Spiritualité Chrétienne

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Les Martyrs de la Révolution Française de Bordeaux

Les Martyrs de la Révolution Française de Bordeaux

1793-1796

 

Bordeaux, ancienne capitale de la province de Guyenne, que la géographie révolutionnaire a transformée en chef-lieu du département de la Gironde, a fini par subir cruellement la peine des torts qu'eurent dans nos grandes assemblées, plusieurs des députés qu'il y avait introduits. Les talents distingués qu'ils y employèrent avec des vues anti-monarchiques, en firent les chefs de la faction qui voulait le gouvernement républicain, et qu'on appela Girondine. On a déjà vu qu'ils furent vaincus, et succombèrent les 31 mai et 2 juin 1793 par l'effet des manœuvres réunies de deux autres factions, toutefois discordantes entre elles, celle de Danton et celle de Robespierre. Le plan de fédéralisme républicain, que ceux-ci leur reprochèrent, servit alors de prétexte à d'innombrables proscriptions dans le midi de la France. Bordeaux qui paraissait être un des foyers du fédéralisme, Bordeaux où, ne voulant plus reconnaître l'autorité de la Convention, l'on avait formé une commission populaire de salut public en opposition à ses comités de salut public et de sûr été générale, pendant que Lyon soutenait un siège contre leurs troupes, Bordeaux fut compris dans le décret du 2 novembre, qui livrait « aux tribunaux révolutionnaires et aux commissions militaires, déjà formés dans ces deux villes, tous ceux qui seraient prévenus d'avoir pris part aux conspirations qui y avaient éclaté ». La faction Dantoniste qui venait de présider au choix des proconsuls, et d'envoyer Collot-d'Herbois à Lyon, avait en même temps envoyé à Bordeaux Ysabeau et Tallien; et ceux-ci, en y faisant emprisonner un grand nombre de personnes, y avaient, dès le 22 octobre, établi, par un arrêté de ce jour, une commission militaire composée de sept membres, qui n'avaient d'autre soin à prendre que celui de reconnaître l'identité des personnes amenées devant eux pour les « faire exécuter sur-le-champ ». Le décret de mort que les Girondins de la Convention avoient fait rendre dans l'intérêt de leur système le 27 mars, ce décret qui mettait hors de la loi tous les aristocrates et tous les ennemis de la révolution, fut celui-là précisément que la commission employa pour les perdre eux-mêmes; et, dans le vague de cette imputation, furent aisément comprises toutes les personnes odieuses à la faction athéiste, contre lesquelles on avait en outre l'accusation de fanatisme.

 

Si donc, parmi les victimes qu'immolait cette commission, en exercice depuis le 25 octobre, il y en avait beaucoup qui ne périssaient que pour des causes politiques, il en était aussi qu'on ne sacrifiait qu'à raison de leur Foi et de leur piété. Ces vertus, de tout temps florissantes dans le clergé et parmi les fidèles du diocèse de Bordeaux, semblaient s'y être animées d'une nouvelle ardeur, depuis que la religion y avait été scellée par le sang de deux saints prêtres, barbarement massacrés à cause de leur Foi, l'année précédente, le jour même de la fête révolutionnaire du 14 juillet. La ferveur de ces vertus ainsi ravivées formait un heureux et frappant contraste avec les épouvantables scandales des fêtes de la soi-disant Raison que l'athéisme donnait à Bordeaux, où sa tyrannie s'établissait sous les auspices principalement du plus jeune des deux proconsuls. Non content d'avoir, comme cela se pratiquait ailleurs, placé sur les autels une impudique comme une divinité nationale, il faisait journellement figurer comme telle, à côté de lui, dans les rues et les promenades, parmi les Victimes expirantes, une femme qui, portée avec lui sur Une; voiture découverte, avait le bonnet rouge sur la tête, tenait d'une main une pique, et reposait l'autre sur l'épaule du proconsul. De concert avec son collègue, il se glorifiait encore le 11 mars, devant la Convention, de faire guillotiner les plus saintes religieuses, les prêtres qui n'avaient jamais manqué à leurs devoirs, et même ceux qui, les ayant trahis par la prestation du serment, conservaient encore quelques restes de l'esprit du sacerdoce.

 

Alors commençaient à perdre de leur puissance dans la Convention, la faction des Hébert, des Danton, des Chaumet et autres Dantonistes que Robespierre fit livrer successivement au fer de la guillotine, dans l'intervalle du 4 mars au 13 avril. Déconcertés par ce revers de leur parti, les proconsuls qui faisaient ensanglanter Bordeaux par leur commission militaire, la rendirent un peu réservée à l'égard des Victimes politiques; mais, s'appuyant sur les décrets de mort rendus précédemment contre les prêtres insermentés, ils en firent encore, les 8 et 14 germinal (28 mars et 3 avril), envoyer plusieurs à la mort, en quoi ils se montrèrent moins timides que les proconsuls de Nantes et de Lyon, dont la fureur sanguinaire parut alors subitement enchaînée. Celle des proconsuls de Bordeaux ne le fut réellement que par la loi du 27 germinal (16 avril 1794), qui cassa leur commission, en révoquant leurs pouvoirs.

 

Comme ils vinrent soutenir dans la Convention que le nombre des contre-révolutionnaires était encore immense dans Bordeaux, le comité de salut public se crut autorisé à remettre en activité vers le milieu de prairial (commencement de juin) la commission militaire de cette ville; et Roberspierre dont l'influence était alors à son plus haut période, fit envoyer, pour en diriger les juges, un jeune homme de dix-huit ans qui lui était dévoué, mais à qui la légèreté de son âge, la pétulance de son caractère, et l'éblouissement d'un pouvoir inespéré ne permirent pas de bien pénétrer les intentions de celui qui l'avait choisi, sans avoir pu lui dévoiler tous ses secrets. La commission de Bordeaux se remit donc en exercice; et, dès le 18 prairial (6 juin), elle envoya trois prêtres à l'échafaud. Le jeune proconsul extraordinaire, ivre de son pouvoir autant que de fureur révolutionnaire, et disposé à tous les excès qui pouvaient entrer dans les vues du comité de saint public, continua de le servir avec une aveugle fureur, après le 24 prairial, sans se douter que son patron, Roberspierre, n'y exerçait plus d'empire, et s'en était même retiré. Dans le court espace de trente-trois jours, c'est-à-dire depuis le 6 messidor (24 juin), jusqu'au 9 thermidor (27 juillet), où Robespierre fut terrassé par la faction Dantoniste Thermidorienne, la commission militaire de Bordeaux, sous l'aveugle direction de l'effréné jeune homme, dirigé lui-même parle comité de salut, public, qui triplait, à Paris, le nombre des victimes, envoya à l'échafaud plus du double environ de celui des prêtres et des personnes pieuses qui avoient péri dans les six mois précédents.

 

La chute de Robespierre paralysa le jeune proconsul; et la commission militaire, restant stupéfaite, cessa d'elle-même ses fonctions. Jusqu'alors on n'avait point songé à se défaire, parla déportation, de neuf cents prêtres environ qui étaient renfermés en diverses prisons de Bordeaux et à Blaye. Il en avait été amené près de soixante du département de l'Aveyron, presque autant de celui de la Corrèze; beaucoup d'autres l'avaient été de ceux du Puy-de-Dôme, de l'Ariège, de la Haute-Loire, du Cantal, de l'Indre-et-Loire, de la Cote-d'Or, du Rhône, du Var, de Vaucluse, etc., comme des départements voisins de celui de la Gironde. Parmi ces prêtres insermentés captifs, il en était aussi de Bordeaux même, notamment les vieillards et les infirmes de ce département, qui avoient été mis en réclusion d'après la loi du 26 août 1792.

 

Déjà les Thermidoriens triomphaient avec leurs astucieuses démonstrations verbales de justice, lorsque, trois mois après la mort de Robespierre, ils firent embarquer, sur trois navires, pour être déportés à la Guyane, environ six à sept cents de ces prêtres; et les navires, empêchés par les croisières anglaises de se lancer en pleine mer, allèrent, comme à l'aventure, le long de la côte, vers l'endroit où se trouvait à l'ancre, devant l'île Madame, le petit nombre de ceux de l'embarquement de Rochefort qui survivaient encore à leurs compagnons décédés. Déjà le sort de ceux-ci était devenu moins rigoureux, par un effet de l'incertitude craintive qui s'était emparée de l'esprit des commandants de leurs navires, à la lecture de ce que les Thermidoriens faisaient écrire dans les journaux, soit pour vanter leur modération, soit pour accuser, avec le tyran qu'ils avoient remplacé, ceux qui avoient persécuté avant sa chute, n'importe par quel ordre. Les commandants des trois navires bordelais, dans la même anxiété, et croyant à la possibilité du retour de la justice, se gardaient bien d'user de rigueur envers leurs prêtres, dont la délivrance leur semblait prochaine. Ce qui les concerne en cette circonstance est exposé d'une manière si touchante, par deux prisonniers de la déportation de Rochefort, Messieurs Rousseau et de la Biche, dans leurs récits imprimés, que nous ne saurions mieux faire que de les laisser parler eux-mêmes, en fondant toutefois leurs deux récits en un seul.

 

« Vers la fin de l'automne, disent-ils, lorsque nous étions encore à l'ancre vers la rade de l'île Madame, et lorsque nos commandants ne répondaient à nos demandes, qu'en nous donnant l'espoir d'être bientôt remis à terre, cet espoir, que l'humanité aurait dû réaliser à l'instant, fut tout à coup banni presque entièrement de nos cœurs, par l'arrivée de trois bâtiments remplis aussi de prêtres, qui étaient partis depuis peu de Bordeaux. Le bruit de leur arrivée circulait dans nos vaisseaux depuis près d'un mois; mais nous aimions à croire que la connaissance qu'on devait avoir à Bordeaux de nos malheurs, aurait épargné à des hommes qui n'étaient pas plus coupables que nous, un supplice aussi mortel que le nôtre. Nous ne pouvions concilier ce nouvel acte de barbarie avec ce qu'on appelait avec tant d'emphase, la chute du tyran, et le retour de la justice et des lois.

 

Bientôt ces nouveaux compagnons d'infortune furent rapprochés assez près de nous, pour que nous pussions les voir elles entendre. Instruits sans doute de nos maux, et persuadés que l'amertume abreuvait nos cœurs, ils cherchèrent, avant de nous adresser de loin la parole, à distraire un instant notre douleur, en exécutant, sur un des ponts les plus élevés de leur navire, une petite symphonie touchante, à laquelle nous répondîmes par les applaudissements de la plus vive reconnaissance. Après ce premier tribut offert de part et d'autre, à l'intérêt qu'inspirait un malheur commun, ces dignes confrères hasardèrent quelques questions sur la situation où nous étions. Nos réponses les portèrent à nous demander de plus grands détails, par lesquels ils apprirent la mort d'une foule de leurs compatriotes et de leurs amis, qui avoient été embarqués avec nous. Cette conversation ne put pas être bien prolongée, parce que nous avions lieu de craindre qu'elle ne fût brutalement interrompue par les officiers de notre navire; mais nous ne restâmes pas longtemps sans être dédommagés de ce sacrifice qu'un reste de crainte nous commandait.

 

Trois ou quatre jours après cette entrevue lointaine et presque furtive, plusieurs d'entre eux accompagnèrent deux des officiers de leur équipage qui venaient visiter ceux du nôtre. Ah! ce fut alors que nous nous livrâmes, avec une tendre émotion, à tous les sentiments que notre seul rapprochement avait produits. Avant de nous connaître, nos cœurs, déjà unis par la communauté du même sort et de la même cause, étaient déjà, pour ainsi dire, confondus dans les doux liens d'une amitié réciproque. Ils le furent bientôt par ceux de la reconnaissance. Touchés du spectacle déchirant de notre misère, ils ne voulurent pas nous quitter avant de nous avoir fait promettre de partager avec eux. le peu qu'ils possédaient encore dans leurs vaisseaux. Ils n'avaient pas été, comme nous, traînés devant des comités de spoliation, et livrés ensuite, sur les vaisseaux, à des hommes avides de leur dépouille. Ils n'étaient pas, comme nous (vu l'époque tardive de leur embarquement), environnés d'une cohorte de soldats, et surtout d'une bande de matelots, pour qui la rapine semblait un besoin. Les officiers de leurs vaisseaux adoucissaient le malheur de leur position par beaucoup d'égards. Nous avons pu en juger lorsque, quelques jours après, nous eûmes obtenu de nos officiers la permission d'aller rendre à nos confrères de Bordeaux, la visite qu'ils nous avaient faite. Mais quel fut leur étonnement quand ils revirent parmi nous les parents et les amis qu'ils y avaient! Ils ne pouvaient plus les reconnaître, tant les souffrances nous avoient maigris, desséchés, réduits à rien. Elles avoient achevé de dépouiller nos têtes, arrêté la sève de notre barbe, rembruni étrangement notre teint, et horriblement altéré les traits de notre visage. Ces vénérables confrères qui, jusque-là, s'étaient regardés comme les plus malheureux des détenus, et qui, en effet, avaient été mis à de bien rudes épreuves, croyaient alors n'avoir rien souffert, en comparaison de ce que nous éprouvions nous-mêmes; et ils ne pouvaient, en nous contemplant, retenir leurs larmes et leurs sanglots. Quoiqu'ils commençassent à tomber dans la détresse, ils nous offrirent, non seulement pour nous, mais encore pour les autres confrères restés dans nos navires, tout ce dont ils pouvaient disposer: argent, linge, habits, souliers. Ils voulurent qu'entre eux et nous tout fût commun. Nous leur rendons le même témoignage que saint Paul rendait aux fidèles de Macédoine, « qu'ils furent charitables, selon leur pouvoir, et même au-delà de leurs facultés ». Les visites réciproques se réitérèrent de temps en temps, jusqu'au 1" février 1795, où nos vaisseaux quittèrent le Port des Barques, pour nous amener à Saintes ».

 

Les déportés de Bordeaux furent, dans le même temps, débarqués en partie au port de la ville de Brouage, et les autres reconduits à Blaye et à Bordeaux. Ceux-ci et ceux-là restèrent encore longtemps détenus, avant de pouvoir retourner dans leurs provinces respectives. Ceux qui l'étaient à Blaye ou à Bordeaux, n'eurent pas cette liberté avant la fin de 1795. L'abominable Convention, malgré la feinte humanité des Thermidoriens, s'était dissoute le 25 octobre, sans daigner s'occuper d'eux. Que disons-nous? elle avait même voulu, en expirant, qu'ils rétrogradassent sous le poids de leurs précédents malheurs. Tel avait été le but de sa loi du 3 brumaire (25 octobre) 1795, comme on le peut voir à notre article: Lois et Tribunaux Révolutionnaires.

 

Les prêtres qui étaient prisonniers à Brouage s'y trouvaient encore en décembre suivant; et ils y souffraient des maux presque aussi cruels que ceux dont les prêtres de la déportation de Rochefort avoient été les victimes, sur leurs vaisseaux. Indépendamment de ce que l'air de cette petite ville, tombant en ruines, est humide et malsain, à raison des marais salants dont elle est environnée, n'ayant guère que cent habitants, elle n'offrait pas beaucoup de ressources de charité à ces prêtres. Leur situation était si déplorable, que les officiers municipaux de Brouage s'intéressèrent eux-mêmes à ce qu'ils en fussent tirés par l'autorité même du corps législatif qui avait succédé à la Convention. Ils firent constater leur situation par un médecin dont ils signèrent le procès-verbal. « Je certifie, disait-il, le 12 brumaire (2 novembre 1795), que le plus grand nombre de ces prêtres sont atteints de fièvres fort tenaces et opiniâtres; d'autres, d'une dysenterie violente qui en a porté plusieurs au tombeau, et notamment, depuis quinze jours, huit ont succombé. Dans ce moment, le nombre de ceux dont la santé est passable, suffit à peine pour porter les autres en terre. Plusieurs manquent de vêtements; et une partie couche sur les planches, n'ayant pas seulement de la paille, etc. etc. Signé de la Grave, officier de santé; et certifié par les officiers municipaux de la commune de Brouage (siégeant) à Marennes, le 14 brumaire. Signé Divrit et Tinbaud ».

 

Monsieur de la Biche, en transcrivant ce certificat, vers le commencement de 1796, disait avec raison: « Comment, en le lisant seulement, l'autorité n'a-t-elle pas sur-le-champ ordonné que ces prêtres fussent renvoyés chez eux ? » Ne comprenant pas encore, ce que nous avons expliqué, comment ces vainqueurs Thermidoriens qui rejetaient sur Robespierre les persécutions qu'ils avaient faites eux-mêmes, les continuaient encore après sa mort, M. de la Biche s'écriait, avec un pressentiment confus de nos explications: « Ah ! Robespierre n'est donc pas aussi mort qu'on le pense; ou, certes, son abominable système de cruauté lui survit ». Ce système était principalement celui des Dantonistes mêmes de septembre 1792, qui, vaincus en mars 1794, étaient redevenus vainqueurs le 9 thermidor, et avoient, pour mot d'ordre, cette espèce de maxime, encore accréditée par eux de nos jours, « qu'il ne faut pas laisser rétrograder le siècle, ou, plus clairement, le char de la révolution ».

 

Ces prêtres n'obtinrent légalement la faculté de retourner dans leurs familles, que par le décret du i4 frimaire an V (4 décembre 1796). Le nombre de ceux qui avoient succombé sous le poids de leur captivité, à Bordeaux, ne fut pas moindre de deux cent cinquante environ, depuis le 30 mars 1794, jusqu'au 22 octobre 1795 seulement, sans comprendre tous ceux que, de Blaye, l'on amena malades à l'hôpital de Saint-André de Bordeaux où ils périrent. Si l'autorité de saint Cyprien citée dans notre Discours préliminaire, où il a été prouvé que la mort dans les prisons lorsqu'on y est pour la cause de la Foi, donne droit à la palme du martyre ; si l'application des principes de ce père de l’Église à la circonstance particulière de la mort des prêtres captifs à Bordeaux et à Blaye, exigeait encore que nous fissions reconnaître un vrai supplice dans leur situation, il nous suffirait de copier ce qui nous en a été écrit d'après l'attestation de témoins oculaires.

 

Entassés par centaines, les uns au fort de l'île du Pâté, les autres au petit cône de la citadelle, ils n'y habitaient que des souterrains obscurs, où l'eau découlait des voûtes, et où ils couchaient sur la terre humide. On ne leur donnait pas même de la paille pour leur servir de lit. Lorsqu'une femme charitable, nommée Dupuy, épouse d'un simple boucher, voulut par pitié leur envoyer une barque chargée de paille, elle ne le put qu'après en avoir obtenu la permission du proconsul. Il est, ajoute-t-on, presque inutile de dire ce qui s'est pratiqué partout ailleurs comme ici, savoir qu'on leur enlevait leur argent, leurs livres et tout ce qui pouvait être pour eux un objet de consolation; il est inutile encore de parler des mauvais traitements que leurs gardiens se permettaient envers eux. Blaye se rappellera longtemps la fureur avec laquelle un certain bataillon de volontaires fondit sur ceux d'entre ces prêtres que l'on faisait passer à Bourg-sur-Gironde ; il fallut toute l'énergie de la garde nationale de Blaye pour les soustraire à la rage des soldats. On ne donnait pour toute nourriture aux prêtres que du pain et de l'eau; eh ! quel pain dans ces temps-là! Ce qu'on permettait à de cupides pourvoyeuses de leur apporter de la côte, leur était vendu au poids de l'or; et encore souvent le mauvais temps empêchait ces femmes d'aborder l'île. Ils sont même restés une fois trois jours sans avoir le pain noir de la ration ordinaire; et plusieurs sont morts de faim. Plus d'une fois, soit par la disette absolue de pain, soit par sa mauvaise qualité qui le rendait immangeable, ils furent réduits à dévorer le peu d'herbe qui croissait sur cette terre sablonneuse. Les deux hivers qu'ils y ont passés, ont été pour eux d'autant plus cruels qu'on ne leur donnait point de bois pour se chauffer, et que rarement on permettait aux personnes compatissantes de leur en porter. La charité industrieuse de quelques bonnes âmes imaginait, à la vérité, des stratagèmes pour leur faire parvenir des moyens d'adoucir l'extrême rigueur de leur sort; mais cette sainte industrie, quand elle était découverte par les agents de la persécution, valait l'emprisonnement à la personne qui l'avait employée; et ce qui était destiné aux prêtres devenait la proie des satellites. Parmi les personnes emprisonnées à cause de ces pieux artifices, on compte Monsieur Billoneau, orfèvre, Monsieur Chéty, Mademoiselle Deyrem, etc. Cependant la Providence permit que la barbarie des gardes fût quelquefois trompée, au profit de ces respectables captifs. Ils reçurent par intervalles, entre autres secours, ceux de Mademoiselle Pichon, de Bordeaux, qui vint elle-même à trois différentes reprises à Blaye pendant la nuit, dans l'hiver le plus rigoureux, avec des malles remplies des objets les plus nécessaires. Elle avait pour rivaux en bonnes œuvres à Blaye, indépendamment des personnes que nous avons déjà nommées, plusieurs autres habitants du lieu, et même un simple garçon boulanger, nommé Parenteau. Eh! de combien de choses n'avaient-ils pas un extrême besoin? Leurs vêtements mêmes, rongés par la vermine, étaient encore usés par le temps. Qu'on se les représente ainsi vêtus, dans cette espèce de caveau infect d'où très-souvent on les empêchait de sortir pour respirer un air moins contagieux, et dans lequel la cruauté des gardiens ajoutait sans cesse par leurs mauvais traitements, à l'horreur du lieu; et qu'on dise que ce n'était pas là un supplice égal à celui des sépulcres dans lesquels on enfermait tous vivants les anciens Martyrs! Ce supplice ne parut s'adoucir que trois mois après la chute de Robespierre; mais quel adoucissement qui ne faisait guère que le varier, en y ajoutant la plus méprisante humiliation? On les fit alors travailler comme des forçats pour le service de la citadelle ; il fallait qu'ils roulassent des pierres sur une brouette, ou qu'ils les portassent sur des brancards: tous les travaux des bagnes leur étaient imposés; et malheur à celui d'entre eux qui n'avait plus assez de force pour faire ce qui lui était prescrit. La moindre punition qu'on lui infligeait, consistait à lui retrancher une partie de sa nourriture ».

 

C'était à de pareilles peines que les Néron, les Caligula, les Trajan avoient fait condamner les coupables de la plus basse condition. Lorsque Maximien, au temps du pape Saint Marcel, voulut par adulation pour Dioclétien, lui faire ériger des thermes à Rome, on le vit forcer, en haine du nom chrétien, ceux qui s'en faisaient honneur, aux travaux grossiers et pénibles qu'exigeaient les préparatifs de cette immense construction, obliger les uns à tailler, à porter des pierres, les autres à creuser la terre. Ainsi, du temps de saint Athanase, en Orient, les Ariens condamnèrent des évêques très âgés, à la taille et au transport des pierres, les persécutant de cette manière jusqu'à ce qu'ils trouvassent la mort dans l'excès de la fatigue. Ainsi, finalement en Afrique, au Ve siècle, le tyran Huneric, voyant qu'il ne pouvait ébranler la Foi des hommes les plus recommandables, après même les avoir chassés de leurs emplois, et les avoir privés de leurs rétributions ordinaires, résolut de les faire périr en des travaux rustiques, et obligea ces hommes, nullement accoutumés à la fatigue, à labourer la terre pendant la plus grande ardeur du soleil: ce qu'ils faisaient tous avec une douce résignation, et s'en réjouissant même dans le Seigneur. Or, si l’Église regarda comme de vrais Martyrs ceux qui étaient morts à la suite de pareils travaux imposés en punition de leur Foi, à plus forte raison doivent-ils être considérés comme tels, ces prêtres qui, avant d'y être forcés, avaient déjà souffert une si horrible captivité et de si affreux traitements. N'oublions pas qu'à Blaye, de même qu'à Bordeaux, leurs souffrances comme leur détention, sans compter ce qu'ils avoient précédemment souffert, ne durèrent pas moins de vingt mois.

 

Quant à ceux qui revinrent du supplice de cette captivité en 1796, nous pouvons bien leur appliquer les réflexions par lesquelles s'est terminé notre article Rochefort. « Les récompenses promises par Dieu aux Martyrs, dit saint Cyprien, ne sont pas seulement pour ceux qui y ont perdu la vie. Jésus-Christ décerne aussi les honneurs du martyre à ceux qui, dans de cruelles épreuves, ont conservé leur foi pure et invincible. Ils vivent et règnent avec lui, tous ceux qui, persévérant dans la fermeté de la Foi, n'ont aucunement fléchi devant les édits sacrilèges et funestes des persécuteurs ».

 

Texte extrait des « Martyrs de la Foi pendant la Révolution Française » de l'Abbé Guillon, Paris, 1821



01/05/2012
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