Spiritualité Chrétienne

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Le Bienheureux Paul Giustiniani 2e partie

 Le Bienheureux Paul Giustiniani 2e partie


Chapitre 4

"Prends ton enfant chéri et va-t'en." (Gen 22, 2)


Le 14 septembre 1520, frère Paul a convoqué au Chapitre toute la famille érémitique de Camaldoli. Devant ses frères navrés, il présente sa démission de Majeur de l'Ermitage et annonce son départ pour le lendemain. On imagine la scène et l'émotion des uns et des autres. La plupart ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, et pensent qu'il s'agit d'un éloignement temporaire dû à une extrême fatigue. Cependant, la résolution de frère Paul est irrévocable. Et, en effet, le lendemain, alors qu'il fait encore nuit, la porte du Saint-Ermitage s'ouvre doucement, et deux ermites sortent, portant chacun un modeste baluchon. L'un d'eux est frère Paul lui-même, qu'accompagne cet excellent frère convers, Olivo de Cortone, qui ne le quittera jamais. Ils empruntent le chemin bien connu qui descend vers Fonte Buono dans la vallée, abandonnant leur cellule, leurs frères ermites, ce lieu sacré où l'un et l'autre ont connu des moments si merveilleux. Ce départ n'est pas un coup de tête. Depuis cinq ans au moins, Giustiniani y pense, et de plus en plus sérieusement. Son ordination sacerdotale, son élection comme Majeur de l'Ermitage ont précipité les choses, et le sort en est jeté. Frère Paul n'est pas venu ici pour être un homme d'affaires, mais pour vivre en Dieu seul : "Etre seul, seul, seul." Il a rêvé de partir loin, très loin sur la route des Indes. Il a rêvé aussi parfois d'aller comme François prêcher Jésus-Christ, ou encore fonder de petits ermitages pauvres et silencieux, où, loin des tracas et des intrigues, il sera enfin possible de vaquer à Dieu. "Seigneur, que voulez-vous de moi ?" Sur la porte de sa cellule, Giustiniani a fixé cette inscription : "Paul, en public, en ville, avait mené la vie solitaire. Il s'est réfugié dans une cellule pour y vivre encore plus caché, mais celle-ci l'a produit et montré au monde, exposé à mille soucis d'ici-bas. Aussi bien après tant de dangers, après d'innombrables dommages, il a abandonné celle qui l'a trahi… Qui que tu sois qui entres ici, prends garde que ne t'arrive pareil malheur !" Quelques jours après, frère Paul va écrire à ses frères ermites une bouleversante lettre, tâchant de leur expliquer son exode. Il y avoue au milieu des larmes : "Quitter Camaldoli a été pour moi plus cruel que de quitter Venise et ma famille lors de ma conversion. Mais ce départ m'est apparu nécessaire pour servir le Seigneur dans la vérité." Frère Paul va donc s'arrêter à Fonte Buono pour mettre toutes choses en ordre. Il n'a nullement l'intention de quitter l'Ordre camaldule, dont il ne sera jamais ni canoniquement ni affectivement séparé. Et c'est tout à l'honneur du Général Delfino et des ermites de Camaldoli d'avoir, sinon compris, du moins accepté son geste. Ils vont l'aider, tout au long des neuf années qui vont suivre, à établir sa famille purement érémitique et à abriter les nombreux disciples en des ermitages dont plusieurs appartiennent à Camaldoli.


Le 25 septembre, Giustiniani se met en route et se dirige vers l'Alverne, où les frères franciscains l'accueillent avec amour. Il tient à se recommander au petit pauvre d'Assise, et médite longuement sur les stigmates de ses mains, de ses pieds et de son côté. Frère Paul sait bien que lui aussi devra porter les marques de l'Amour crucifié. En silence, il descend de la montagne, toujours accompagné du frère Olivo, et se dirige vers la ville de Gubbio et les montagnes voisines, à la recherche d'une vraie et profonde solitude. Or, précisément à Gubbio, l'attendent sans le savoir trois hommes en quête eux aussi de silence et de solitude pour Dieu. Dès que frère Paul est entré dans la ville, ils ont appris sa présence, et voici qu'ils vont se joindre à lui. Ils constitueront le germe initial de ce qui sera bientôt la Compagnie des ermites de saint Romuald. Voici tout d'abord frère Thomas, tertiaire franciscain, qui jouit d'une grande renommée de sainteté, puis, chose curieuse, un dominicain, frère Raphaël, et enfin et surtout un chanoine, neveu du cardinal d'Urbino, Galeazzo Gabrielli, qui n'est pas encore prêtre, séduit par la personnalité de frère Paul. S'il ne s'engage pas immédiatement à sa suite, le moment venu, c'est lui qui, grâce à son immense fortune, aidera considérablement les premiers disciples à prendre racine, à restaurer ou à créer divers lieux de solitude, dont, après la mort de Giustiniani, le Saint-Ermitage de Monte Corona, où résidera le Majeur de la congrégation, et qui lui donnera son nom. Et parce que Galeazzo veut donner à frère Paul un solide point d'appui, voici que le petit groupe des prétendants au désert est présenté à la duchesse d'Urbino, sœur du pape, qui les prend en effet sous sa protection et ne les abandonnera jamais.


Rapidement, la petite troupe gagne la montagne. Pas très loin de Gubbio, sur le flanc du Monte Cucco, se trouve un ancien ermitage depuis longtemps abandonné et livré soit aux loups, soit aux brigands, Saint-Jérôme de Pascelupo. Un lieu vraiment impressionnant, presque inaccessible, semblable à une hostie au cœur d'un immense ostensoir. Frère Paul et ses disciples s'installent provisoirement dans les ruines et la forêt toute ruisselante des splendeurs de l'automne. Or, le curé du village de Pascelupo a un droit de propriété sur la chapelle de Saint-Jérôme, creusée dans la montagne. Il ne voit pas d'un très bon œil l'arrivée de ces rois mages. Il leur ordonne donc très vite de déguerpir au plus tôt. Ce qu'ils font certes, tout en gardant dans leur cœur le secret espoir d'y revenir un jour. Nous sommes en janvier 1521. L'exode va donc continuer et mènera nos chercheurs de Dieu, dont le cœur est rempli d'espérance et de joie, à un ermitage assez proche, que Camaldoli leur a signalé et qui lui appartient. C'est là que vivent déjà deux frères ermites, authentiques chercheurs de Dieu eux aussi, frère Antoine d'Ancône, qui a demandé à Camaldoli son admission à la miséricorde de l'Ordre, qu'a rejoint alors Dom Elie, prêtre du Saint-Ermitage, que frère Paul connaît bien. Il s'agit de l'Ermitage des grottes de Massaccio, situé seulement à un kilomètre de Cupramontana dans les Marches d'Ancône, caché dans une étroite mais heureuse vallée, où, entre les rochers, coule une belle rivière. Il y a là des grottes que la nature elle-même a creusées dans le tuf et que le travail des ermites a aménagées au cours des siècles pour en faire des cellules solitaires. Frère Paul raconte : "Nous échangeâmes les embrassements et les propos auxquels se livrent habituellement ceux qui s'aiment et se revoient après une longue séparation. J'exposai à Dom Elie et au frère Antoine les motifs de mon départ du Saint-Ermitage de Camaldoli, lesquels leur étaient déjà bien connus. Je leur rappelai que j'étais venu vers ces grottes simplement poussé par le désir d'une vraie solitude, que, depuis mon adolescence, j'avais toujours aimée et recherchée de toutes façons et que je n'avais pas encore trouvée. J'étais allé à l'Ermitage de Camaldoli dans l'espoir de la posséder enfin. J'y étais resté dix ans, espérant d'année en année y vivre vraiment en solitaire. Or, c'est tout le contraire qui m'était advenu. De jour en jour les soucis et les affaires s'étaient accumulés, ainsi que toutes sortes d'agitations opposées à la vie érémitique…" Il n'en fallait pas tant pour que les portes et les cœurs s'ouvrent très grand à ces pèlerins du silence. Mais on imagine aisément la précarité de l'installation et de l'existence de nos ermites des Grottes, comme aussi la joie tranquille qui habite le cœur de chacun. "Il y a ici deux grottes et nous sommes quatre ermites (sans compter nos postulants). Je vous avoue, écrit frère Paul à ses sœurs de Venise, que les ânes de l'ermitage sont mieux logés que nous, et les détritus de Camaldoli seraient pour nous des mets délicieux. Malgré tout, je suis en très bonne santé et mon esprit est joyeux et dans la paix, plus qu'il ne fut jamais."


Trois semaines se sont déjà écoulées aux Grottes, et frère Paul pressent plus que jamais jusqu'où le conduira l'amour. Il ne sait où Jésus va le mener, mais avec ses premiers disciples, qui ne sont avec lui qu'un cœur et qu'une âme, il ne cesse de dire : "Seigneur, je te suivrai partout où tu iras." Le 6 janvier, en la fête de l'Epiphanie, il sent bien qu'il doit se tenir devant Jésus, comme Marie de Béthanie, écoutant sa Parole et pleurant sa pauvre vie. "C'est Dieu lui-même qui te demande de vaquer à son seul amour." Il va falloir cependant envisager sans tarder l'aménagement des Grottes et de cette "vallée des corbeaux" qui l'enchante, d'où émane un air de santé et de sainteté assez exceptionnel. D'autant plus que nombreux sont les prétendants à la solitude qui, ayant entendu parler du projet de frère Paul et de ses disciples, viennent frapper à la porte de l'Ermitage des Grottes. Le 11 janvier, frère Paul demande à Camaldoli la donation pure et simple de cet ermitage, afin de pouvoir faire librement les aménagements qui s'imposent. Ce qui lui sera accordé gracieusement le 9 juin suivant. Mais le voici qui sollicite en même temps de son ami le pape Léon X la donation de ce nid d'aigle qui a conquis son cœur, je veux dire l'Ermitage de Saint-Jérôme de Pascelupo. Il y enverra quelques frères, qui restaureront l'édifice et l'adapteront au mieux à la vie érémitique camaldule. Si bien qu'il peut écrire à ses sœurs : "Mes sœurs si douces et si aimées, voici huit mois que j'ai changé de lieu mais non d'habit, ni de mode de vie, ni de cœur. Je me suis retiré en un lieu plus solitaire, plus pauvre et plus ignoré. Je suis en bonne santé, joyeux dans mon âme et plus en paix que je ne l'ai jamais été dans le passé. Lorsque je me trouvais encore à l'Ermitage de Camaldoli, j'aurais eu honte de recevoir de vous quelque offrande, car le lieu était riche, et ce que vous m'auriez donné, je n'aurais pu l'accepter comme une aumône faite pour l'amour du Christ, mais plutôt comme un geste tout humain à l'égard de votre frère. Or maintenant, me voici en un lieu où il n'y a rien, rien. Tout ce qui me serait donné, je crois bien que ce serait une aumône agréable à Dieu. Ce ne serait nullement à cause de mes mérites, mais il plaît à Dieu que ses serviteurs soient aidés, même s'ils ne le méritent pas… Je vous écris tout cela non point pour solliciter quelque offrande. Dieu, en effet, par l'entremise de bonnes personnes, pourvoit à nos besoins, mais si l'une ou l'autre voulait avoir quelque mérite devant le Seigneur, qu'elle sache qu'elle peut donner la chose la plus insignifiante à frère Paul, non comme à son frère selon la chair, mais comme à un pauvre serviteur de Jésus-Christ qui, maintenant, est entretenu en tout, soit en ce qui concerne le vivre et le couvert, soit le culte divin et la célébration de la Sainte Messe, uniquement grâce aux offrandes de dévotes personnes. "Malgré tout cela, il me semble être aujourd'hui plus riche que je ne l'ai jamais été, car mon trésor, c'est Dieu seul et non les biens de cette terre. Bien que ce soit une chose qui certainement paraît incroyable et impossible, je n'ai rien, absolument rien, ni personnellement, ni communautairement. Pourtant il ne me manque rien, et je suis aussi heureux en cette riche pauvreté et en cette pauvre richesse, que si je possédais tous les trésors du monde. Ah, je vous supplie toutes les deux de prier le Seigneur avec beaucoup de ferveur, car je suis tout à fait indécis soit pour rester en Italie soit pour prendre le chemin de l'Espagne et, de là, m'embarquer pour le Nouveau Monde et vivre au milieu des Indiens qui, tout récemment, sont devenus chrétiens… Je ne voudrais pas me tromper en faisant un tel choix."


Chapitre 5

Père des ermites


Frère Paul est encore en pleine crise d'identité, comme cela arrive souvent au milieu de la vie. Mais la grâce romualdienne qu'il a reçue sera la plus forte. Frère Paul n'abandonnera pas sa chère Italie. C'est là que le Seigneur le veut pour travailler pendant un peu de temps à la restructuration et à l'expansion de l'érémitisme camaldule, à la constitution de la Compagnie des ermites de saint Romuald, qui, devenue la Congrégation des ermites camaldules de Monte Corona, produira tant de fruits de sainteté. Les appuis ne lui manquent pas. Les papes sont ses amis. Il peut compter sur la protection des cardinaux Bembo et Contarini, sur l'amitié de Jean Caraffa, qui, demain, est promu au Siège Apostolique, et de saint Gaëtan de Thyène, fondateur des Théatins. A ses côtés d'ailleurs, voici notre chanoine Galeazzo Gabrielli, qui ne s'est pas encore décidé à prendre l'habit camaldule, mais est de plus en plus fasciné par la personnalité de frère Paul et la sainte vie que les frères mènent à l'ermitage des Grottes. Il a donné tous ses biens à la Compagnie, dont l'ermitage de Saint-Léonard de Volubrio, où, du 18 juin au 10 juillet 1525, sera célébré le troisième Chapitre général de la famille érémitique. Notons enfin qu'un certain Didier, moine bénédictin vivant en solitaire sur le Monte Conero, ayant appris la présence aux Grottes de frère Paul et de ses frères, vient un jour les visiter. Bouleversé par ce qu'il voit et entend, il offre à Giustiniani son ermitage Saint-Benoît, situé sur le Monte Conero2 dans une admirable position. Frère Paul accepte car, nous l'avons dit, les vocations affluent aux Grottes, et l'idéal de frère Paul n'est point de constituer d'énormes ermitages, comme c'était le cas à Camaldoli et comme, après sa mort, ce sera celui de Monte Corona, mais de petits lieux de silence et de pauvreté, sans pignon sur rue ni renom flambant.


Malheureusement, ou par bonheur, les commencements de ce nouvel ermitage seront combien difficiles, à cause de la proximité de certains ermites sans Règle et sans vœux, qui ne peuvent tolérer un tel voisinage. Ils useront de tous les moyens, y compris la violence et la calomnie, pour décourager les Frères, sans toutefois y parvenir. Dénoncé à l'évêque d'Ancône, notre frère Paul sera pris et jeté en prison à Macerata, dans un couvent de franciscains… Mais Giustiniani garde le silence ; il se laisse envahir par la joie de la huitième béatitude, tout abandonné à son cher Seigneur. "Merci, Seigneur, écrit-il, d'avoir commencé à me faire participer aux souffrances de Ta Passion, bien que si petitement." Quelques jours après, l'évêque, reconnaissant son erreur et la perfidie des pseudo-ermites, se confond en excuses et rend frère Paul à la liberté et à ses fils. Cependant, le souci majeur de frère Paul n'est point la multiplication des ermitages, mais bien la formation de ses frères à la solitude et sa propre conversion à l'Amour. Il sait prendre le temps de la prière, il tend à devenir prière. Il écrit aussi beaucoup. C'est sa grâce. Il traduit en italien les riches opuscules de saint Pierre Damien ainsi que les Psaumes, les Evangiles et les Lettres de saint Paul. A temps et à contretemps, il exalte la vie solitaire, supplie les ermites gyrovagues de se soumettre à une règle de vie. Il dilate les cœurs en prêchant à ses frères le grand nombre des élus et en leur envoyant d'admirables poèmes d'amour, dignes de figurer à côté de ceux du Rossignol de Dieu, Jean de la Croix. Ses prières, ses soliloques, souvent écrits à plume volante sur de mauvais bouts de papier que nous possédons encore, nous disent aussi quelque chose de sa vie profonde avec Dieu.


Le 1er juillet 1522, l'Ermitage des Grottes est en fête. Ce jour-là, en effet, les ermites célèbrent la première prise d'habit des disciples de Giustiniani. Parmi les novices, il y a des hommes de grande valeur, qui seront les colonnes de la nouvelle famille camaldule. Parmi eux, Jérôme de Sessa, médecin très estimé, ou encore Giustiniano de Bergame. Ils sont là une douzaine, pères et frères convers, tous animés par le grand souffle des premiers disciples de saint Romuald, rejoints bientôt par le frère Innocent de Florence, convers de Camaldoli, qui offre à frère Paul l'ermitage où il a vécu quelques années : Sainte-Marie du Saint-Esprit, sans oublier le père Romualdo de Fano et Placide della Fretta. Tant et si bien que, vers la fin de cette année 1522, on compte déjà une trentaine de nouveaux disciples. Frère Paul écrit à sa sœur moniale son bonheur et son action de grâces, et, chose intéressante, il lui dépeint la vie héroïque que l'on mène dans les divers ermitages, digne vraiment des Pères des déserts. Dans une lettre à un jeune homme qui lui demande de rejoindre la communauté des Grottes, frère Paul ne veut rien cacher de ce qu'il va trouver : "De la vie des ermites, mes pères et mes frères, je ne te dirai que les choses les plus communes et les plus manifestes… Presque tout le temps, leur nourriture consiste en pain dur ou même moisi. L'un des pères m'assure que, dans un ermitage dont il avait la charge, il y avait de ce pain moisi. On le présenta à l'âne qui le refusa. Et les ermites, eux, le mangeaient. J'ai même vu en deux ermitages, au moment où l'on mettait le pain sur la table (car on mangeait quelquefois en commun quand les cellules n'étaient pas encore construites), j'ai vu chacun chercher le pain le plus moisi… Outre le pain, ils mangent des soupes aux herbes et aux légumes. Mais ne crois pas qu'ils font de la cuisine tous les jours. Je me suis trouvé manger quatre jours de suite des fèves qu'on avait cuites en une seule fois. Quand ils ont de l'ail ou de la ciboule ou des fruits, ils triomphent. Ils se régalent de glands cuits comme si c'était des châtaignes. Ils m'ont appris à en manger, et je les aime. La vérité est qu'ils s'abstiennent de cuire en certains jours, parce qu'ils trouvent dans la nature des aliments qui ne demandent aucune préparation. "Leur vêtement est ce qu'il y a de plus pauvre et de plus vil : une tunique un peu plus longue qu'à mi-jambe, un scapulaire qui descend un peu au-dessous du genou, des tunicelles comme des sacs, un morceau de toile devant, un derrière, sans couture sur les côtés. Des bas, je ne crois pas que plus de deux ou trois en portent. Tous les autres, été comme hiver, s'en passent… J'ai eu à vêtir entièrement un ermite : tunicelle, tunique, scapulaire et manteau, je n'ai pas dépensé en tout plus de quatorze Carlins. Les ceintures sont de simples cordes…" Voilà bien qui pourrait être décourageant, sinon révoltant. Nous sommes en pleine Renaissance ! Mais c'est bien sans doute à cause de cela qu'il y a chez certains et même chez beaucoup une soif d'authenticité.


Frère Paul consacre une grande partie de l'année 1523 à rédiger la Règle de vie de ses ermites. Elle est entièrement extraite de la Règle de la vie érémitique qu'il a fait imprimer à Camaldoli en 1520, avec cependant, et ceci est révélateur de sa grâce, une insistance marquée sur la simplicité de vie, le dépouillement et l'austérité des mœurs, mais aussi l'esprit fraternel qui doit régner dans les ermitages. Il convoque ses conseillers pour l'examen de son travail, qui sera approuvé lors du premier Chapitre de la Compagnie, en janvier 1524, à l'Ermitage Saint-Benoît du Monte Conero… C'est au cours de ce Chapitre que frère Paul sera élu Majeur de la Compagnie, abandonnant le priorat de l'ermitage des Grottes entre les mains de Dom Elie, qui, l'on s'en souvient, avait précédé aux Grottes l'arrivée de frère Paul et de ses premiers disciples. Un voyage à Rome auprès du pape Adrien VI s'est avéré assez difficile et décevant, mais, à l'automne de cette même année, le pape meurt, et son successeur, Julien de Médicis, ami personnel de frère Paul, se montre combien bienveillant pour la fondation. Si bien que le 19 février 1524, Giustiniani pourra écrire de Rome : "Toutes nos affaires vont bien. Il me semble être revenu au temps de Léon X." Ce qui est sûr, c'est que la famille érémitique camaldule de frère Paul est reconnue par l'autorité pontificale. Elle va se développer en toute sérénité. Elle compte alors 35 membres répartis dans les cinq ermitages que nous connaissons. On organise même un pèlerinage d'action de grâces à Notre-Dame de Lorette, à qui sera confiée la prospérité spirituelle et aussi matérielle de chacun des ermitages. Notons cependant que la Compagnie reste encore juridiquement rattachée à la congrégation camaldule de Saint-Michel de Murano. Elle n'acquerra son entière autonomie qu'après la mort de frère Paul, le 7 mai 1529. Malgré les grosses chaleurs de l'été de cette année 1524, riche en événements importants pour la famille de Giustiniani, celui-ci se rend au début du mois d'août à l'ermitage Saint-Jérôme de Pascelupo, la plus "sauvage", comme l'on sait, mais aussi la plus aimée des solitudes camaldules. Frère Paul tient à s'entretenir longuement avec le prieur qui, en décembre de cette même année, doit recevoir le deuxième Chapitre général de la Compagnie. Divers aménagements, sobres mais beaux, sont à l'étude pour accueillir dignement les pères capitulaires qui devront approuver ou non la nouvelle Règle.


Frère Paul aime ce lieu si solitaire. Il en profite pour vaquer à Dieu "tant qu'il peut". Or, voici que, le dimanche 7 août, célébrant la messe à la chapelle Saint-Jérôme, qu'il aime particulièrement, au moment de la Communion au Corps et au Sang du Seigneur, Giustiniani perd pied. Il "s'évanouit" au sens figuré du terme. La lumière de Dieu l'envahit très fort au souvenir de la parole du psaume 72 dans l'édition de la Vulgate : "Ad nihilum redactus sum et nescivi", "Me voici réduit à rien et je ne l'ai pas su." Il voit en un instant dans la force de cette expérience mystique, non seulement comment dans le passé il était mort à Dieu sans le savoir, mais comment aujourd'hui il disparaît entièrement en Dieu par la Communion eucharistique. Ainsi qu'il va le confesser à travers des larmes de jubilation, frère Paul a la certitude de passer tout entier dans la vie et la joie de Dieu. Non, ce n'est pas la vie de Dieu qui l'inonde, ce n'est pas la joie de Dieu qui l'envahit, mais c'est lui qui est entièrement absorbé par la vie et la joie divines. Cette grâce est si forte qu'après avoir terminé vaille que vaille la célébration, frère Paul essaye de la revivre en griffonnant quelques notes sur un méchant papier… Ces notes de "feu" sont à l'origine du fameux "Secretum meum mihi", où il élaborera par la suite, lorsqu'il aura du temps et… du papier, une très belle théologie de l'amour de Dieu et de l'anéantissement de l'homme en Dieu, de sa divinisation, très précisément à travers le sacrement de la Pâque du Seigneur. Quelques poèmes de cette époque chanteront sur le mode lyrique le bonheur de l'homme en Dieu. "Heureuse l'âme qui parvient à la paix à laquelle je ne crois pas qu'on puisse jamais, jamais parvenir autrement qu'en aimant Dieu Lui seul et en Lui seul." Le 16 août suivant, étant encore à Saint-Jérôme, il écrit au Majeur de l'ermitage de Camaldoli pour lui demander une grande faveur pour les frères de Pascelupo. Il se rappelle qu'il y a en effet là-haut un beau retable inutilisé représentant le Crucifié ayant à ses pieds Jérôme, le cardinal-ermite de Bethléem. Il serait si bien à sa place à Saint-Jérôme de Pascelupo. Il supplie aussi que l'on permette au père Justinien de Bergame, ermite de grande valeur humaine et monastique, de venir aider les ermites des Grottes, et qu'on lui envoie un exemplaire du Coran… Il ne faut pas oublier en effet que les relations de Giustiniani avec la plupart de ses confrères de Camaldoli et les Supérieurs de l'Ordre restent excellentes. Dans la lettre au Majeur, il a même promis une visite de fraternelle amitié. Le temps lui dure. Il faudra cependant attendre toute une année avant que le projet puisse enfin se réaliser. Frère Paul entre-temps est redescendu aux Grottes. Le retable a été envoyé, ainsi d'ailleurs que le Père Justinien, qui sera accueilli avec beaucoup de reconnaissance. Il sera plus tard un élément combien précieux pour le développement de la Compagnie. Les semaines passent. Le Chapitre général est convoqué pour le 10 décembre à Pascelupo. Il y a là les prieurs des cinq ermitages, qui ont amené avec eux un délégué de chaque famille érémitique. Frère Paul les a précédés pour les accueillir. Et le Chapitre s'ouvre par une célébration attendue depuis quatre ans, à savoir la prise d'habit de notre chanoine Galeazzo Gabrielli, qui, enfin, se décide à demander la miséricorde des frères. Tout le monde lui doit beaucoup. Tout le monde sait ce que représente son geste. L'homme riche et raffiné choisit de s'ensevelir dans la simplicité et la pauvreté des fils de Romuald. Frère Paul va lui donner en religion le nom de Pierre, en mémoire de l'ami jamais oublié, Pierre Quirini. Au cours des travaux du Chapitre, qui vont durer jusqu'au 20 décembre, la Règle de vie érémitique est approuvée à l'unanimité. Chacun regagne ensuite son ermitage pour les heureuses fêtes de Noël.


Le 15 janvier 1525, la nouvelle du décès de Pierre Delfino se répandait dans toutes les maisons de l'Ordre. Il achevait sa course terrestre à Venise, au monastère Saint-Michel de Murano, qui avait été sa résidence durant les longues années de son généralat si mouvementé. Bien que très effacé durant les derniers temps et bien que toujours assez étranger, pour ne pas dire plus, à la vie érémitique, il était cependant l'élément modérateur face aux mouvements nettement hostiles de beaucoup de cénobites camaldules. Sa mort ne changeait rien au statut de la Compagnie de frère Paul, mais allait plutôt accroître les craintes des ermites de Camaldoli, beaucoup moins protégés et qui, deux jours à peine après le décès de Delfino, se réunissaient en chapitre pour se doter d'un nouveau prieur, Dom Jean-Baptiste de Lucques. Au monastère de Classe, on procédait à l'élection du successeur de Delfino, Dom Paul Tinto de Lodi, comme abbé général, avec résidence au Monastère Sainte- Marie des Anges à Florence. Il n'allait pas tarder à convoquer un Chapitre général à Ravenne, auquel frère Paul était invité. Il se trouvait alors à l'Ermitage Saint-Benoît de Monte Conero, qu'il quittait le 29 avril accompagné de Jérôme de Sassa, espérant bien arriver pour l'ouverture du Chapitre. On y parla de l'autonomie économique et juridique de la Compagnie de saint Romuald. Les cénobites la désiraient fortement, et certes frère Paul lui-même et ses disciples. Le principe en fut acquis, mais, comme nous l'avons dit, ne prendra effet qu'après sa mort, en 1529. Après une brève visite à sa chère Venise, frère Paul regagne les grottes de Massacio afin de préparer le troisième chapitre de sa petite compagnie, qui se tiendra le 24 juin à l'Ermitage de San Leonardo. C'est à cette occasion qu'il renonce à tous les privilèges que lui avaient accordés ses amis les papes Jules II et Léon X. Ils l'avaient aidé considérablement à faire face à la fondation de la nouvelle famille camaldule purement érémitique, mais aujourd'hui ils n'avaient plus de sens. La décision fut acceptée non seulement par les ermites, mais par Rome même à travers le Cardinal protecteur de l'Ordre, Julien de Médicis. Il fallait cependant que frère Paul tienne sa promesse à l'égard des frères de Camaldoli et se rende enfin auprès d'eux. Ce qui se réalisera au mois d'août suivant pour la joie de tous.


La nouvelle se répand vite dans les cellules solitaires : frère Paul est arrivé. L'émotion est immense de part et d'autre. Giustiniani est aimé, et la joie de ces retrouvailles se situe bien au-delà des mots. Frère Paul se retrouve dans la cellule qui l'a trahi, c'est vrai, mais où il avait silencieusement goûté la douceur de Dieu. "Il me semble, écrit-il au prieur des Grottes, être retourné au noviciat, me trouvant en cette cellule sans nul souci." Et qui découvre-t-il parmi les novices? Son propre neveu François, arrivé à Camaldoli presque en même temps que lui. Il désirait si fort le voir vêtu de l'habit des fils de saint Romuald. Il lui avait écrit un jour : "Je ne sais si en toi cette lettre portera son fruit, car je désire tant qu'elle te soit utile. Ecoute, François, ce que ton vieux Paul veut te dire. Tiens, je veux te dépeindre un François tel qu'il serait dans le monde et un François tel qu'il pourrait être dans la vie religieuse. Tu sais toi-même, et bien des fois tu me l'as dit, qu'en vivant, ne serait-ce que deux jours, ou même seulement un soir, avec des gens abjects, tu deviens toi-même aussi abject qu'eux, alors qu'en vivant avec des personnes spirituelles, tu te dépasses toi-même… Reste dans le monde et tu deviendras bientôt un vieillard sot, ignorant et gâteux, passant son temps avec ses semblables, assis sur les bancs des places de Venise…" Nous ne savons pas si la lettre, que malheureusement nous ne possédons pas dans son intégralité, a déclenché la décision de François de partir à Camaldoli. Mais ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui, il s'y trouve en même temps que son oncle, en ce mois de septembre 1525. Celui-ci pourra écrire à son frère Antoine, qui s'inquiète beaucoup pour son fils : "Sois sans crainte, Antoine. J'aurai plus de soin pour son corps et pour son âme que s'il était mille fois mon fils. Il est si aimable, si paisible que je l'aime comme ma propre âme. Sois sûr qu'il ne lui manquera rien, rien…" Après un certain temps passé à Camaldoli, François demandait à rejoindre frère Paul à l'ermitage des Grottes. Il y restera deux ans seulement, la vie solitaire étant décidément trop forte pour lui… Frère Paul souffrira beaucoup de son départ.


Durant son bref séjour à Camaldoli, frère Paul a rencontré le nouveau Majeur et son conseil durant plus de quatre heures. La situation de l'ermitage est encore menacée, mais Giustiniani fera tout son possible auprès du Cardinal protecteur pour aider ses frères à garder leur liberté si chèrement acquise. Si le 2 septembre l'heure est venue de la séparation, frère Paul ne rentre pas immédiatement aux Grottes, préférant se rendre à nouveau à Ravenne, où, chose assez curieuse, il demeura près de deux mois, tant pour chercher l'emplacement d'un possible futur ermitage que pour plaider auprès des cénobites la cause des ermites de Camaldoli. Mais voici enfin venu le moment du retour aux Grottes, avec un pèlerinage à Val di Castro à la cellule où saint Romuald est passé en Dieu. Frère Paul est habité par une joie profonde. Les frères remarquent qu'il se simplifie de plus en plus. Depuis un certain temps, il a complètement abandonné la lecture des auteurs profanes, ses vieux amis, pour s'adonner presque exclusivement à l'écoute de la Parole de Dieu. Saint Pierre Damien et saint Bernard sont cependant ses inséparables. "Sache, écrit-il à un vieil ami d'enfance, que depuis que je suis religieux, je suis chaque jour plus heureux. Oui, il me semble avoir trouvé le paradis sur la terre, tellement mon corps est en bonne santé et l'âme en fête. Je vis dans le bonheur." La présence de son ami Pierre ne le quitte pas. Par bonheur, il n'a plus de grosses affaires à traiter : quelques pièces d'étoffe à acheter, du grain à faire rentrer, quelques aménagements à superviser dans tel ou tel ermitage. Et l'on sait combien Saint-Jérôme de Pascelupo lui tient à cœur. Il y fait construire quelques cellules solitaires, autant que le terrain fort exigu le permet : "Il sera bon, écrit-il au prieur, que chacune comporte un lieu pour dormir, une chapelle, un coin pour l'étude et la prière, et même… une loggia! Mais tout ceci petit, petit." Il recommande instamment au prieur de consulter toujours les frères avant de décider. Tellement Giustiniani tient à ce que règne dans sa famille un grand respect des frères, de tous les frères, qui ont abandonné les titres auxquels, en Italie plus qu'ailleurs peut-être, on tient tant, pour ne se nommer que "frère". Cependant, l'année 1526 est déjà bien engagée, et il faut songer au prochain Chapitre général, le troisième, au début duquel frère Paul doit se démettre de sa charge de Majeur. Ce Chapitre sera célébré pour la première fois à l'ermitage des Grottes, durant le temps pascal, dans la lumière de la Résurrection du Seigneur. Le temps venu, le 26 avril, c'est Dom Augustin de Bassano qui est élu à la place de frère Paul, nommé prieur de l'ermitage des Grottes. Il va rester cependant le père spirituel de beaucoup de ces hommes qui se sont joints à lui pour mener l'aventure du désert. Pour eux, il écrit encore et encore sur le sens de la vie solitaire et sur l'amour de Dieu et du prochain, clé de voûte de tout l'édifice.


Le mois suivant son élection, il lui faut se rendre à Spolète, où le Majeur doit venir le rejoindre. Frère Paul loge chez les Frères Mineurs, qui l'accueillent avec joie. Mais le Majeur se fait attendre. Que faire donc sinon écrire? Ce qui nous vaut un traité sur "la voie véritable et parfaite du salut", un soliloque sur la "lutte continuelle de la chair et de l'esprit", et surtout un beau petit traité, tout à fait pratique et concret, sur l'oraison. Frère Paul est intarissable, et encore confesse-t-il qu'il n'écrit pas tout ce qui bouillonne en lui… faute de papier ! Dom Augustin est enfin arrivé, et l'on a réglé ensemble quelques affaires importantes. Après quoi, le cœur en fête, frère Paul rejoint les Grottes, où les ermites s'impatientent. Il est vrai qu'il y a à envisager de sérieux aménagements, vu le nombre des frères. Frère Paul va faire construire cinq cellules solitaires en dur, et non plus creusées dans le tuf, tout au long de la falaise qui fait face aux grottes primitives. Il faut prévoir également une petite hôtellerie, car nombreux sont ceux qui désirent vivre, ne serait-ce qu'une journée, auprès de ces hommes de Dieu. L'église est enrichie de quelques fresques et boiseries, qui, sans nuire à la simplicité qui convient à des pauvres du Christ, la rendent plus noble et priante. Mais il nous faut revenir quelque peu sur nos pas, pour au moins signaler un événement assez considérable du tout début du priorat de frère Paul, car il va être à l'origine d'un mouvement spirituel qui intéressera non seulement la vie de l'Eglise, mais aussi l'histoire tout court, je veux dire la naissance de l'Ordre des Frères Mineurs Capucins.


Le 21 mars, jour où l'Ordre monastique fête le transitus de saint Benoît, et, cette année-là, veille des Rameaux, voici qu'après les Complies, vers vingt heures, l'on frappe à la porte de l'ermitage des Grottes. Ce sont deux franciscains de l'Observance, Louis et Raphaël Tanaglia, frères selon la chair, fils d'une noble et riche famille de Fossombrone. Tout jeunes, ils sont entrés dans la carrière des armes, mais l'ont très vite abandonnée, se sentant appelés à embrasser la vie religieuse dans l'Ordre de saint François. Ils sont alors entrés au couvent de la Romita, assez proche de notre ermitage camaldule. Louis a été ordonné prêtre en 1517, alors que son frère Raphaël a préféré demeurer simple tertiaire. Inséparables, ils ont été transférés au couvent de Fano, lieu de résidence du ministre provincial. Sincèrement épris, l'un et l'autre, de l'idéal du Poverello, ils souffrent de le voir vécu si lâchement en cette maison. Tant et si bien qu'un beau jour, ils ont obtenu de Rome la permission d'aller à la recherche d'une communauté d'ermites où ils pourraient librement vaquer à la prière et à la pénitence. Et les voilà sur les chemins, revêtus d'une tunique grossière comme en portent les ermites, errant dans les forêts, et poursuivis par leurs frères de Fano, qui veulent leur faire entendre raison et les ramener au bercail. Or, voici qu'ils se souviennent de l'ermitage des Grottes, où, de leur temps de présence à la Romita, ne vivait que le saint frère Antoine, tertiaire franciscain lui-même… Ils savent que tout y a bien changé et que le frère Paul Giustiniani y réside maintenant avec ses disciples. Peut-être les accueillera-t-il, ne serait-ce qu'un moment. Frère Paul les reçoit en effet et, très vite, a la meilleure impression. Oui, ce sont des frères qui cherchent vraiment Dieu et qui aiment la solitude silencieuse. Il accepte donc qu'ils restent à l'ermitage, mais, les sachant traqués par leurs frères, avec qui Giustiniani a de bonnes relations, il les envoie à l'ermitage Saint-Jérôme de Pascelupo, tellement plus retiré et inaccessible, et les camoufle sous le costume des ermites camaldules. Le Chapitre général, qui doit se tenir incessamment aux Grottes, statuera de leur sort.


La vie solitaire des disciples de Giustiniani enchante notre Louis et notre Raphaël, mais voici que le Chapitre décide de ne pas les recevoir dans la Compagnie, car les pères ont senti en eux le désir de rencontrer les gens du peuple pour leur dire, comme saint François, qu'il faut aimer l'Amour, mais bien aussi parce que, très prosaïquement, ils ne veulent pas se mettre à dos les pères franciscains, leurs amis. Le fait est que Louis et Raphaël vont redescendre dans la vallée, et je ne suis pas loin de penser que c'est bien l'Esprit de Dieu qui conduit l'Eglise, qui a tout fait pour qu'il en soit ainsi. Nos deux franciscains se dirigent sans trop savoir pourquoi vers Camerino, là où cependant vit un de leurs frères, Matthieu de Brescia, peu lettré certes, mais mystique et visionnaire, protégé par dame Catherine Cybo, jeune veuve du duc Jean-Marie Varano et régente du duché de Camerino. Femme énergique et tenace — elle est aussi la nièce du pape régnant Clément VII — elle a obtenu pour le frère Matthieu la permission de mener une vie d'ermite itinérant, comme le sera notre saint Benoît-Joseph Labre, avec cependant l'obligation de se présenter à son supérieur provincial au moins une fois l'an. Nos deux frères viennent évidemment frapper à sa porte et sont immédiatement subjugués par ce frère Matthieu… En leur présence, il a comme une vision de saint François vêtu d'une tunique de bure étroite, à laquelle est attaché un capuchon très long et en pointe. Il pense que c'est ainsi que nos deux frères doivent se vêtir, et embrasser comme lui une vie érémitique itinérante de témoignage de pauvreté et d'amour des petites gens. Louis et Raphaël acceptent, et voici que des compagnons se joignent à eux et vont constituer une petite troupe de prédicateurs populaires. Les aumônes ne leur manquent pas, et le pape, grâce aux intempestives interventions de la nièce, les reconnaît très vite officiellement comme Frères Mineurs de la vie érémitique. Le bon peuple les baptisera "Capucins", à cause précisément de ce fameux capuchon long et pointu que l'on connaît. Le passage des frères Tanaglia chez les camaldules marquera même l'habit et quelques coutumes de ces nouveaux franciscains : le port de la barbe, le petit manteau et une certaine rudesse dans les mœurs, qui rappelle les façons de faire de leurs modèles communs, les Pères des déserts. Tellement, au fond, c'est Dieu qui écrit l'histoire.


Pendant ce temps, la vie a continué aux Grottes et dans les autres ermitages de frère Paul. De tous côtés, on lui demande d'ouvrir des ermitages, comme par exemple à Brescia, ou encore à Vérone. "Nous sommes si nombreux ici que nous pourrions facilement remplir tous les endroits qu'on nous propose." La sagesse cependant réclame de la maturité dans la vie solitaire chez ceux qui un jour, en effet, ouvriront de nouveaux lieux de Dieu. Et ce sera surtout après la mort si prématurée de frère Paul que la Compagnie, devenue Congrégation des Ermites Camaldules de Monte Corona, se répandra au loin, hors des frontières d'Italie. Vers le milieu de l'année 1527, frère Paul doit se rendre à Rome pour quelques affaires intéressant les ermitages. Mais, au lieu d'être accueilli par Clément VII, voici qu'il est fait prisonnier avec les amis qui l'hébergent si gentiment, Pierre Caraffa et Gaëtan de Thyène. Rome est occupée par les armées napolitaines, qui vont saccager la ville de fond en comble. Et voici notre frère Paul enfermé dans la Tour de l'horloge, qu'il ne va pas tarder à transformer en lieu de prière. Si bien que le capitaine qui a la garde de nos saints hommes les met gentiment, une nuit, dans une barque sur le Tibre, en leur souhaitant bonne chance et en se recommandant à leurs prières. Les trois amis sont sains et saufs, mais aussi pauvres que Job. Pensez donc, les Scugnizi sont passés par là ! Frère Paul est à la recherche d'un lieu qui pourrait devenir un pied-à-terre romain, nous dirions aujourd'hui une procure, où résiderait l'un des ermites avec un frère convers. Mais, c'est clair, le moment est mal choisi. Il vaut mieux pour l'instant regagner les Grottes. Et frère Paul rêve d'y emmener avec lui celui qui deviendra saint Gaëtan de Thyène. Mais celui-ci s'est voué avec quelques disciples, que l'on appellera Théatins, à la misère des pauvres. Il ne les abandonnera jamais. Le pape s'est enfui à Orvieto avec la Curie pontificale. Aussi bien, au début de 1528, voici notre frère Paul sollicitant une audience de Clément VII, qui le reçoit très volontiers, car le pape le tient en haute estime, ainsi que ses ermites. Giustiniani obtient de nombreux privilèges pour les siens, dont, par exemple, tous les avantages dont jouit l'Ordre monastique, sauf l'abbatiat, que les ermites refuseront toujours. La peste fait son apparition à Orvieto, décimant une grande partie de la population. Vite la cour pontificale plie bagages, et nous la retrouverons à Viterbe. Frère Paul n'a pas échappé au virus de la peste, et le voici de retour aux Grottes, où il se remet assez vite, mais, hélas! seulement en apparence. Il n'a pas abandonné son projet d'un pied-à-terre à Rome ou dans les environs immédiats.


Or, précisément, les moines bénédictins de Saint-Paul-hors-les-murs lui offrent les ruines du prieuré Saint-Sylvestre qu'ils possèdent au sommet de l'admirable Mont-Soracte, chanté par les poètes latins. Le lieu est fantastique, embrassant toute la plaine romaine. Frère Paul va s'y rendre avec un frère convers pour visiter ce possible futur ermitage. Nous sommes au mois de juin. Or, à peine arrivé là-haut, plus ou moins bien installé dans ces ruines, le voici pris de fièvre, avec les symptômes de la peste. Frère Paul est dans la paix et l'abandon. Tout n'est rien, hormis Dieu. Il rassure le convers, émerveillé d'un tel abandon, celui que frère Paul avait chanté à la fin de son "Secretum meum mihi". Il sait qu'il va mourir. Il a la force et l'humour d'écrire un sonnet pour ses frères ermites, ceux des Grottes et les autres : "De la prison terrestre où j'ai été reclus pendant cinquante-deux années. J'aspire à sortir quand la porte m'est encore fermée et quand elle s'ouvre, plus ne me plaît de partir. L'état présent, je le sais, n'est que misère pourtant je ne refuse pas d'y rester; le long usage que j'en ai fait m'y a si bien accoutumé et j'ai peur d'être libéré de mon mal. Mon corps, c'est vrai, je l'aime et je le hais sa compagnie m'enchante et me révolte j'en veux sortir et je ne le veux pas. J'aspire à fuir une telle misère mais suis navré d'abandonner les Frères rester, partir, aussi grande est ma peine." Délicatesse de Dieu. Dom Grégoire de Bergame, ermite de Camaldoli, en route vers Rome, s'arrête au pied du Mont-Soracte, et quelqu'un de lui dire : "L'un de vos frères se trouve à Saint-Sylvestre." Notre ermite, intrigué, gravit la montagne et découvre son ancien Majeur agonisant. Frère Paul, qui avait tant aimé l'amour, allait mourir dans les bras d'un ami, à l'heure du coucher du soleil, le 28 juin 1528.


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27/12/2008
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