Spiritualité Chrétienne

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Le Serviteur de Dieu Bartholomée de Las Casas

 Le Serviteur de Dieu Bartholomée de Las Casas

1484-1566


Peu de vies aussi mouvementées, aussi pleines et passionnées que celle de Fray Bartolomé de Las Casas. Pour nous en faire une idée, survolons quelques instants l’itinéraire de sa vie, qui recouvre les trois quarts du XVIe siècle et passe à maintes reprises d’une rive à l’autre de l’océan Atlantique. Bartolomé de Las Casas naît à Séville en 1484, d’une famille aisée puisqu’elle appartient au cercle du futur « découvreur », qui n’est autre que Christophe Colomb. À l’âge de neuf ans, Bartolomé assiste au retour du premier voyage d’exploration de celui-ci et, à quatorze, au retour de son propre père, qui avait accompagné Colomb dans son second voyage.


En 1502, c’est au tour de Bartolomé d’embarquer pour le Nouveau Monde, chargé par sa famille de promesses et d’illusions : ne part-il pas là-bas comme fils de conquistador ? Il revient assez vite en Espagne, puisqu’il est ordonné prêtre en ces mêmes années, au cours d’une traversée. Sa première messe sur l’île Española aura lieu trois ans plus tard, première « première messe » de l’île ! Ce qui n’empêche nullement notre Bartolomé de se considérer principalement comme colon. Un certain dimanche cependant, le troisième de l’Avent 1511, se rendant pieusement à la messe en l’église des dominicains, il entend une prédication qui le fait frémir de tout son corps et pour toute sa vie : Fray Antonio de Montesinos, mandaté par le prieur et sa communauté, s’écrie en homélie : « Ces gens [les Indiens], ne sont-ils pas des hommes ? Ne leur devons-nous pas de les traiter en frères ? » Ce sera la question jusqu’à sa mort, il n’en dit rien à personne. Quelques jours plus tard, il recevra un repartimiento à Cuba, en guise de récompense pour services rendus à un conquistador. C’est la responsabilité d’une terre avec ses Indiens pour la cultiver. Seule condition imposée : les Indiens seront instruits de la doctrine chrétienne.


En 1513, dans l’esprit de la prédication communautaire du dimanche de l’Avent, les dominicains de Santo Domingo envoient au roi Ferdinand un rapport sur les ravages commis dans l’île par les colons qui expulsent et qui tuent. La Couronne réagit avec les « Lois de Burgos », qui interdisent formellement de soumettre à l’esclavage des sujets de la Reine. Las Casas s’interroge sur son propre statut. Il tente encore un temps de concilier dans son domaine le prêtre et le colon. Le 15 août 1514, dans sa propre chapelle, il rend publique une décision inattendue : il renonce à sa terre et à ses Indiens et se consacre jusqu’à sa mort, à leur défense. C’est sa « première conversion ». Il s’en trouve plus libre d’approfondir le contact avec les Frères dominicains, de projeter un voyage en Espagne où il solliciterait une audience du roi Ferdinand. Celui-ci meurt entre temps. Ils ne peuvent se rencontrer.


Las Casas en Espagne rédige des feuilles séparées sur les Outrages, sur les Remèdes, sur les Dénonciations. Il est nommé « Protecteur des Indiens », renonce à se rendre en Flandres où il devait rencontrer Charles Quint, confiant en l’écoute du régent d’Espagne, le cardinal Cisneros. Des lettres royales ne tardent pas à lui parvenir, l’autorisant à entreprendre l’expérience dont il rêve, celle d’une « évangélisation pacifique » en « terre ferme », terres au-delà des îles que l’on croyait être les Indes. En 1516 donc, nouvel embarquement à plusieurs bateaux chargés de Frères, dont au moins un fait naufrage. L’expérience, quant à elle, se solde par un cuisant échec, du fait de la désertion des colons amenés d’Espagne et du massacre d’Indiens dont Las Casas est témoin. Il ressort de l’expérience cruellement affecté et décide de s’imposer à lui-même une autre discipline : devenir Fray Bartolomé, dominicain de l’ordre des Prêcheurs !


Nous sommes en 1522. Il prend alors le temps, dans sa cellule monastique, de rédiger un premier traité sur L’unique manière d’appeler tous les peuples à la vraie religion et de réunir les éléments d’une importante Histoire des Indes. En 1527, il devient prieur du couvent de Puerto de Plata. Les idées ne lui manquent pas, qui ne sont pas toujours du goût des frères dominicains. Ainsi quand il restitue aux Indiens des biens confisqués par un conquistador à l’article de la mort, Las Casas est en train d’élaborer sa doctrine de la restitución qui lui vaut, en 1533, d’être enfermé par ses frères au couvent de Santo Domingo. Fidèle à sa théorie de la « réduction pacifique » des Indiens au moyen de la restitution de leurs biens, il s’échappe de sa prison et court rendre à un cacique en rébellion, Enriquillo, les biens dont l’avait spolié un conquistador peu soucieux des peines d’excommunication qu’il encourait.


En 1534, Las Casas se sent happé par le Pérou, découvert l’année précédente. Il n’y parviendra jamais, peut-être à cause du « courant del Niño » ? Le fait est que la situation du Pérou inspire au plus haut point Las Casas. Toutes les questions s’y posent, celle du droit à la conquête, celle de l’évidente baisse démographique des populations indigènes, celle de l’encomienda qui n’est autre qu’un esclavage larvé, que les colons veulent rendre héréditaire, c’est-à-dire soumis à eux seuls et échappant au contrôle de la Couronne. En son esprit germent les Trésors du Pérou, objet d’une réflexion rigoureuse qu’il n’abandonnera qu’à sa mort.


En 1537, après certaines déconvenues au Nicaragua, il s’engage auprès du gouverneur du Guatemala à « réduire pacifiquement » les Indiens de Tezulutlán, habitants de la Terre de Guerre, dont il veut faire les soldats de la Terre de Paix ! L’expérience réussit, sous le nom fameux de Vera Paz. Deux documents arrivent à point nommé, pour rendre courage à Las Casas : une bulle pontificale de 1537 qui affirme la « capacité » des Indiens de recevoir la foi et d’exercer le droit de propriété, et un cours de droit de 1539, d’un dominicain, Fray Francisco de Vitoria, qui insiste sur le droit de tout homme à travailler pour lui, en vue de sa propre existence, de sa survie et de sa reproduction. Principes bafoués par l’encomienda, sur lesquels Las Casas ne cessera de revenir. En 1539 Las Casas ressent la nécessité d’un huitième voyage en Espagne et veut y obtenir l’audience de Charles Quint. Mais celui-ci est en Flandres, surtout préoccupé par les protestants à l’influence grandissante dans l’Empire. En 1541, Las Casas rédige sa Très brève relation de la destruction des Indes qui induit à la promulgation des « Nouvelles Lois », celles de 1542. En 1544 à Séville, il est consacré évêque de Chiapas, mais ne consent à y partir qu’accompagné de quarante missionnaires franchement décidés à le suivre. Neuf périront en route. L’accueil des frères de Santo Domingo est plutôt mitigé. Les fidèles du couvent décident de priver les frères des aumônes habituelles, tant que Las Casas et les siens seront leurs hôtes. L’accueil des prêtres du diocèse de Chiapas est pire ! Certains absolvent en confession les possesseurs d’esclaves. Las Casas à son arrivée leur retire les pouvoirs. Le malaise parvient en Flandres, aux oreilles de Charles Quint qui décide de reprendre en main les affaires de la Nouvelle-Espagne, confiées précédemment à son fils, le prince Philippe : il promulgue la non-application des Nouvelles Lois.


En 1547, une dizième et dernière traversée s’avère nécessaire ! Las Casas embarque pour l’Espagne où il trouve un Sepúlveda en train de spéculer sur l’« esclavage naturel des Indiens ». La controverse s’impose, qui aura lieu à Valladolid, en 1550. De plus en plus écarté des affaires, Las Casas estime que c’est en Espagne qu’il a le plus à faire. Il renonce à son évêché du Chiapas. 1560-1570 sont des années d’incertitude générale. Charles Quint abdique en 1556, meurt en 1558. Parallèlement à sa Destruction des Indes et pour des raisons identiques, Las Casas publie une Très brève relation de la destruction de l’Afrique, qui n’est autre que la première partie de son Histoire des Indes. Il réclame pour les Africains les mêmes droits que pour les Indiens et autres hommes. Dans ses Douze doutes et ses Trésors du Pérou, il s’interroge sur le droit à la conquête, le bien-fondé du partage du monde par un pape. À l’objection selon laquelle les Indiens ne sont pas des hommes parce qu’ils pratiquent des sacrifices humains, il répond qu’il est plus moral de sacrifier pour un dieu auquel on croit, que par appétit de richesse et pour soi-même. De l’exigence pastorale d’une évangélisation selon l’Évangile, Las Casas est passé au droit de l’homme d’être un homme. Il ne fait plus économie d’aucune dignité blessée. Le 17 juillet 1566, il meurt à Madrid, au couvent d’Atocha et se retrouve enterré pour quatre cents ans de solitude.


Las Casas est d’abord un humaniste


Il n’a cessé de revendiquer pour l’homme le simple droit d’être homme. Pour livrer ce combat, il s’engage sur les chemins les plus variés du savoir, de la philosophie à la théologie, du droit à l’histoire. Il appartient, par ses écrits, au plus grand siècle de la littérature espagnole, et nous nous rendons compte aujourd’hui que sans ses écrits, nous en saurions fort peu, du déroulement de la Conquête. Pour défendre l’homme, il fréquente les rois sans oublier les pauvres qui, d’ailleurs, ne s’y trompent pas, quand on leur parle de Las Casas, même au Pérou où il n’est jamais venu. Il s’élève au plus haut niveau de la mystique chrétienne quand il reconnaît en l’Indien maltraité et souffrant le Christ en agonie. « Si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous penseriez autrement ! » lance-t-il à Sepúlveda, son adversaire de controverse, qui refuse d’y regarder plus loin que ses cahiers de professeur. Au-delà des élans humains de toute sorte, conquérants, pastoraux et missionnaires, Las Casas ne veut voir que l’homme, que l’on doit avant tout connaître et comprendre, dont on doit, en premier lieu, respecter la dignité. Pleinement conscient de ce que suppose la « défense de l’homme », il soupèse à tout moment les enjeux de conquête, colonisation et évangélisation. Il sait qu’il en résultera toujours une histoire « de sang et d’or ».


En bon prophète, il est insupportable à son temps


Il a eu une foule d’ennemis de son vivant comme après sa mort. Il n’échappera pas à la double légende qui se tient à l’affût de ses quatre cents ans de solitude. Tout d ‘abord, la légende de son anti-patriotisme espagnol : il aurait fustigé injustement le comportement de ses compatriotes en Inde, mettant en péril l’empire de Charles Quint. Mais alors, comment expliquer l’appui indéfectible de la Couronne, de bon nombre de ses frères, de couvents ? Comment expliquer que l’Inquisition ne l’ait pas mis sur le bûcher ? Ensuite la légende de son indifférence à l’égard de la souffrance des Africains, dont il a suggéré au roi d’autoriser l’importation limitée, en vue d’alléger la souffrance des Indiens. Le crime de l’esclavage s’en est suivi, dans des proportions d’ailleurs imprévisibles. Las Casas s’en auto-accuse plus tard, mais personne ne l’écoute, ni même ne lui en fait grief. L’esclavage est inscrit dans les mœurs méditerranéennes et africaines de son temps, dans les mentalités musulmanes et chrétiennes, portugaises et espagnoles. Était-ce aux Caraïbes qu’il fallait engager le contre-courant ? On peut reprocher à Las Casas de ne l’avoir pas décidé, mais le pouvait-il ? À la fin de sa vie, il surévalue l’influence qui aurait pu être la sienne. Il parcourt les ports pour s’enquérir de visu de l’ampleur du mal, consacre dix-huit chapitres de son Histoire des Indes à la destruction de l’Afrique, prenant la défense des Africains, pour lesquels il revendique un traitement égal à celui de tout homme. Il est trop tard, le mal est fait. Pourtant la légende prend corps après sa mort, pas toujours inspirée par la bonne foi. Telle est la « longue marche de Fray Bartolomé de Las Casas » selon les termes du frère Jean-Baptiste Lassègue, dans son livre perdu.


En faut-il beaucoup plus pour faire un saint ?


Certains pensent en effet que le culte populaire et local à Fray Bartolomé est inexistant, qu’il est plus connu du milieu universitaire et savant, des défenseurs des droits de l’homme, que parmi les Indiens de son propre diocèse. Ne serait-ce tout de même pas le moment d’admettre dans nos litanies des saints un défenseur de la justice et du « droit de l’homme d’être un homme », de l’envergure de Las Casas ? Le grand miracle de Fray Bartolomé ne serait-il pas de ressurgir aujourd’hui dans l’histoire, au moment où nous en avons le plus besoin ?


Plaidoyer pour la canonisation de Bartholomée de Las Casas


Déjà plus d’un demi-millénaire que le Nouveau Monde fait partie de notre monde connu. Les historiens ouvrent la période moderne, la nôtre, à la date de 1492 où Christophe Colomb découvre ce qui sera le continent des Amériques. Lors de la préparation du cinquième centenaire de cette « découverte-conquête », le pape Jean-Paul II a lancé un vibrant appel à la « nouvelle évangélisation » comme tâche urgente de l’Église à l’aube du troisième millénaire. Pour bien entendre cet appel, l’Église doit exercer son discernement pour garder ce qui est bon de l’évangélisation première du Nouveau Monde et rejeter tous les contre-témoignages que l’histoire permet de nous représenter. N’est-elle pas maîtresse de sagesse ? Dans cette lumière, l’Église ne peut-elle pas choisir un guide sûr en la personne du grand apôtre du Nouveau Monde et l’un des tout premiers : Bartolomé de Las Casas ? Il est, en effet, tout imprégné de ce Nouveau Monde qu’il n’a cessé de parcourir, d’aimer et de défendre. Contemporain de la naissance de la modernité, il est né en 1484 à Séville, le port du sud de l’Espagne qui concentra le monopole des échanges avec le Nouveau Monde. Enfant, il reçut un jeune Indien dans sa famille, envoyé par le père de Bartolomé parti en septembre 1493 dans la deuxième expédition de Christophe Colomb. Il est déjà à Saint-Domingue en 1502 et, jeune prêtre, il dira sa première messe au Nouveau Monde en 1510, l’année où arrivent les premiers dominicains ! S’il meurt en Espagne le 18 juillet 1566, c’est en écoutant les rudes paroles de son confesseur, son frère et ami Ladrada : « Attention, évêque, prenez garde d’aller en enfer, si vous ne vous occupez pas de ces pauvres Indiens, comme vous y êtes obligé en conscience. » La surdité du vieil apôtre permit à ses voisins de consigner ces ultimes paroles ! Entre temps, que de distances parcourues en bateau, à pied, à cheval à suivre la Cour en Espagne, à visiter les îles océanes, à traverser les immenses forêts d’Amérique centrale ! Il a tout fait dans ce nouvel univers à découvrir : colon fort en affaires à Hispaniola, aumônier militaire à Cuba, novice dominicain à Santo Domingo, procureur des Indiens toute sa vie, évêque des Chiapas où il fonda la terre de Vera Paz car soldats et marchands n’y avaient pas droit de cité, écrivain d’une œuvre évaluée à plus de vingt forts volumes d’essais, de préfaces ou lettres où il traite de tout, historien moderne qui nous transmit un nombre incalculable de pièces de première main comme le récit de voyage de Christophe Colomb ou l’acte notarié de la fortune de Cortés, théologien précieux en matière de Bible, morale et sacrements, défenseur des Indiens et des Noirs et fondateur des Droits de l’homme par son argumentation contre l’esclavage au nom de la dignité de la personne humaine et de l’autonomie des sociétés ! Que d’activités ! Et pourtant il ne s’est jamais dispersé mais resta concentré avec rigueur et vivacité sur sa tâche d’évangélisateur. S’il est connu comme défenseur des Indiens, je préfère discerner dans sa vie si bien remplie l’unité d’une vocation à la sainteté par l’évangélisation de l’autre par le respect et la douceur. Tel est bien, me semble-t-il, le secret de la vie et de la personnalité de Bartolomé de Las Casas, frère prêcheur de l’évangile de la vie et du salut.


Comment comprendre alors que cet apôtre aussi considérable, sans cesse animé par une charité constante et efficace, assidu à la prière comme à l’action, unifiant en sa vie tous les aspects de la vie chrétienne et dominicaine ne soit pas reconnu par l’Église comme un témoin, un exemple et un modèle d’apôtre moderne, bref un saint déjà vénéré par tant de fidèles du Nouveau Monde depuis le XVIe siècle ? N’est-il pas l’un des prototypes du saint moderne confrontant sans cesse la tradition à la nouveauté du terrain ? Il ne s’est certes pas contenté de répéter dans le Nouveau Monde ce qu’il avait appris dans l’ancien, ni satisfait d’une conquête du Nouveau Monde tout à fait dans l’air du temps c’est-à-dire tout enfiévrée par la quête de l’or ! Non, mais comme Jésus le préconise, il a fait du nouveau avec de l’ancien. C’est même pour cela qu’après avoir affranchi les esclaves indiens de son encomienda, il entre en 1522 chez les Dominicains pour prendre tout le recul de la prière, de l’étude longue, de la pauvreté et de la communauté pour transformer sa conversion en apostolat et sa contemplation en charité active. Là, il apprit l’unité de sa vie, à la suite du Christ, en refusant d’être emporté dans la seule action politique, aussi bonne et nécessaire qu’elle soit, ou enfermé comme de nombreux intellectuels à la solde des grands de ce monde dont Sepulveda, défenseur de l’esclavage et son adversaire de la « controverse de Valladolid », reste la figure la plus connue. Cinq cents ans plus tard, on fait à Las Casas le reproche en apparence rédhibitoire d’être trop tôt moderne, d’avoir vécu et compris trop vite les contradictions de son temps. Finalement si l’Église n’en a pas encore fait un saint c’est qu’il se serait révélé violent et haineux dans sa dénonciation des trahisons de la première annonce de l’Évangile au Nouveau Monde. Mais saint Jean-Baptiste et plus encore Jésus face aux « sépulcres blanchis » n’ont-ils pas avec tant d’autres vacciné l’Église contre tout excès de frilosité ou de conservatisme au service des puissants de ce monde ? Nous le savons aujourd’hui comme Las Casas le dénonça hier : ce fut l’or qui mobilisa les énergies de la conquête du Nouveau Monde et non pas le désir d’annoncer l’Évangile à ces peuples innombrables. N’a-t-il pas mille fois raison de rappeler en cette circonstance exceptionnelle que nul ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et l’argent ? N’est-il pas temps d’en finir avec cette terrible ambiguïté de la conquête des Amériques au prix d’un génocide plus grand encore que ceux perpétrés par le nazisme ou le communisme ? Est-il possible aujourd’hui de légitimer une conquête de terre ou d’or sous prétexte d’évangélisation ? Peut-on encore approuver la violence destructrice de tous les peuples d’Europe qui se sont enrichis par l’esclavage et le système colonial au bénéfice de l’évangélisation du Nouveau Monde ? Bartolomé de Las Casas fut le premier à avoir raison de manifester l’incompatibilité entre l’or et l’Évangile, entre l’esclavage et le baptême, entre la conquête et la découverte, entre la société assoiffée de puissance et l’Église du Christ.


À l’occasion de ce cinquième centenaire de la « découverte-conquête », nous avons pu faire le constat que l’Église restait frileuse malgré l’appel ardent à se relancer dans sa tâche première d’évangélisation et que les intellectuels restaient souvent, à l’instar de Sepulveda, à la solde des puissants de ce monde. Les deux légendes de Las Casas anti-Espagnols et anti-Noirs mettent en lumière la perversité tenace de ceux qui veulent éliminer la figure et l’œuvre du véritable Las Casas. Dans les deux cas l’argumentation est la même : indéniablement Las Casas est bien le grand défenseur des Indiens, il fut surnommé le « collecteur des larmes des Indiens ». Mais sa charité à leur égard l’a rendu tellement irréaliste et utopiste que ses excès ont nui à sa cause et qu’il en est venu à être injuste avec les Espagnols civilisateurs et évangélisateurs. À propos des Noirs, sa compassion pour les Indiens fit de lui le fondateur et propagateur de la traite des Noirs. Impossible alors d’en faire un défenseur des droits de l’homme, Las Casas est tout juste bon à être rangé dans la galerie pavée de bonnes intentions des généreux protecteurs des faibles dont nous savons bien aujourd’hui qu’ils étaient paternalistes et donc oppresseurs. Or les historiens ont bien fait leur travail et établissent avec précision que cette argumentation demeure fausse et perverse car on fait alors fi de l’argumentation contre l’esclavage moderne, différent de toutes les manières de l’esclavage légitimé par Aristote. Il fallait la longue fréquentation du terrain et une enquête efficace pour l’établir. Las Casas eut lui-même des esclaves indiens et noirs mais son analyse rigoureuse de la vie lui permet de sortir des clichés idéologiques qui justifiaient de son temps l’injustifiable. Il s’accuse lui-même dans une émouvante retractatio d’avoir mis du temps à comprendre ce qu’il avait sous les yeux et qui semblait aller de soi. Il est donc profondément moderne dans son action toujours doublée d’enquête et de réflexion à partir des témoignages. Ainsi sur la question des Noirs, il ne découvrit que tardivement en écoutant le récit de l’injustice qui frappait Pedro et Isabel de Carmona, Noirs nés en Castille, baptisés et mariés à l’Église, affranchis par leur maître et revendus par les héritiers que l’esclavage des Noirs était aussi injuste que celui des Indiens. Dès lors, il ne cessa de combattre cette injustice tout en universalisant l’argumentation historique et théologique contre l’esclavage. À ce titre, Las Casas est bien l’un des fondateurs modernes des Droits de l’homme. Ceux qui l’ont dénigré voulaient en réalité garder dans l’ombre les vrais acteurs et bénéficiaires de l’esclavage et de la traite, les enrichis de ce système inhumain, véritables auteurs de crimes imprescriptibles contre l’humanité. Très récemment, l’Église catholique, par la voix du pape Jean-Paul II et des conférences épiscopales d’Amérique latine et aussi d’Afrique de l’Ouest, ont reconnu leur part et demandé publiquement pardon. Las Casas est donc véritablement l’honneur de l’Espagne et de l’Église. Constatons combien peu nombreux ont été les lutteurs infatigables contre l’esclavage, le système colonial et la traite des Noirs. Constatons que toute l’Europe puis l’Amérique du Nord grâce aux négriers français, anglais, hollandais, allemands, danois et italiens - et j’en passe - ont contribué à ces crimes contre l’humanité bien plus que l’Espagne qui a eu le courage d’ouvrir un vrai débat sur l’humanité de l’autre, Indien ou Noir. C’est ce qui a permis aux Indiens de survivre au Guatemala, en Équateur ou en Bolivie où ils sont majoritaires. Les USA à l’opposé, ont opéré un génocide radical dont il ne reste que quelques réserves ethniques. Grâce à Las Casas, à ses frères et amis de Salamanque ou de Lisbonne et du Pérou, qui furent nombreux et efficaces, l’Église n’a pas à rougir du débat ainsi ouvert où elle en est venue à respecter la dignité de l’autre et à reconnaître ses droits à une vie culturelle et religieuse autonome. Formidable avancée d’une actualité si prégnante qu’il est temps de reconnaître en Frère Bartolomé de Las Casas un saint prédicateur de l’Évangile aux peuples nouveaux et un religieux dominicain qui édifia ses frères en rappelant la dimension missionnaire au cœur du charisme de l’Ordre des prêcheurs, temps de reconnaître également l’immense précurseur des Droits de l’homme, par son action en faveur de la justice et de la paix comme par sa pensée et sa théologie si pertinentes.


Prière pour la Canonisation de Bartholomée de Las Casas


Dieu, Créateur et Sauveur, Tu es le Père de toute l’humanité. En Ta sagesse Tu as voulu que tous les hommes soient égaux devant Ton amour et que chacun puisse répondre en toute liberté à Ton appel. Tu as envoyé Ton Fils bien-aimé, le prince de la paix, pour nous sauver en accomplissant toute justice. Tu conduis Ton peuple par Ton Esprit Saint pour que l’évangile de la vie soit annoncé jusqu’aux limites du monde. À l’enseignement de Bartolomé de Las Casas, apprends à Ton Église à évangéliser le monde uniquement par la douceur. À son exemple, donne à tous ceux qui se réclament du Christ, le courage prophétique de refuser la tentation de la violence et de la domination. À sa prière et à son intercession, fais de tous les baptisés des envoyés vivant de l’Évangile qu’ils annoncent sur les chemins de la justice et de la paix. Nous Te le demandons par Jésus Christ notre Seigneur et notre frère qui vit avec Toi dans le feu de l’Esprit Saint pour les siècles des siècles.

 



19/09/2008
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