Spiritualité Chrétienne

Spiritualité Chrétienne

Le Bienheureux Jacques Haddad de Ghazir

 Le Bienheureux Jacques Haddad

Fondateur des Sœurs Franciscaines de la Croix

1875-1954

Fête le 26 juin


Le sujet de la sainteté est toujours émouvant. Derrière ce mot si beau, il y a le mystère du don de soi d'une personne à quelque chose d'invisible et pourtant plus réel que la réalité sensible. Le don de soi, le don d'une vie ! L'Église est en voie de proclamer « bienheureux », en attendant de le proclamer « saint », le père capucin Jacques Haddad (1875-1954), fondateur d'institutions comme celle de «Deir el-Salib» (le Couvent de la Croix), de l'hospice du Christ-Roi, du couvent Notre-Dame du Puits, de l'hôpital Saint-Joseph, à Dora, de l'école Val Père-Jacques, pour ne citer que les plus connues, ainsi que de la Congrégation des Sœurs franciscaines de la Croix du Liban (1930).


Profil d'une famille


Dans les milieux libanais de la Montagne, on adresse à la nouvelle mariée ce souhait : « Que Dieu bénisse la maison dont tu es sortie, et celle dans laquelle tu vas entrer ». Cette bénédiction accompagne Shams Yoakim Haddad quand elle épouse un homme de sa parenté Boutros Saleh Haddad. Le Père Jacques pensait certainement à cette union quand il écrivit: « Rien n'est plus beau qu'une femme et un homme unis d'un seul cœur pour diriger leur maison. Ils sont comme les cordes d'une guitare: si les cordes et les sons s'harmonisent, ceux qui les écoutent en sont ravis ». Le couple Boutros et Shams sera cette guitare mélodieuse. Le mérite en revient surtout à la maman. C'est à elle encore que se réfère le Père Jacques en disant: « Le secret de la maison, c'est la maman».


Shams, la mère


Shams était une belle âme, "une Sainte" diront ceux qui l'ont connue. Sœur François-Rémy, témoin au Procès de béatification dira: « Sa maman était une sainte, plus sainte que lui ». L'un des fils de Chams, Boulos, renchérit : « Maman est une sainte. Si quelqu'un mérite d'être canonisé, c'est bien elle». Dans une de ses lettres, le Père Jacques confiera: « Maman m'a fait cette confidence. Elle avait au cœur un très vif désir qui la poussait pendant sa jeunesse à entrer chez les religieuses des Saints-Cœurs. Ce que la Providence divine ne lui a pas permis d'accomplir, elle l'accomplira après son mariage, en envoyant sa plus jeune fille, la sœur Léonie, tenir sa place dans cette congrégation et accomplir ce qu'elle souhaitait de tout son cœur ». (Lettre de 1941). Le souci premier de Shams sera l'éducation de sa nombreuse famille de quatorze enfants dont six mourront en bas âge. Les huit survivants seront : Youssef l'ainé, tailleur comme son père, qui émigrera à Cuba; Marie qui épousera Joseph Saadé; Khalil, le troisième enfant, qui  deviendra le Père Jacques; Rosa émigrera avec son mari à Cuba; Boulos ira, lui aussi à Cuba y diriger, pendant quelque temps, les chantiers de son frère; Wardié ira vivre à New York avec son mari; Maria, deviendra religieuse dans la congrégation des Saints Cœurs et Georges, après un essai de noviciat chez les Capucins, ouvrira un bureau de comptabilité. La prière tenait la première place dans cette famille. Chaque soir, Shams à genoux avec ses enfants faisait monter vers le ciel sa prière, son chant et les volutes de son encens. Elle était connue pour sa belle voix, l'une des plus harmonieuses du village. Le Père Jacques mettra à profit ce goût musical hérité de sa mère quand il lancera ses fameux cantiques populaires. Le chapelet occupait aussi une place de choix dans la piété de la maman. Lentement elle égrenait ses « Ave Maria » sur ce chapelet qui ne la quittera pas. Avant de mourir, à l'âge de 95 ans, elle le léguera comme pieux souvenir à son fils prêtre et lui dira : « Mon fils, aux heures d'épreuve, prie avec le chapelet de ta mère ». Que de fois, dans la chaleur des nuits d'été, cherchant le sommeil sur la terrasse de sa maison, elle égrenait, au clair de lune et à voix haute, la série des « je vous salue Marie » à laquelle répondait sa voisine qui  dormait sur la terrasse voisine jusqu'à ce que le sommeil vienne appesantir leurs paupières. La prière soutenait le courage de Shams qui devait, à elle seule, assurer le travail quotidien de la maison. Elle assumait de plus la tâche de couturière pour dames. Ingénieuse, acharnée au travail, levée tôt penchée jusqu'à une heure tardive au-dessus de sa machine à coudre, elle arrivait à gagner plus que son mari, lui aussi couturier.


Boutros, le père


Boutros était une de ces belles figures libanaises d'autrefois. Sa hantise était le pain quotidien de ses enfants. Le Père Jacques dira: « Vraiment je ne comprends pas comment mon père a pu entretenir sa famille ». À côté de son travail de couturier, il vendait des étoffes pour arrondir son revenu qui, avec celui de sa femme, subvenait tout juste aux besoins de la maison. En homme avisé, il avait tracé pour ses enfants une ligne de vie originale: au premier un métier, au second des études, au troisième un métier et ainsi de suite.  Il était pieux mais moins ardent que sa femme. Il aimait bien après la messe siroter une tasse de café, et l'après-midi s'octroyer une bonne sieste.  Et il était d'une finesse remarquable pour dépister les imposteurs. Quand la franc-maçonnerie tenta de s'introduire dans le village, affublée du titre trompeur d'  «Etendard de Saint Maron», il fut parmi les premiers à la démasquer et à la combattre. Il eut un jour un conflit avec un voisin. L'affaire fut portée par devant le tribunal. Apprenant que la partie adverse projetait de présenter comme témoin une femme prête à jurer faussement sur l'Evangile, il s'écria: « Je retire ma plainte. Je cède mon droit, pour lui épargner ce péché ». Son fils retiendra de lui cette leçon: « Un des moyens les plus sûrs pour se ruiner, c'est d'intenter des procès ». Le papa était sévère dans son éducation. Il tenait à être obéi. Il ne tolérait, par exemple, aucune sortie de la maison après le coucher du soleil. Deux de ses enfants enfreignirent une fois cette loi. Ils eurent droit à une fessée, malgré l'intervention indulgente de la maman. Se référant encore à ce qu'il vécut dans son enfance, le Père Jacques écrira: « Le bon exemple est la meilleure leçon dont profite l'enfant. Vos enfants feront comme vous faites. Le premier livre de lecture des enfants, ce sont les parents ». Rien d'étonnant de voir que le Père Jacques donnera, plus tard, à la revue éditée pour ses tertiaires, le titre de «L'ami de la Famille ».


Enfance à Ghazir


Ghazir est un village maronite prospère, situé à 25km au nord de Beyrouth, face à la baie de Jounieh. C'est là que naît le 1er février 1875 Khalil, troisième enfant de Boutros et de Shams Haddad. Vingt jours plus tard il reçoit le baptême à l'église paroissiale N.D. de Habchiyé. Les Haddad sont un modeste couple de couturiers. Le père, par son assiduité au travail, subvient aux besoins de sa femme et de leurs huit enfants. La maman se distingue par sa piété et sa vigilance dans l'éducation de ses enfants. Le jeune Khalil passe à Ghazir une enfance sans histoire à part un incident survenu un certain 15 août, fête de l'Assomption : les feux de joie, allumés sur la terrasse de l'église, prennent à ses vêtements. Il est vite secouru et gardera une profonde reconnaissance à la Madone. Élève de l'École Saint-François de Ghazir, tenue par les capucins italiens,  dans le cycle primaire, il rejoint le collège el-Mzar (le Belvédère), le plus gros établissement scolaire de son village, pour ses études complémentaires et termine sa formation, en 1892, à Beyrouth au collège de la Sagesse où il ne reste qu'un an. Intelligent, travailleur, il décroche partout les premières places.


Jeunesse


En 1892, il a 17 ans. La fortune semble lui sourire ; un oncle lointain vint à Ghazir passer les vacances ; il fit miroiter l'espoir de gains mirobolants pour un professeur de carrière. Le jeune Khalil pourrait enseigner dans les collèges, et donner des leçons particulières dans les riches familles égyptiennes. Enfin, il ne serait pas seul là-bas, sur une terre d'exil. Il vivrait à l'hôtel, avec son cousin Tannous. À Alexandrie, Khalil trouve tout de suite du travail avec les Frères des Écoles chrétiennes du Collège St. Marc qui l'engagent comme professeur d'arabe. Méthodique, consciencieux, compétent, c'est un professeur modèle qui remet son salaire et tout ce qu'il gagne à son cousin qui se charge des dépenses ordinaires et expédie à Ghazir le reste de l'argent. À ses moments de loisir, il s'adonne à la prière et à la visite des églises. Ce fut là que la grâce divine fait irruption dans sa vie pour la bouleverser toute entière. Un jour, c'était le 28 février 1893. Khalil voit une grande foule se presser à l'église des Franciscains. Il entre et s'approche de l'autel. Un jeune prêtre de 42 ans, le Père Gabriel de Bethléem, git inerte dans sa bière, les yeux clos, le corps figé. Entre les mains, il tient un chapelet et un crucifix, et sa tête repose sur un dur fagot de sarments : ainsi le voulait la coutume franciscaine. À ce spectacle, le jeune Khalil est bouleversé. Il voit le néant de la vie, il est exalté par la beauté de ce détachement total. Cette vision d'Alexandrie peut être considérée comme le vrai point de départ de sa vocation. Il prend une décision irrévocable : «Oui, je me ferai prêtre, je serai à Dieu et rien ne m'arrêtera ».


Postulat


Khalil regagne donc la maison paternelle aux premiers jours de juillet. « Je ramenais avec moi une grosse bourse d'or que je remis à mon père ». Devant l'importance de la somme Boutros déclare que « jamais il ne permettra à son fils de le laisser pour se donner à Dieu ! ». Il lui faut absolument un aide pour nourrir sa famille. Et sa colère augmente encore plus quand il apprend que son fils n'a trouvé rien d'autre que les Pères Capucins. « Quoi ! Khalil parmi ces va-nu-pieds, ces pauvres aux coutumes bizarres, ces exilés arrivés de France il y a à peine trois ans. Non ! Non ! ». L'entêtement du père fera long feu… Moins de deux mois après, c'est lui qui va accompagner son fils, le 25 août 1893 jour de la fête de Saint Louis chez les Capucins à Beit Khashebau, tout près de Ghazir. Troquant son prénom contre celui de Jacques, il va passer près de six ans dans ce vieux couvent que les Capucins louent aux Arméniens, tout d'abord comme postulant, puis comme  novice et enfin en tant que profès et étudiant de philosophie et de théologie. Il prononce ses premiers vœux le 14 avril 1895 et se lie définitivement à l'Ordre Capucin le 24 avril 1898. C'est dans une ambiance de travail, de ferveur et de pauvreté séraphique que le Frère Jacques se forme à la vie religieuse. Sa qualité de Libanais et sa parfaite connaissance de l'arabe et des mœurs du pays font que, tout de suite, les Supérieurs ont recours à lui pour une multitude de services. Novice, il apprend le latin, langue dans laquelle il étudiera plus tard la philosophie et la théologie. Il s'occupe du jardin. D'une patience à toute épreuve, il supporte les brimades injustifiées de quelques camarades et, parfois, de son supérieur. Plus tard il dira : « Le noviciat est à la base de toute vie religieuse. Si la vie religieuse est le paradis de la terre, le noviciat en est le paradis. Le novice est l'avenir de l'Ordre. Rien d'étonnant si les pensées, les prières, les conseils et les cœurs se tournent vers lui. » Considéré par tous ses Frères capucins comme mûr pour la profession, il est admis dans la Communauté. Après sa profession, le Frère Jacques devient étudiant et poursuit un cycle qui se déroule comme suit : trois ans de philosophie et quatre ans de théologie. Ces années d'étude s'accompagnent, pour tout le monde, de travaux manuels ; couture, raccommodage, balayage, jardinage, et le plus pénible de tous, la lessive chaque samedi. « Durant les grandes vacances, nous exécutions les gros travaux. On creusa, à la mine, entièrement dans le rocher, une seconde citerne. On construisit aussi tout un étage reliant l'église au couvent. Il fallut bien, pour cette bâtisse, construire d'abord un four à chaux, aller chercher dans des corbeilles, sur nos épaules, les pierres à chaux et transporter de Ghazir à Khashebau, à travers le ravin, les poutrelles en fer de 200 kg. Nous fabriquions aussi le vin pour l'année. Il fallait même porter jusqu'à la terrasse les corbeilles de raisins, et une fois les raisins secs, les redescendre, jusqu'à ce que le P. Irénée de Lyon eût inventé, en dernière année, un système moins pénible et plus rapide. Il mit au point aussi une espèce de laminoir pour écraser le raisin. Auparavant, on le foulait, pieds nus, dans des seilles et plus d'une fois, avant d'être écrasée, une guêpe rageuse nous piquait de son dard.  « Voilà brièvement tracé le tableau de notre existence à Beit Khashebau. » La communauté de Beit Khashebau vit dans le calme, le travail et la piété. Tout va à merveille, sauf pour  les santés. Sur ce chapitre, cela n'a d'ailleurs  jamais été fameux : anémie, tuberculose, phtisie, fièvre typhoïde sont le lot quotidien des Frères qui, mal nourris et mal logés, travaillent durement, et vivent dans des conditions d'hygiène plus que douteuses. Plusieurs meurent et un grand nombre est rappelé en France et dirigé vers d'autres missions… Le Frère Jacques quitte ainsi, en 1900, Beit Khashebau pour s'installer dans le petit village de Krayyé, entre Aley et Bhamdoun, où les Capucins de la Province de Lyon avaient acheté un bâtiment faisant partie d'une filature, appartenant à un certain M. Marret, au cœur même du village. Ils l'appelleront, en français, le Krey. Il y a là une source abondante et claire, des allées spacieuses plantées d'arbres. Les étudiants peuvent travailler dans le calme et la solitude si favorables à la vie intérieure et à la réflexion personnelle. C'est là que le 1er novembre 1901 arrive le grand jour, si longtemps attendu :« Etre Prêtre ! Grand Dieu, quelle sublimité ! Mais pour en être digne, il faut trembler de l'être. » Il tremblait, le jeune capucin, quand Mgr. Duval lui versa l'huile sainte dans les mains. Il tremblera plus encore en prononçant les paroles de la consécration, qui, dans ses pauvres mains, faisait descendre le Roi des Cieux.

Au service de Dieu


Après son ordination, le nouveau prêtre achève sa quatrième année de théologie, couronnée chez les Capucins par la proclamation du candidat « Prédicateur Apostolique ». Le Père Jacques obtient ce titre le 5 octobre 1902. Désormais, il peut de plein droit prêcher, confesser, exercer son ministère sacerdotal suivant les directives de l'Ordinaire du lieu, le Délégué Apostolique et ses supérieurs capucins. Il doit cependant attendre de la Congrégation Romaine de la Propagande ses patentes de « Missionnaire Apostolique ». Elles lui sont délivrées le 5 octobre 1905. C'est à cette date que commence officiellement sa carrière apostolique. Elle va durer un demi-siècle. Quelle a été vie du Père Jacques pendant ses premières années ? Il sera tour à tour, économe, prédicateur ambulant, directeur général des écoles, animateur du Tiers-Ordre.

L'économe du Krey


Le 7 mars 1903, Rome met fin à la présence des Capucins italiens et confie leurs maisons du Liban, de la Syrie, de la Mésopotamie et de la Cilicie à la Province de Lyon, sous la direction du Père Jérôme, un administrateur compétent qui gardera ce titre plus de trente ans. Le couvent du Krey et tous ses religieux passent alors sous  son autorité. Le Père Jacques est ainsi maintenu au Krey, et chargé d'assurer le ravitaillement du couvent d'Etudes et des autres maisons capucines du Liban. Sa charge d'économe, et plus tard de directeur général des écoles, fait de lui un voyageur permanent à travers les sentiers de chèvres de la montagne, si faciles à dévaler mais si rudes à remonter. En été, il ruisselle de sueur. En hiver, les averses subites le surprennent et le laissent trempé, sans habit de rechange. À pied, il va à Hammana, Beyrouth, Deir el-Kamar, Damour, Beit Méry, Jounieh, Zghorta, Ehden, Bcharré, Baalbeck, le Sannine, Faraya… Il accompagne –probablement en train- son supérieur pour ses travaux en Syrie, jusqu'à Alep et Antioche. Puis Alexandrette, Lattaquié et Tripoli en bateau. Il va aussi en Terre Sainte, à Jérusalem et à Gethsémani. Et puis à Lourdes, Marseille, Clermont-Ferrand, Assise et Rome où il obtient une audience avec le Pape Pie X.


Messe au Sannine


Un des exploits que le Père Jacques accomplit le 19 août 1912, en compagnie des étudiants du Krey. Il s'agissait de faire l'ascension du Sannine, sommet de 2800 mètres pour y camper et célébrer la sainte messe. Des semaines durant, les étudiants s'attaquent à la confection d'une tente imposante en grosse toile pour s'y abriter la nuit. Au jour fixé, la caravane part de bon matin, les Frères portent les provisions, un mulet assure le transport de la tente et du gros matériel. La distance est longue pour aller du Krey à Salima, descendre la vallée de Erbanié, remonter la rude pente qui mène à Baabdath, et de là, par Bikfaya et la terrifiante vallée des Crânes, monter sans cesse jusqu'à Beskinta. Il ne reste alors que deux heures de marche pour atteindre la source glacée du Sannine. C'est là qu'on décide de dresser la tente et de passer la nuit. L'expédition comptait une vingtaine d'étudiants. Vers minuit, le Père Jacques réveille quatre compagnons, deux prêtres et deux diacres, et tous les cinq entreprennent d'escalader la montagne, Sous leurs pieds, le gravier effrité par la fonte des neiges dérape et dégringole ; ni les pieds ni les mains ne peuvent trouver un point d'appui solide. A chaque pas, la pente mouvante vous ramène en arrière. Il fallut à l'équipe huit heures au lieu de quatre pour atteindre le sommet. C'est avec grande peine qu'ils y arrivent enfin. Leurs compagnons, plus chanceux les rejoignent par le versant opposé, très rocailleux. Là du moins on ne risquait pas la glissade. Le Père Jacques célèbre sa messe le premier. Ses deux compagnons disent la leur après lui. Pendant ce temps, les deux diacres tenaient ouverts leurs parapluies pour se protéger du soleil. Le vent était si fort que le prêtre devait coincer l'Hostie Sainte sous la base du calice, pour empêcher le vent de l'emporter. Pour la première fois une messe était célébrée au sommet du Sannine ; pour la première fois la blanche hostie s'élevait au-dessus de ces montagnes d'où l'on aperçoit au sud-ouest la ville de Beyrouth, et, par temps clair, vers le nord-ouest, l'île de Chypre perdue dans le lointain. De l'autre côté, c'était la plaine de la Békaa avec, en arrière plan, la chaîne de l'Anti-Liban. Sur toute cette patrie libanaise, le Père Jacques appela la bénédiction du ciel. Revenus du Sannine, les pionniers continuent leur route avec leurs confrères et redescendent de Beskinta vers Mazraat-Kfardebiane, pour aller visiter les fameuses sources du Lait et du Miel (Nabeh el-Assal et Nabeh el-Laban) avec l'énorme pont naturel creusé par la chute du fougueux torrent. Puis ils continuent leur route à travers Faraya – Hrajel et Meirouba avec ses pommiers et ses vergers, parmi les rochers bleus et dentelés de Achkout, pour déboucher enfin en face de Ghosta, laissant Ghazir sur la droite. De là, le coup d'œil est féerique. On se croirait en face de quelque nouvelle Terre Promise. Les compagnons du Père Jacques lui demandent : « Père Jacques, comment s'appellent ces villages ? »  Lui de répondre : « Demandez au Père Gardien ». Le Père Gardien s'excusait : «  Demandez au Père Jacques ». Celui-ci, après nous avoir taquiné autant qu'il put, se redresse et nous dit avec un accent de fierté que je n'oublierai jamais. « ça, c'est mon pays ». Et son regard malicieux disait assez sa fierté d'être Libanais et Ghaziriote. » Pour le Père Jacques : « La patrie ! C'est la terre de nos ancêtres, l'air qu'ils ont respiré, le ciel qu'ils ont contemplé, les pensées qu'ils ont entretenues, la religion qu'ils ont embrassée, à laquelle ils se sont accrochés et qu'ils ont protégée et pour laquelle ils se sont peut-être sacrifiés. Comment ne pas l'aimer ? ».


Les œuvres du Père Jacques


« J'aimais beaucoup la Croix »


Les buts de l'œuvre


Avant la guerre, le Tiers-Ordre avait pris une grande extension. Le Père Jacques rêvait de construire un centre de réunion générale pour ses fraternités. Il en avait demandé la permission à ses supérieurs et même ouvert une souscription pour recueillir les fonds nécessaires, il préparait déjà ses plans quand éclata la terrible guerre. Il avait alors rendu aux donateurs leur argent et attendu l'heure de Dieu. Après la guerre, un autre objectif vint s'ajouter au but initial.  Pendant la guerre, des milliers de Libanais, et parmi eux des centaines de tertiaires, étaient morts de faim ou du typhus sans trouver une main qui dressât sur leurs tombes la Croix bien-aimée. Il fallait un monument pour commémorer leur souvenir, il fallait une croix près de laquelle on viendrait prier pour ces victimes de la tyrannie, pour ces frères qui dormaient là, de leur dernier sommeil. Un dernier but et, pourrait-on dire, le plus important, du moins celui qui, dans la pensée du Père Jacques, était le mobile principal de son projet, c'était d'appeler la bénédiction de la Vierge sur cet autre Liban qui n'existait pas sur la carte, sur ce deuxième Liban chrétien qui s'élargissait aux dimensions du monde par l'exode massif des émigrés. Le mouvement commencé au milieu du XIXème siècle était devenu un phénomène normal. Partir au Brésil, au Mexique, en Australie ou en Afrique du Sud était le rêve de tous les jeunes. Chaque jour, c'était au port de Beyrouth la longue caravane des parents venus dire adieu à un père, un frère ou un fils qui partait. Parfois même les femmes s'embarquaient elles aussi, mais en général les émigrants s'en allaient seuls, laissant derrière eux parents, femmes et enfants. Et c'était là-bas une âpre lutte pour la vie. Beaucoup firent fortune et restèrent définitivement sur la terre étrangère. D'autres revinrent relever avec l'or accumulé leur maison en ruine. Le Père Jacques voulait un sanctuaire où l'on vint prier la Sainte Vierge pour ces émigrés. Qui, mieux que la Vierge Marie, pouvait les protéger des périls du voyage, éloigner d'eux les maladies ou l'affreuse mort en terre d'exil. Qui, mieux que la Vierge Marie pouvait préserver dans leurs âmes croyantes la foi de la montagne et les mœurs simples et pures du pays natal ?. En 1919, juste après la guerre, il exposa son projet à son supérieur. Celui-ci répondit : « Je n'y vois aucun inconvénient, mais ne comptez pas sur moi pour l'argent. Si vous croyez pouvoir vous en tirer tout seul sans recourir à la Mission, commencez dès que vous voudrez, sinon laissons tout en place ». Le Père Jacques s'inclina et répondit : « Mon Père, je ne demande que votre bénédiction, et elle me suffit ». Et il se mit à l'œuvre. Ce projet d'une croix n'était pas nouveau. Dans une bande enregistrée au cours de ses vieux jours, il révèle.«  J'aimais beaucoup la Croix. Depuis mon entrée dans l'Ordre Capucin en 1893 j'ai toujours pensé à dresser dans ma patrie le Liban une croix monumentale sur une cime de ses montagnes ».


L'achat du terrain


Il fallait d'abord choisir l'emplacement. Le Père Jacques chercha d'abord dans le voisinage de Ghazir son pays natal. Son choix se porta finalement sur une colline au-dessus de Jall el-Dib. Elle était magnifique. Il y avait là un petit couvent dédié à la Vierge sous le vocable de N. D. de la Mer. Commencé en 1867 par un moine Antonin, ce couvent avait été terminé au temps de son successeur le Père Silvanos. On appelait couramment la colline, Notre-Dame de la Mer ou El-Arid, « l'Esplanade », ou la colline de Silvan . D'autres l'appelaient la colline des Djinns. En 1902 les moines vendirent la propriété à Assad Dibane, qui, à sa mort, la laissa à son frère Najem. Contacté pour l'achat de son terrain Najem refusa d'abord catégoriquement. Sa femme fut même insolente avec le Père Jacques. Pris de remords, il revint signer l'acte de vente. C'était le 25 août 1919, le jour de la fête de Saint Louis roi de France, patron des tertiaires.


La route et la première pierre


Avant de commencer le travail, il fallait à tout prix une route. Le Père entreprit d'élargir le sentier zigzaguant qui, de la côte, grimpait là-haut sur la colline à travers les rochers. L'entreprise engloutit de grosses sommes, mais il put en venir à bout au cours de l'an 1920. L'étape suivante fut de démolir ce qui avait été le sanctuaire de Notre- Dame de la Mer pour repartir à neuf. Le Père attendit cependant la visite du Supérieur Général des Capucins pour la pose de la première pierre. C'était le 19 janvier 1921. Le Père Joseph-Antoine de Persiceto, récemment arrivé de Rome, fut reçu en triomphe par les fraternités du Tiers-Ordre qui le portèrent à bout de bras jusqu'à la colline, avec cet enthousiasme qu'on ne voit qu'au Liban. Là-haut, il posa solennellement la première pierre d'un édifice qui devait prendre des proportions auxquelles personne ne songeait alors. Ce fut un beau jour pour le Père Jacques ; il voyait se réaliser son rêve d'autrefois : rassembler tous ses fils tertiaires sous les bras accueillants de la Croix tant aimée.


Où trouver l'argent ?


L'œuvre démarra, elle exigeait une vigilance continuelle ; il fallait surtout de l'argent. Où le trouver ?. Son Supérieur ne lui avait promis que sa bénédiction ; elle suffisait, bien sûr, mais s'il y avait eu autre chose avec elle, cela aurait été bien mieux. Il songea à demander du secours au Père Rémy. Ce dernier, Aumônier Général de l'armée, responsable du ravitaillement des Orphelinats, et personnage influent auprès des Autorités civiles et militaires, semblait être l'homme de la Providence. Le Père lui présenta sa requête, exposa sa détresse et plaida de son mieux la cause de l'Oeuvre. Mais son confrère ne fléchit point : « Allez, allez, Père Jacques, vous êtes plus riche que moi ». « Comment pourrais-je être plus riche que vous quand tous les biens de la France sont entre vos mains ». « Je vous l'ai dit et je vous le répète : Vous êtes plus riche que moi. Moi j'ai en main les biens de la France. Mais vous, vous avez Dieu avec vous. Et qui est plus riche que Dieu ? Ses richesses au moins ne risquent pas de tarir ». Cependant le Père Rémy lui donna, dit-on, une somme de deux cents livres égyptiennes qu'il engagea tout de suite dans les travaux. 


L'obole de la veuve


Les tertiaires aidèrent l'entreprise de leur mieux ; dans chaque fraternité, les cotisations mensuelles étaient réservées au profit de « Notre Dame de la Mer ». Les petites sommes s'ajoutèrent aux petites sommes et permirent de faire progresser les travaux. Il y eut aussi l'obole de la veuve, si précieuse parce que fruit d'une privation. Témoin cette veuve de Baabdath qui n'avait pour fortune qu'un quart de livre libanaise pour subvenir à la nourriture de ses enfants. Quand, au cours de la réunion du Tiers-Ordre, on proposa de faire la quête pour l'œuvre du Père Jacques, elle fut tiraillée entre deux amours : celui de la Croix et celui de ses enfants. L'amour de la Croix eut enfin le dessus ; la pauvre veuve donna tout son argent et revint chez elle. A ses enfants soucieux du lendemain, elle répondit : « Mes enfants, s'il ne vous restait entre les mains que la bouchée que vous portez à la bouche, et que vous ayez à la donner à quelqu'un, n'hésitez pas ; Dieu bénit ceux qui donnent sans compter. » De fait, le lendemain même, la pauvre veuve reçut une lettre anonyme contenant trois livres et demie. Elle en eut les larmes aux yeux et courut raconter le fait au Père Jacques.


Le franc des millionnaires


« En 1923, la bâtisse de la Croix était élevée  d'environ deux mètres de terre. Un religieux de mes amis me conseilla de recourir à une grande bienfaitrice de France, remarquable par sa piété et par la générosité, et me proposa de lui demander son aide. La proposition m'enchanta. Je recueillis aussitôt les plans et les devis et tous les documents utiles, j'y joignis une lettre où j'exposai le but de l'œuvre. Et j'attendis la réponse. Elle vint quelques temps après. « Je décachète la lettre pour y trouver… devinez quoi ?… Un seul franc en papier ! J'en fus abasourdi » . « C'est bien fait pour moi, me dis-je ; le Bon Dieu a voulu me montrer que c'était Lui le premier et l'unique bienfaiteur de cette œuvre. « Depuis c'est en Lui seul que j'ai mis mon espérance. « En toi Seigneur j'ai espéré ; je ne serai jamais déçu ! Quant au franc, je le conserve jusqu'à ce jour comme souvenir et pour servir de leçon ».


L'inauguration


La Providence se chargea de lui trouver ce qui manquait. En mai 1923, le Père Jacques pouvait convoquer ses tertiaires pour l'inauguration du Sanctuaire. C'était le premier rassemblement d'après-guerre. De partout les délégués des fraternités arrivèrent. La phrase écrite à l'entrée de la bâtisse peut nous donner une idée de ce que fut ce premier congrès : « Qu'il est bon et agréable de vivre entre frères ! ».


« Ma maison est une maison de prière »


Ce fut vraiment un Triduum de prières et d'adoration continuelle. Il y eut un nombre impressionnant de confessions et de communions. Jour et nuit les délégations des villages se relayaient pour l'adoration perpétuelle.  Le Père Jacques prononça à cette occasion un discours-programme qu'il termina ainsi : « Soyez-en sûrs mes frères : dans ce sanctuaire que nous achèverons bientôt, avec l'aide de Dieu et le concours des bienfaiteurs, les prières ferventes s'élèveront chaque jour pour le retour des émigrés. Notre Dame de la Mer dont nous attendons la statue avec impatience protégera vos absents et les gardera sous son œil vigilant pour nous les ramener saints et saufs. Et la Croix victorieuse que nous avons décidé d'ériger au-dessus de ce sanctuaire, sera pour le Liban un abri sûr, et, du Cœur du Christ les bienfaits couleront sur cette montagne bien aimée ».


La statue


Le 27 juillet 1923, la statue de N. D. arriva. C'était une belle œuvre d'art. La Vierge est debout, souriante, drapée dans son manteau d'azur. Sur son bras, Jésus se penche avec intérêt vers un objet placé aux pieds de la Madone. En regardant bien, on voit une barque chargée de voyageurs ; bien en équilibre sur les flots rageurs, elle semble faite pour braver tous les dangers, car Marie est là qui veille sur elle. Ce soir-là, le Père Jacques chanta les litanies de Notre Dame de la Mer composées par lui… L'écho renvoyait dans le calme de la nuit son pieux refrain. « Ramenez en paix les émigrés dans leur pays ».


Le Père Jacques cinéaste


Maintenant que la Vierge était là, il ne restait qu'à installer la Croix. L'entreprise ne prendra pas moins de deux ans, faute de ressources. Pour en trouver, le Père Jacques songea un moment à se lancer dans le cinéma religieux. Il écrivit à son Provincial à Lyon. « Notre Seigneur m'encourage et me dit : « Demandez et vous recevrez » et Bienheureux ceux qui ont soif et faim. J'ai bien soif ; cette œuvre que j'ai entreprise est trop grande. Il faut que je travaille encore beaucoup pour l'achever. « Dernièrement aux fêtes de Noël, j'ai représenté au Krey les mystères de Noël que j'ai traduits en arabe suivis du cinéma « Christus » que j'ai loué pour trois cents francs. Cette représentation a très bien réussi du double point de vue spirituel et temporel. Plus de 600 druses y ont assisté. Une quête improvisée a été faite au profit de mon œuvre et a ramassé 1060 francs. Encouragé par ce nouveau genre d'apostolat, j'ose vous demander, T.R. Père, si vous pouvez me procurer les films suivants : « St. François », « Ste Élisabeth de Hongrie », et le petit film comique « L'Ermite et le Diable ». C'est un grand bien que vous ferez à tout le monde : Infidèles, fidèles, tertiaires. La chose passe. Un brave ingénieur italien met à ma disposition son appareil de cinéma avec l'électricité. Il a monté une auto exprès pour cela, de sorte que nous pouvons circuler par tout le Liban, grâce aux routes assez bien entretenues. Voici ma demande, ma grande demande. J'avoue que c'est plus que le pain quotidien qu'on demande au Bon Dieu, mais que faire ?… L'homme ne vit pas seulement de pain. J'ai les âmes et je n'ai que vous, bon Père, qui daignez entendre ma voix. Si vraiment vous sentez que ma demande est irréalisable à cause du prix du film, rien n'empêche de commencer « Chouaï Chouaï » (petit à petit). Vous pouvez vous-même faire un choix. « Je vous demande bien pardon de ces soucis que je vous occasionne, ma contrition n'est pas parfaite, c'est pourquoi je vous demande humblement l'absolution et la bénédiction ». Il revint à la charge dans une seconde lettre : « Maintenant, T.R. Père, si j'ai suivi le principe qui dit ne rien refuser, je ne veux pas suivre celui qui dit ne rien demander. Or, encouragé par la réussite, j'ai résolu de marcher de l'avant et pour le bien des âmes et pour l'achèvement de mon œuvre qui a besoin encore de plusieurs milliers de francs. Le Bon Dieu a dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front », et je ne crains pas le travail. « Je vous demanderai seulement une faveur : c'est de vouloir bien me procurer le plus vite le film de Ste Élisabeth de Hongrie ».


Érection de la Croix


Petit à petit, l'Oeuvre avançait. A la fin de 1924, le Père Jacques écrit : « J'attends toujours le grand crucifix de 2m.50 ou 3m. avec cloches tubulaires. C'est encore un souci que je vous donne, mais je suis obligé de le faire, puisqu'il faut, à tout prix, monter la Croix monumentale avant le 3 mai, jour fixé  pour le pèlerinage prochain des tertiaires ». Le Crucifix n'arriva pas. Le Père Jacques tint à inaugurer au moins la Croix pour le 3 mai. Le 21 avril 1925, les ouvriers étaient là pour la hisser sur son piédestal. Pendant qu'ils exécutaient leur délicate manœuvre, le Père était là, en face d'eux, à genoux, les bras en croix. Près de lui, les Sœurs franciscaines, venues de Jall el-Dib, priaient dans la même attitude. L'heure était pathétique. La Grande Croix, haute de 10 mètres, monta lentement ; les bras musclés tiraient sur les gros cordages, et les cœurs battaient d'inquiétude : l'opération se passera-t-elle sans incident ? On  avait mal calculé : arrivée en haut la Croix s'arrêta, il fallait encore un bout de corde supplémentaire. Le Père cria aux ouvriers : « Tenez bon, je vais m'en procurer une ». Et de son pas rapide, il dévala vers Jall el-Dib. Il n'eut pas à aller loin. Au premier détour du chemin, il se trouva face à face avec un jeune homme qui portait des cordages sur son épaule. C'était providentiel. De bon cœur, le jeune homme accepta de fournir son aide et la Croix du Sauveur se dressa droite au milieu des échafaudages, bénissant la Capitale et la vaste bande côtière de Jall el-Dib. Dix jours après, le 3 mai 1925, avait lieu l'inauguration solennelle. Le Père Jacques exultait de bonheur : « Ce monument éternel parlera au cours des siècles de la générosité des bienfaiteurs, des tertiaires aussi bien que des autres hommes doués de zèle et de piété, qui nous ont aidés de leur argent, soutenus de leurs prières, accompagnés de leurs vœux les plus sincères. « Nous ne pouvons ici nous empêcher de lever notre voix en hymne de louange envers le Seigneur à qui revient l'honneur d'avoir fait aboutir cette sainte tâche. Et nous proclamons solennellement aujourd'hui que sans la Providence divine, nous n'aurions pas posé une seule pierre dans ce pieux monument. C'est Dieu… » Le Père Ernest pouvait féliciter le vaillant apôtre. Il lui écrivit : «  Je souhaite que votre apostolat soit de plus en plus couronné de succès. Vous avez semé dans la peine et les larmes, vous récolterez dans l'allégresse. Je souhaite surtout toutes les bénédictions du Ciel à ce petit sanctuaire de N. D. de la mer. « Je ferai tout mon possible pour vous procurer tout ce que vous désirez, encore que vos désirs soient parfois un peu vastes. « Portons chacun de notre côté notre croix ; elle est lourde, moins cependant que celle que vous avez édifiée face à la mer ».


La Croix à Deir El Kamar


Dans la montagne libanaise, au cœur du Chouf, se dresse une petite ville qui fut longtemps la capitale du Liban, le cœur et le cerveau de ce petit pays, Deir el-Kamar, ou « Couvent de la lune », par référence sans doute à la déesse Lune, vénérée du temps des Phéniciens et des Greco-Romains. Longtemps, Deir ei-Kamar fut la capitale de Fakhr-Ed-Dine et de sa dynastie, jusqu'au jour où le grand Emir Béchir décida de s'écarter à quelques kilomètres de là, pour bâtir son palais à Beit-Eddine. Après l'exil de l'Emir en 1840, une série de troubles et de menées confessionnelles sournoises amena les sinistres évènements de 1860. Le Père Jacques venait régulièrement dans cette ville où, depuis 1909, il avait fondé une florissante fraternité de 260 tertiaires. Cette terre, arrosée du sang des martyrs et de ses propres sueurs, lui était très chère et il avait depuis longtemps résolu d'y établir une œuvre durable comme à Jall el-Dib. Dans une lettre au Père Provincial, le 14 décembre 1929, il écrit :  « Vous avez connu le Liban et entendu parler de Deir-el-Kamar. Là, il y a une florissante fraternité de tertiaires et malgré la distance, je vais les visiter chaque mois. J'ai remarqué, que dans cette petite ville, il y a un cimetière, pour les martyrs de l'an 1860 en très mauvais état. J'ai résolu de ramasser de l'argent pour ériger un monument surmonté d'une Croix comme celle de Jall el-Dib. J'ai déjà ramassé pour le moment 6000 francs et je crois que j'en aurai suffisamment pour la construction. Mais le Christ, pourrai-je espérer l'avoir de France ? Je ne veux pas donner de soucis à mon tendre Père. Je sais qu'il fera tout ce qu'il pourra pour l'amour de Dieu. J'ai à cœur cette œuvre, je l'ai lancée et les gens en attendent l'exécution avec impatience ». En 1929, les travaux commencent et vont bon train. Un an plus tard, le Père Jacques pouvait écrire de nouveau à son Provincial : «… Quant à la Croix de Deir el-Kamar, elle s'élève majestueusement sur la cime de la montagne qui domine ce petit centre de la chrétienté au milieu des druses. Monseigneur Boustani, Évêque maronite de ce diocèse et qui m'a cédé le terrain, (160m. sur 50m.) a été lui-même à pied visiter ce monument. Le Christ que vous m'avez envoyé est encore au pied de la Croix de ciment. Je compte le placer en juillet prochain, date fixée pour achever la route qui est commencée et qui permettra à toutes les fraternités tertiaires libanaises de s'y rendre pour prendre part à cette solennité ». L'œuvre fut vite achevée. L'inauguration solennelle ne put cependant avoir lieu qu'en septembre 1932. A cette occasion le Père Jacques publia dans l'Ami de la famille un petit article où il exposait ses vues et ses projets : « Ce monument sacré a été élevé dans cette ville bénie, sur une haute colline qu'on peut classer parmi les plus beaux belvédères du Liban… On l'a appelée depuis longtemps la colline de Tyr. On aurait dû l'appeler la colline du Liban, puisque, de là, le coup d'œil embrasse l'ensemble des villages du Chouf, du Metn et du Kesrouane… Les habitants de cette capitale libanaise ont été connus pour leur noblesse, leur audace, leur bravoure, leur liberté de conscience et leur attachement aux croyances religieuses et aux principes patriotiques. (IMAGE N.12) « Notre but n'est caché à personne ; nous voulons : 1- faire revivre l'esprit de foi dans le cœur des chrétiens de cette région pour qu'en levant les yeux vers la Sainte Croix, ils se rappellent chaque fois les enseignements du Sauveur qui commande d'aimer tous les hommes ; 2- élever un monument commémoratif pour le Tiers-Ordre de St. François. Fondé, voilà plus d'un quart de siècle au Liban, il y compte plus de 5.000 membres hommes et femmes ; 3- laisser une porte ouverte pour une œuvre de bienfaisance que nous projetons, pour porter secours à tous ceux qui souffrent, chrétiens et non chrétiens, mettant notre confiance dans le Seigneur et dans la générosité des bienfaiteurs de quelque religion qu'ils soient ». Après avoir exprimé sa reconnaissance à ses supérieurs, à Mgr. Boustani et aux Tertiaires, il annonce que chaque année, une fête solennelle groupera autour de la Croix des milliers de pèlerins, pour que la contrée devienne « plus ferme dans la vraie foi qui garantit le succès et la prospérité et laisse entrevoir l'aube de l'espérance dans les heures d'épreuves et de calamités ».


Premières festivités


La première fête de la Croix à Deir el-Kamar fut un succès sans égal. La Croix, haute de 20 mètres, sur un piédestal en béton armé, se dressait, tournée vers le sud, vers les villages druzes et chrétiens, et par-delà les montagnes libanaises, vers cette autre colline du Calvaire où, pour la première fois, la Croix Rédemptrice avait été élevée. On avait tout prévu pour le confort (oh ! très relatif) des pèlerins : une église en bois pour abriter des ardents rayons du soleil le jour, et de la brise fraîche et humide, la nuit. Des muletiers assuraient l'eau potable, et une nuée de marchands de friandises et de bibelots divers se disputaient la pieuse clientèle. L'organisation des cérémonies religieuses fut, évidemment, plus soignée : adoration nocturne, messes sans interruption, chemin de croix, procession du St. Sacrement. Dans un discours plein de feu, Monseigneur Boustani exalta la croix victorieuse et demanda enfin au Divin Crucifié de bénir le peuple libanais tout entier pour qu'il vive dans la charité, la droiture et l'unité.


Essor de l'œuvre


Par la suite, Monseigneur Boustani fera publier des mandements condamnant les danses, les boissons et les chansons et toutes sortes de réjouissances profanes sur la colline de la Croix et dans ses environs immédiats. Un an plus tard, les tertiaires de la ville firent clôturer la vaste place. Quatorze familles offrirent chacune le prix d'une station du chemin de Croix. Plus tard on installa même l'électricité tout autour de la Croix pour qu'elle brille jusqu'au loin dans la nuit. Des années durant, la fête de la Croix à Deir el-Kamar fut une sorte de journée nationale. Par milliers, tertiaires et simples fidèles continuent à venir de tous les coins du Liban pour honorer la Croix victorieuse.

 

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20/06/2008
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