Saint Syméon le Stylite
Vie de Saint Syméon le Stylite
392-459
Fête le 1er Septembre
Chapitre un
Pays et naissance du saint, et de quelle sorte Dieu l'appela à son service
Tous ceux qui sont sous la domination de l'empire des Romains connaissent l'illustre Syméon, qu'on peut nommer avec raison le grand miracle de l'univers. Les Perses, les Mèdes et les Éthiopiens en ont aussi connaissance, et la réputation de ses innombrables travaux et de ses vertus toutes divines a même passé jusqu'aux Scythes et aux Nomades. Mais encore que j'aie pour témoins de ses combats, qui vont si fort au-delà de toutes paroles, presqu'autant d'hommes qu'il y en a sur la terre, j'appréhende de les écrire, de crainte qu'étant si incroyable, la vérité ne passe dans la suite des temps pour une fable. Car les hommes ayant accoutumé de mesurer tout selon le cours ordinaire des choses du monde et de tenir pour faux ce qui va au-delà des bornes de la nature, il n'y a que ceux qui ont connaissance des secrets de Dieu dans son adorable conduite et de la grâce que son saint Esprit répand dans les âmes qui ne refusent point d'y ajouter foi. Et d'autant que par sa Miséricorde il y en a plusieurs de cet heureux nombre répandus dans tous les endroits de la terre qui donneront une entière créance à mes paroles, cette considération me rassurant, j'entreprendrai ce discours avec non moins de confiance que de joie, et commencerai par rapporter quelle fut la première vocation de ce grand saint. Il naquit dans un bourg nommé Sisa qui est situé sur les confins de notre province et de celle de Cilicie, et la première chose que son père lui apprit fut de mener paître les brebis; en quoi il y a du rapport entre lui et ces admirables saints tant patriarches que législateurs, rois et prophètes, Jacob, Joseph, Moïse, David, Michée et autres. Étant tombé une si grande quantité de neige qu'il ne pouvait mener son troupeau aux champs, il choisit ce temps pour s'en aller à l'église avec son père et sa mère et j'ai appris de sa propre bouche si vénérable et si sainte que là, ayant entendu ces paroles de l'Église qu'on lisait devant le peuple : Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheureux sont ceux qui rient. Bien-heureux sont ceux qui ont le coeur pur, et ce qui suit, il demanda à l'un de ceux qui étaient présents ce qu'il fallait faire pour vivre selon ces instructions, lequel lui avait répondu, que la vie retirée et solitaire était la plus propre pour cela, et la plus capable de nous établir dans une solide vertu. Que cette divine semence s'étant répandue dans le plus profond de son âme, il s'en était allé dans une église des Saints-Martyrs proche de là, où ayant mis les genoux et le visage contre terre, il avait prié Celui qui veut que tous les hommes soient sauvés de la conduire dans la voie d'une parfaite piété. Qu'ayant demeuré assez longtemps en cet état il était tombé dans un doux et agréable sommeil dans lequel il avait eu cette vision : "Il me semblait, disait-il, que je creusais le fonde-ment d'une maison et que j'entendais un homme qui me disait de le creuser encore davantage; ce qu'ayant fait et me voulant reposer, il me commanda derechef de le creuser. Et la même chose étant arrivée quatre fois de suite, il me dit enfin que ce fondement était assez creux, et que je bâtisse désormais tout à mon aise, comme si je n'eusse dû avoir aucune peine dans tout le reste de l'ouvrage."
Chapitre deux
Le saint s'en va dans un monastère, d'où on le prie de se retirer à cause de ses incroyables austérités, puis on retourne le quérir
Au sortir de cette église, il alla dans un monastère de solitaires qui en était proche, et après avoir demeuré deux ans avec eux, le désir d'embrasser une vie encore plus parfaite le fit aller trouver dans le bourg de Telède, dont nous avons parlé ci-dessus, ces divins hommes Amien et Eusèbe, non pas dans la maison qu'ils avaient premièrement établie pour y pratiquer tous les exercices de la plus haute piété, mais dans une autre maison qui en avait tiré son origine, et qu'Eusebonne et Abibe après avoir été pleinement instruits par le grand Eusèbe avaient bâtie. Ces deux saints personnages passèrent toute leur vie dans une telle union et dans une conformité de moeurs si parfaite qu'il semblait qu'une seule âme les animait; ils avaient été cause que plusieurs à leur imitation étaient entrés dans le désir de vivre de la même sorte. Ayant glorieusement achevé leur course, Héliodore prit la conduite des frères. C'était un homme admirable, et qui de soixante et cinq ans qu'il vécut en passa soixante et deux dans cette maison, y ayant été reçu à l'âge de trois ans et avant que d'avoir aucune connaissance des choses du siècle; ce qui lui faisait dire qu'il ne savait pas comment un coq, un pourceau et les autres animaux étaient faits. J'ai vu très souvent ce grand serviteur de Dieu, non sans admirer son extrême simplicité et la pureté de son âme. Ce vaillant soldat de Jésus Christ dont j'écris la vie combattit dix ans sous ses enseignes, et ayant quatre-vingt compagnons de ses combats il les surpassa tous infiniment. Car les autres ne mangeaient que de deux jours l'un, lui seul ne mangeait qu'une fois en chaque semaine. Ses supérieurs le trouvaient mauvais et l'en reprenaient souvent, disant qu'il y avait de l'excès; mais ils ne le pouvaient faire résoudre à modérer une austérité qui lui était si agréable; et j'ai entendu raconter à celui-là même qui gouverne maintenant ce saint troupeau, que ce saint, ayant fait avec des feuilles de palmier une corde si rude qu'à peine la pouvait-on manier avec les mains, il s'en ceignit les reins, non en la mettant au dehors par-dessus son habit, mais au-dedans sur sa peau, et la serra si fort qu'elle lui entra tout à l'entour dans la chair, en sorte qu'ayant passé ainsi dix jours entiers, le sang en sortait à grosses gouttes; ce qu'un des frères ayant aperçu, il lui en demanda la cause. Le saint lui répondant qu'il ne ressentait aucune incommodité, il y porta la main malgré lui et, ayant découvert ce que c'était, le dit au supérieur qui, condamnant une austérité aussi cruelle et joignant ses prières à ses répréhensions, eut toutes les peines du monde à lui arracher cette corde et ne put jamais lui persuader de rien faire pour se guérir. Cette rencontre et autres semblables fit que toute la mai-son ordonna au saint d'en sortir, afin de ne point nuire à ceux qui ne pouvant supporter de si grandes austérités voudraient à son imitation en entreprendre qui seraient au-dessus de leurs forces. Étant allé dans le lieu le plus désert de la montagne et y ayant trouvé un puits sec qui n'était pas fort profond, il y descendit, et là, il chantait les louanges de Dieu. Cinq jours après, les principaux du monastère, ayant regret de l'avoir chassé, envoyèrent deux frères pour le chercher et le ramener. Ceux-ci, ayant fait le tour de la montagne sans le trouver, demandèrent à des bergers s'ils n'avaient point vu un homme d'une telle taille et vêtu d'une telle sorte; ils leur montrèrent le puits, où ils furent aussitôt l'appeler en criant, puis, avec une corde qu'on leur apporta, ils l'en retirèrent avec beaucoup de peine, d'autant qu'il était bien plus difficile d'en remonter que d'y descendre.
Chapitre trois
Le saint demeure reclus durant trois ans
L'ayant ramené au monastère, il y séjourna fort peu et s'en alla dans un bourg nommé Télanisse qui est au bas de la montagne, où il demeure maintenant. Là, ayant rencontré une maisonnette, il y fut reclus trois ans, durant lesquels il travaillait sans cesse à s'enrichir de plus en plus de vertus célestes. Désirant de passer quarante jours sans manger, comme l'avaient fait autrefois Moïse et Elie, il pria ce grand serviteur de Dieu, Basse, qui faisait alors sa visite dans plusieurs bourgs dont les prêtres étaient soumis à sa conduite, de ne laisser quoi que ce fût dans sa cellule et d'en murer la porte avec de la terre. Sur quoi ce bon homme lui ayant représenté que c'était une entreprise trop difficile et qu'il ne devait pas se persuader qu'il y eut de la vertu à se donner la mort à soi-même, puisqu'au contraire, c'était le plus grand de tous les crimes, il lui répondit : "Mon père, laissez-moi donc s'il vous plaît dix pains et une cruche pleine d'eau pour m'en servir si j'en ai besoin." Cela ayant été fait, et la porte ayant été bouchée comme il l'avait désiré, lorsque les quarante jours furent passés, Basse la déboucha, et étant entré, il trouva tous les pains et toute l'eau qu'il y avait mis, et le saint couché par terre sans parole et sans mouvement, comme s'il eût été privé de vie. Ayant demandé une éponge et l'ayant trempée dans de l'eau, il lui arrosa et lava la bouche, et puis lui donna le Corps et le Sang de Jésus Christ. Ce qui l'ayant fortifié, il se leva et prit un peu de nourriture en suçant des laitues, de la chicorée et quelques autres légumes. Basse, rempli d'un extrême étonnement, s'en retourna vers les siens, et raconta ce grand miracle à ses disciples et à ses frères, dont le nombre étant de plus de deux cents, il ne leur permet d'avoir, ni chevaux, ni moulin ni de recevoir de l'argent de qui que ce soit, ni de sortir même pour acheter ce qui leur est nécessaire ou pour visiter leurs amis; mais il leur ordonna de demeurer toujours dans la maison pour y recevoir la nourriture qu'il plaira à Dieu de leur envoyer, ce qu'ils observent encore aujourd'hui, quoique leur nombre soit plus grand qu'il n'était alors. Or, pour revenir à l'admirable Syméon, depuis vingt-huit ans qu'il y a que ce que je viens de dire arriva, il a passé tous les carêmes sans manger, à quoi maintenant il a moins de peine, parce qu'il y est plus accoutumé. Car du commencement il passait les premiers jours tout debout à louer Dieu; les jours suivants, son corps affaibli par le jeûne n'ayant plus la force de se tenir en cet état, il demeurait assis et lisait ainsi son office; et les derniers jours, ses forces étant entièrement abattues et se trouvant comme à demi-mort, il était contraint de se coucher par terre. Lorsqu'il commença à demeurer debout sur une colonne, on ne put le persuader de descendre durant le carême; et il s'avisa, pour n'en bouger, de se faire attacher durant tout ce temps à une poutre qu'on lia à la colonne. Depuis, Dieu ayant répandu du ciel dans son âme une grâce encore plus abondante, il n'a même pas eu besoin de ce secours; mais étant fortifié par la puissance de sa grâce il passe tous ces quarante jours avec une gaieté nonpareille, sans manger quoique ce puisse être.
Chapitre quatre
Le saint va sur une montagne où il se fait attacher, puis détacher par obéissance, fait plusieurs miracles, on venait de tous les côtés du monde pour le voir
Le saint ayant donc, comme j'ai dit, demeuré trois ans dans cette cellule, il s'en alla sur le sommet de cette célèbre montagne, lequel il fit environner d'une muraille bâtie seulement à pierre sèche, et, ayant fait faire une chaîne de fer de vingt coudées de longueur, il s'en fit attacher un bout au pied droit, et l'autre à une grosse pierre, afin de ne pouvoir même quand il voudrait, sortir hors de ces limites. Et là, sans que la chaîne dont il était ainsi attaché pût empêcher son esprit de s'en-voler dans le ciel, il s'occupait sans cesse à contempler des yeux de la foi et de la pensée les choses qui sont au-dessus du ciel. Sur quoi, Mélèsse, ce grand personnage qui était alors patriarche d'Antioche et que sa prudence et son esprit rendaient si célèbre, lui ayant représenté que la volonté conduite par la raison étant assez forte par elle-même pour tenir le corps dans ses liens, cette chaîne était inutile, il obéit sans contester, et envoya quérir un serrurier pour la rompre. Or, d'autant que pour empêcher qu'elle n'entrât dans sa chair on avait mis un morceau de cuir entre-deux, il fallut aussi le déchirer, et en l'ôtant on trouva plus de vingt gros vers qui étaient cachés dessous; ce que Mélesse assurait avoir vu de ses propres yeux, et j'ai cru le devoir rapporter ici pour faire connaître l'extrême patience du saint, qui pouvant facilement écraser ces vers endurait si constamment leurs fâcheuses et importunes piqûres, afin de s'accoutumer par ces petites souffrances à en supporter de plus grandes. Sa réputation se répandant partout, non seulement les habitants des environs, mais ceux qui en étaient éloignés de plusieurs journées venaient de tous côtés vers lui. Les uns lui amenaient des paralytiques, les autres des malades de diverses maladies pour les guérir, et les autres le conjuraient de demander pour eux des enfants à Dieu, et d'obtenir de sa bonté par ses prières ce que la nature leur refusait. Ceux d'entre eux dont les désirs étaient exaucés s'en retournant avec joie et publiant les grâces qu'ils avaient reçues, étaient cause que d'autres en plus grand nombre venaient pour en recevoir de semblables. Ainsi, chacun y abordant de toutes parts, on voit en ce lieu une si grande multitude de personnes, qu'il semble que ce soit une mer qui reçoit par tant de divers chemins ainsi que par autant de fleuves ce nombre infini de peuples qui y vient de tous côtés. Car on n'y voit pas seulement les habitants de notre province, mais aussi des Ismaélites, des Perses, des Arméniens, des Ibères, des Éthiopiens et d'autres peuples plus éloignés encore que ceux-là. Il en vient aussi des endroits d'Occident des plus reculés, comme des Espagnols, des Anglais, des Français et des autres provinces qui leur sont voisines. Quant à l'Italie, il serait inutile d'en parler, puisqu'on assure que ce saint est si célèbre dans Rome, qu'ils mettent de petites images de lui à l'entrée de leurs boutiques, comme pour chercher de l'assurance et de l'appui dans sa protection et dans son secours.
Chapitre cinq
Raisons qui obligent le saint de passer le reste de sa vie sur une colonne, conversions merveilleuses qui s'y faisaient; et du respect incroyable que les plus barbares avaient pour lui
Or, d'autant que le nombre de ceux qui venaient vers lui était innombrable, et que chacun s'efforçait de le toucher dans la créance que ces peaux dont il était revêtu portaient quelque bénédiction; ces extrêmes honneurs qu'on lui rendait lui semblant non seulement excessifs, mais extravagants et ne pouvant davantage souffrir une chose qui lui était si importune, il s'avisa de demeurer sur une colonne, et en fit faire d'abord une de six coudées de haut, puis de douze, puis de vingt-deux; et celle sur laquelle il est maintenant est de trente-six coudées, le désir qu'il a de s'envoler dans le ciel faisant qu'il s'éloigne de plus en plus de la terre. Quant à moi, j'estime qu'une chose si extraordinaire n'est point arrivée sans une conduite particulière de Dieu; et je prie ceux qui prennent plaisir de trouver à redire à tout, de donner un frein à leur langue, et de considérer que Dieu fait souvent des choses semblables pour réveiller et pour exciter ceux qui s'endorment dans la négligence et dans la paresse. Ainsi, Il commanda à Isaïe d'aller non seulement nu-pieds, mais tout nu; à Jérémie de ceindre ses reins pour annoncer ainsi ses prophéties aux incrédules, et quelquefois même de mettre à son cou des chaînes de bois et de fer; à Osée de prendre une femme de mauvaise vie, puis de reprendre et d'aimer la sienne, quoique méchante et adultère; et à Ézéchiel de dormir durant quarante jours sur le côté droit, et durant cent cinquante jours sur le côté gauche; puis de faire un trou dans la muraille et de s'enfuir par là, pour figurer en sa personne la captivité dont le peuple était menacé. Il lui a aussi commandé en d'autres rencontres d'aiguiser la pointe d'une épée, de raser sa tête, et de diviser ses cheveux en quatre parties dont il en jetterait deux d'un côté et deux de l'autre, et autres choses semblables qui seraient trop longues à rapporter. Toutes lesquelles choses ce souverain Arbitre de l'univers a ordonnées de la sorte, afin que ceux qui refusaient d'obéir à sa parole et d'écouter les prophéties qu'Il leur faisait annoncer, fussent portés à les entendre par l'étonnement que leur donnerait un spectacle si nouveau et si extraordinaire. Car qui pourrait n'être point surpris de voir un homme si saint marcher tout nu, et ne point désirer en savoir la cause ? Et qui pourrait ne point s'enquérir des raisons qui auraient pu obliger un prophète à prendre pour femme une personne de mauvaise vie ? Ainsi donc que Dieu a commandé autrefois toutes ces choses pour l'utilité de ceux qui n'avaient pas le courage de Le servir, il a de même été l'auteur d'une action si admirable et si extraordinaire, afin que chacun étant poussé du désir de voir un miracle si nouveau, vînt pour en être spectateur, et fût porté par là à ajouter foi aux avis que le saint leur donnerait pour leur salut. Car des prodiges si inouïs sont comme une préparation qui nous engage à recevoir les instructions que l'on nous donne. Et comme les rois changent de temps en temps les figures de leurs monnaies, tantôt en y faisant mettre l'image d'un lion, tantôt celle d'une étoile, et tantôt celle d'un ange, pour ajouter encore quelque chose au prix de l'or par ce changement; ainsi le Roi de tout l'univers ajoutant à la piété ordinaire de ses saints des manières de vie si nouvelles, ils excitent non seulement les fidèles, mais les incrédules même à célébrer ses louanges dont il ne faut point d'autre preuve que ce qui est arrivé en cette rencontre, puisque le séjour de ce saint sur cette colonne a porté la lumière dans l'âme d'un si grand nombre d'Ismaélites qui étaient auparavant ensevelis dans les ténèbres du paganisme. Car cette lampe si éclatante étant exposée de la sorte comme sur un chandelier fort élevé, et jetant ainsi qu'un soleil, des rayons de toutes parts, on voit comme j'ai dit des Ibériens, des Arméniens et des Perses recevoir le saint baptême. Et quant aux Ismaélite qui y viennent par de grandes troupes de deux cents et de trois cents et de mille quelquefois, ils abjurent en criant à haute voix l'idolâtrie de leur pays; ils foulent aux pieds en présence de cette brillante lumière du christianisme les images de ces fausses divinités qu'ils avaient auparavant adorées; ils dé-testent avec horreur les cérémonies abominables qu'ils faisaient en l'honneur de leur Vénus; ils embrassent avec révérence les divins mystères de la foi; ils renoncent aux coutumes et aux moeurs de leur pays, pour recevoir de la bouche sacrée de ce grand saint les lois qu'ils doivent observer à l'avenir. J'ai été témoin de tout ce que je viens de dire, et je l'ai vu une fois entre autres avec un extrême péril. Car le saint ayant commandé de venir à moi pour recevoir la bénédiction épiscopale, en les assurant qu'elle leur serait très utile, ils se jetèrent en foule sur moi avec une impétuosité de barbares, les uns me tirant par le devant, les autres par derrière, et les autres par les côtés; ils m'arrachaient la barbe et déchiraient mes habits; en sorte que je crois en vérité qu'ils m'auraient étouffé si le saint ne leur eût crié de se retirer, à quoi ils obéirent tous à l'heure même, tant cette colonne dont les railleurs font gloire de se moquer, produisait d'effets admirables, et tant elle lançait de rayons de la connaissance de Dieu dans les esprits de ces barbares; dont voici encore une autre remarque que j'ai faite. Une communauté d'entre eux priant ce divin homme d'envoyer sa bénédiction à leur gouverneur, et une autre communauté s'y opposant et disant qu'il devait plutôt l'envoyer au leur, d'autant qu'il aimait la justice et que l'autre était très injuste, après une longue contestation ils s'échauffèrent si fort dans leur dispute qu'enfin ils en vinrent aux mains. Je leur dis tout ce dont je me pus aviser pour les apaiser, et leur représentai que le saint pouvait envoyer sa bénédiction à l'un et à l'autre de ces gouverneurs. Mais les uns soutenant que le premier dont j'ai parlé ne méritait pas de la recevoir, et les autres s'efforçant d'empêcher que l'autre gouverneur ne l'eût aussi, le saint fut contraint de les menacer et de leur parler rude-ment pour apaiser cette dispute, comme il fit enfin, mais non sans peine. Ce que j'ai rapporté pour faire voir quelle était l'opinion qu'ils avaient de sa sainteté, puisqu'ils ne se fussent pas ainsi emportés de fureur les uns contre les autres s'ils n'eussent cru que sa bénédiction eût été très puissante et très efficace.
Chapitre six
Miracles et prédications du saint
Je lui ai aussi vu faire un miracle fort célèbre. Un gouverneur d'une autre communauté de Sarrasins étant venu le prier de vouloir guérir un homme qui était devenu paralytique dans un grand château nommé Callinique, et l'ayant fait apporter devant lui en présence de tout le monde, le saint lui commanda de renoncer à l'impiété de ses pères, ce qu'ayant fait de très bon coeur, il lui demanda s'il croyait au Père, au Fils et au saint Esprit; à quoi ayant répondu qu'oui, il lui dit : "Je vous commande donc en leur nom de vous lever." Il se leva à ces paroles, et ensuite le saint lui commanda de porter sur ses épaules jusque dans son lit le gouverneur qui était un fort grand homme; à quoi il obéit aussi à l'heure même. Tous ceux qui se trouvèrent présents louèrent Dieu d'un si grand miracle, dans lequel le saint imita notre Seigneur lorsqu'Il commanda à un paralytique d'emporter son lit, dont personne ne doit s'étonner, puisqu'Il a dit de sa propre bouche : "Celui qui croit en Moi fera les mêmes choses que Je fais, et de plus grandes encore." Ce que les effets ont confirmé. Car son ombre n'ayant jamais fait de miracle, celle de saint Pierre a guéri les malades, délivré les possédés et ressuscité les morts; mais c'était toujours le Seigneur qui faisait ces miracles par ses serviteurs; et le divin Syméon en fait encore maintenant infinis semblables en son nom, entre lesquels en voici un qui ne cède point à l'autre. Un Ismaélite qui était homme de condition et du nombre de ceux qui avaient embrassé la foi salutaire de Jésus-Christ, ayant promis à Dieu en présence du saint de ne manger jamais rien qui eût vie, je ne sais comment il arriva qu'il osât tuer une poule et en manger. Sur quoi Dieu voulant lui faire connaître sa faute par un miracle manifeste, et honorer en même temps son serviteur qui avait été témoin de son voeu, il changea en pierre le reste de la chair de cette poule, en sorte que quand il l'aurait voulu il lui aurait été impossible d'en manger; ce qui l'ayant effrayé, il vint en grande hâte trouver le saint, auquel il découvrit son péché en présence de tout le monde, en demanda pardon à Dieu, et implora le secours de son serviteur pour en recevoir l'absolution par l'assistance de ses prières, auxquelles rien n'était impossible. Plusieurs virent ce miracle et touchèrent de leurs propres mains l'estomac de cette poule, dont une partie était d'os et l'autre de pierre. Quant à moi, non seulement j'ai vu ce prodige, mais je lui ai aussi entendu prédire ce qui devait avenir. Car il me prédit deux ans auparavant qu'elle arrivât, cette extrême sécheresse qui produisit une si grande stérilité, laquelle fut suivie de la famine, et la famine de la peste, en m'assurant qu'il avait vu un bâton dont Dieu menaçait les hommes, et qui signifiait les maux par lesquels il les voulait châtier. Une autre fois, il prédit qu'il viendrait une grande multitude de chenilles; mais qu'elle ne feraient pas beaucoup de mal, d'autant que Dieu par sa bonté ferait bientôt cesser ce châtiment. Trente jours après, nous vîmes venir tant de chenilles que l'air en était tout obscurci; mais elles ne touchèrent ni aux grains, ni à rien de ce qui peut servir à la nourriture des hommes, et ravagèrent seulement toutes celles des animaux. Un certain homme me persécutant, il me prédit aussi que quinze jours après il me laisserait en repos, et l'effet confirma sa prédiction. Je pourrais rapporter plusieurs exemples semblables que la crainte d'être trop long me fait omettre, puisque ceux-ci me suffisent assez pour faire connaître combien son esprit était clairvoyant dans les choses spirituelles.
Chapitre sept
De la révérence que le roi de Perse et toute sa cour avaient pour le saint, la reine des Ismaélite obtient un fils par ses prières, persévérance du saint dans la prière, nombre incroyable de ses adorations, d'un ulcère qu'il avait à la cuisse
Le saint fut aussi en très grande vénération dans l'esprit du roi de Perse, qui comme le racontaient ceux qui étaient venus de sa part vers lui, disaient qu'il s'enquérait très particulièrement de sa manière de vie et de ses miracles, et que la reine sa femme avait demandé et reçu comme un fort grand pré-sent de l'huile qu'il avait bénie. Ils assuraient aussi que nonobstant les calomnies de leurs mages contre le saint, toutes les personnes de la cour de ce prince s'informaient avec grand soin de ses actions, et disaient après les avoir entendues, que c'était un homme tout divin. La reine des Ismaélite étant stérile et désirant avec passion d'avoir des enfants, elle envoya des principaux de sa cour pour le conjurer de lui en obtenir de Dieu par ses prières. Son souhait ayant été exaucé et étant accouchée d'un fils, elle mena ce petit roi à l'homme de Dieu, et d'autant que les femmes ne le voyaient point, elle le lui envoya pour recevoir sa bénédiction, et lui manda ces paroles : "Voici un fruit qui vous appartient, je n'ai contribué pour le produire que mes larmes et mes prières, mais les vôtres en attirant comme une douce rosée la grâce de Dieu, lui ont donné sa perfection, et l'ont rendu tel qu'il est maintenant." Mais m'efforcerai-je ainsi toujours de sonder la profondeur de la mer la plus profonde, sans considérer que si cela est impossible, il ne l'est pas moins d'égaler par des paroles la grandeur des actions d'un homme si extraordinaire ? J'avoue que ce que j'admire le plus en lui c'est son incroyable persévérance. Car n'y ayant point de portes au lieu où il est, et une grande partie du mur qui pourrait le couvrir étant abattue, il demeure jour et nuit exposé à la vue de tout le monde, comme un spectacle si nouveau et si merveilleux qu'il remplit les esprits d'étonnement, tantôt demeurant debout durant un très long temps, et tantôt se baissant pour adorer Dieu. Le nombre de ses adorations est si grand qu'il y en a plusieurs qui les comptent, et l'un de ceux qui m'accompagnaient en ayant compté un jour jusqu'à douze cent quarante quatre, enfin il se lassa de les compter. Sur quoi il faut remarquer qu'il ne se baisse jamais pour faire ces adorations, qu'il ne touche de son front les doigts de ses pieds, parce que ne mangeant qu'une seule fois en une semaine, il a le ventre si plat qu'il n'a nulle peine à se courber. A force de se tenir debout il lui est venu un ulcère au pied gauche d'où il sort continuellement du sang corrompu, sans que rien de tout cela puisse ébranler sa constance; mais il supporte avec courage et une gaieté nonpareille et les travaux auxquels il s'est engagé volontairement, et ceux qui lui arrivent sans qu'il les recherche. Or je veux rapporter ici par quelle rencontre il fut contraint de découvrir cet ulcère. Un homme qui était venu sur la montagne lui ayant dit : "Je vous conjure par Celui qui est la vérité même, qui convertit les hommes à Lui, de me dire si vous êtes comme nous revêtu d'un corps, ou si vous n'êtes qu'un pur esprit." Ceux qui se trouvèrent présents supportant avec peine une semblable demande, le saint les pria tous de se taire, et en s'adressant à cet homme, il lui demanda pourquoi il lui faisait cette question. A quoi lui ayant répondu : "Que c'était à cause qu'il avait entendu dire à plusieurs qu'il ne mangeait et ne dormait point, quoi que ces deux choses soient si propres et si naturelles aux hommes, qu'ils ne sauraient vivre sans manger et sans dormir," il commanda qu'on apportât une échelle, et l'ayant fait monter auprès de lui, il lui montra ses deux mains, et puis lui dit de mettre les siennes sous sa robe qui était de cuir, et de regarder non seulement ses pieds, mais aussi cet étrange ulcère dont la grandeur ayant étonné cet homme, et ayant su du saint qu'il prenait de temps en temps de la nourriture, il descendit et me raconta tout ce que je viens de dire.
Chapitre huit
De la modération, de la modestie, de la douceur, et de la science infuse du saint, du soin qu'il prenait de l'église, et conclusion de tout ce discours.
Il donne aussi dans les fêtes publiques et solennelles une autre preuve de son incroyable patience. Car depuis que le soleil se couche jusqu'à ce qu'il se lève le lendemain, il demeure durant toute la nuit les mains élevées vers le ciel sans jamais fermer les paupières, ni sans chercher le moindre repos. Et au milieu de tant de travaux, de tant d'actions si extraordinaires et si éclatantes, et d'une telle multitude de miracles, il demeure toujours dans une aussi grande modération d'esprit que s'il était le moindre de tous les hommes. Mais si sa modestie est extrême, sa douceur ne l'est pas moins; et il ne se peut rien ajouter à la bonté avec laquelle il répond aux pauvres, aux artisans, aux paysans, et généralement à tous ceux qui vont lui parler. Dieu qui lui est si libéral en toutes choses, lui a aussi accordé le don de science, comme il paraît par les exhortations qu'il fait deux fois chaque jour, dans lesquelles il discourt avec un jugement et une sagesse admirable, et il répand dans l'esprit de ses auditeurs par l'assistance du saint Esprit des instructions toutes saintes, pour les porter à ne regarder que le ciel, à voler sur les ailes de leurs désirs, à renoncer à la terre, à se représenter incessamment le royaume que nous espérons de posséder, à trembler au bruit des menaces des supplices éternels, à mépriser les choses présentes, et à espérer les futures. On voit aussi ce grand saint faisant la fonction de juge, rendre des jugements très justes et très équitables, et il s'emploie à cette occupation et autres semblables après None. Car il est continuellement en prière durant toute la nuit et tout le jour, jusqu'à cette heure-là. Mais sitôt qu'elle est venue, il fait au peuple des exhortations toutes divines, il écoute leurs demandes, il accorde leurs différends, et guérit diverses maladies; puis, quand le soleil se couche, il commence à s'entretenir avec Dieu. Mais parmi toutes ces occupations il ne néglige pas ce qui concerne l'Église, tantôt en combattant l'impiété des idolâtres, tantôt en terrassant la résistance opiniâtre des Juifs, et tantôt en dissipant les factions des hérétiques. Quelquefois aussi il écrit à l'empereur sur de semblables sujets, il réveille quelquefois le zèle des magistrats en ce qui regarde le service de Dieu; quelquefois il exhorte même les prélats d'avoir davantage de soin des âmes qui leur sont commises. En comparant toutes les actions de ce grand saint jointes ensemble à une pluie qui tombe du ciel, tout ce que je viens d'en écrire, n'en est qu'une goutte; en les comparant à une ruche de miel, je n'ai fait autre chose que d'en prendre un peu au bout du doigt pour en faire goûter l'extrême douceur à ceux qui liront ceci; et ce que chacun en publie, va extrêmement au-delà de ce que j'en ai rapporté. Aussi n'ai-je pas entrepris d'en faire une relation entière, mais seulement de montrer par un petit échantillon de chaque partie de sa vie, combien admirable elle est en son tout. Je ne doute point que d'autres n'en écrivent beaucoup davantage, puisque si Dieu prolonge ses jours, il sera possible encore de plus grands miracles que ceux que nous avons déjà vus. Je souhaite et demande à Dieu de tout mon coeur, que comme cet homme admirable est la gloire et l'ornement de notre sainte religion, il obtienne de sa bonté et par la continuation de ses prières, de persévérer jusqu'à la fin dans de si saints et de si louables travaux, et qu'Il me fasse la grâce de régler ma vie selon les préceptes de son évangile.
Texte de Théodoret, évêque de Cyr
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