entra au Carmel, ne pouvant plus lui confier mes tourments, je me tournai du côté des cieux. Je m'adressai aux quatre petits anges qui m'avaient précédée là-haut, pensant que ces âmes innocentes, n'ayant jamais connu le trouble et la crainte, devaient avoir pitié de leur pauvre petite sœur qui souffrait sur la terre. Je leur parlai avec une simplicité d'enfant, leur faisant remarquer qu'étant la dernière de la famille, j'avais toujours été la plus aimée, la plus comblée de tendresses, de la part de mes parents et de mes sœurs; que, s'ils étaient restés sur la terre, ils m'eussent donné sans doute les mêmes preuves d'affection. Leur entrée au ciel ne me paraissait pas être pour eux une raison de m'oublier; au contraire, se trouvant à même de puiser dans les trésors divins, ils devaient y prendre pour moi la paix, et me montrer ainsi que là-haut on sait encore aimer. La réponse ne se fit pas attendre; bientôt la paix vint inonder mon âme de ses flots délicieux. J'étais donc aimée, non seulement sur la terre, mais aussi dans le ciel ! Depuis ce moment, ma dévotion grandit pour mes petits frères et sœurs du paradis; j'aimais à m'entretenir avec eux, à leur parler des tristesses de l'exil et de mon désir d'aller bientôt les rejoindre dans l'éternelle patrie.
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