Spiritualité Chrétienne

Spiritualité Chrétienne

La Bienheureuse Marguerite Rutan 5

Soeur Marguerite Rutan, Fille de la Charité

 

Chapitre quatrième

La prison

(Octobre 1793 - mars 1794)

 

Rigueurs du comité de surveillance, emprisonnement de la Soeur Rutan, règlement de la prison, occupations des prisonniers, saisie des papiers de la Soeur Rutan, construction de la guillotine, transfert des prisonniers à Pau, emprisonnement des Filles de la Charité, remplaçantes des Soeurs à l'hôpital.

 

L'un des premiers soins des dictateurs du sud-ouest fut de se créer des auxiliaires dignes d'eux, en établissant dans les villes et les gros bourgs des comités de surveillance, munis de pouvoirs très étendus. Le comité de Dax, institué le 26 octobre 1793, comprenait douze membres, la plupart illettrés et étrangers à la localité, tous connus par la férocité de leur caractère (1). Le décret qui lui donnait l'existence, lui traçait en même temps sa mission (2). « Art. 1er - Il sera établi dans la ville de Dax un comité de surveillance composé de douze membres. Art. 2. - La garde soldée de la ville de Dax obéira à toutes les réquisitions du comité de surveillance. Art. 3. - II sera indiqué dans la ville de Dax une maison de réclusion, dans laquelle, à dater de demain, toutes les réparations nécessaires seront faites par le comité de surveillance. Art. 4. - Si, dans huit jours, il n'y a pas trois cents citoyens et citoyennes de la ville de Dax en réclusion, les représentants du peuple viendront avec la force armée exercer la justice et la vengeance nationale dans cette cité. Art. 5. - Si, dans vingt-quatre heures, les riches de la cité de Dax n'ont pas déposé 150 000 livres entre les mains de la municipalité pour l'entretien et le soulagement des pauvres pendant l'hiver, le comité de surveillance, avec la force armée, si la tranquillité est compromise, établiront un impôt forcé pour remplir cette indication. Les membres du comité de surveillance se montrèrent dignes de la confiance que les représentants du peuple avaient mise en eux. Ils multiplièrent les arrêtés dans l'intention de faire disparaître tout ce qui pouvait sentir l'aristocratie et le fanatisme. La rue des Carmes devint rue Ça ira, le bourg Saint-Vincent s'appela faubourg Lepelletier, le quartier Saint-Pierre faubourg Marat, la commune de Saint-Paul fut débaptisée et nommée Bonnet-Rouge (3). Le 5 brumaire (26 octobre), les maisons des Capucins et des Carmes étaient transformées en prisons et destinées, la première aux hommes, la seconde aux femmes (4). Sept jours après paraissait une longue liste de suspects; les personnes dont le nom y figurait avaient ordre de se rendre d'elles-mêmes au lieu de leur détention dans les vingt-quatre heures qui suivraient la publication de l'arrêté (5). Bientôt, les visites domiciliaires, les listes de suspects, les incarcérations se succédèrent sans relâche. Les honnêtes gens vivaient dans de continuelles inquiétudes; les émissaires du comité de surveillance pénétraient, de jour et de nuit, dans les domiciles privés et conduisaient leurs paisibles habitants en prison. Les larmes d'un père, d'une mère, d'une épouse, les plaintes des enfants restaient sans action sur les coeurs endurcis de ces êtres féroces, inaccessibles au moindre sentiment

de pitié.

 

Le comité de surveillance s'était fait, même auprès de farouches révolutionnaires, une réputation de cruauté, que la lecture de ses arrêtés (6) et de sa correspondance (7) confirme pleinement. Le Directoire du département, Roger Ducos et Dartigoeyte lui donnèrent des conseils de modération (8). Le comité trouvait Pinet trop indulgent (9), admirait en Marat le modèle des sans-culottes (10), et, à son exemple, n'admettait, pour propager les principes révolutionnaires, qu'un seul moyen: le régime de la terreur (11). Le 4 nivôse an II, il écrivait aux représentants du peuple: « Hâtezvous de porter de grands coups; prenez de grandes mesures révolutionnaires (12) ». Les comités des environs recevaient ses conseils et ses encouragements, qui étaient tous du genre de ceux-ci: « La sûreté publique est plus que jamais à l'ordre du jour, et non la modération et la pitié. Frappons les intrigants, aristocrates et modérés, et jurons de n'avoir aucun repos que la République ne soit bien affermie, la paix bien consolidée et le règne de la sans-culotterie fondé sur des bases inébranlables (13) » ou encore: « Continuez, vigoureux sans-culottes, frappez sans crainte les ennemis de notre sainte régénération (14) ». Ces ennemis étaient avant tout les prêtres et les nobles. Écraser, anéantir tout ce qui, de près ou de loin, rappelait le trône et l'autel, tel était le but poursuivi par les membres du comité. Leurs efforts contre, la religion ne furent pas vains; aux ruines matérielles s'ajoutaient des ruines spirituelles. Ils s'en réjouissaient dans une lettre adressée à Pinet: « La terreur est générale dans notre district, particulièrement dans la caste sacerdotale; tous les prêtres, ces prétendus hommes de Dieu, abdiquent leur infâme métier ; ils commencent à sentir que l'empire de la raison, de la vérité et de la philosophie doit triompher sur le charlatanisme, la fourberie et l'imposture, et qu'il faut enfin tirer le rideau sur les farces qu'ils ont jouées (15) ». Surveillée, suspectée par de tels hommes, que n'avait pas à craindre la Soeur Rutan? Le vide se faisait autour d'elle; elle comptait parmi les personnes incarcérées de nombreux amis et des bienfaiteurs. Le 8 frimaire an II (28 novembre 1793), seize religieuses furent déclarées suspectes d'incivisme et de fanatisme et envoyées en prison (16). Le tour de la Supérieure de l'hôpital allait venir.

 

À la fin de décembre 1793, de toutes les personnalités d'un certain rang reconnues hostiles aux idées régnantes, elle était la seule, ou peu s'en faut, que le comité de surveillance et les représentants du peuple eussent épargnée. L'auréole de gloire dont ses services avaient, pour ainsi dire, entouré son nom, l'estime qu'on lui portait auraient dû, ce semble, attirer plus tôt sur elle les rigueurs du parti révolutionnaire. Sa rare prudence, jointe à la position qu'elle avait su se créer à l'hôpital, l'avait sauvée jusqu'à cette heure. Un fait bien futile, déjà ancien de quatre ou cinq mois fournit à ses persécuteurs le prétexte désiré pour la frapper. Un soldat de l'armée des Pyrénées, Raoux (17), habile musicien, avait contracté sur la frontière une grave maladie; il fut conduit à l'hôpital de Bayonne, puis à celui de Dax, où il trouva, grâce aux soins dévoués des Soeurs, une prompte et entière guérison. Ce brave homme ne voulut point retourner à son régiment sans laisser à celles qui venaient de lui rendre la santé un témoignage de sa reconnaissance. Mais de quelle manière? Réflexion faite, il pensa que l'audition d'un des plus beaux morceaux de son répertoire serait de leur goût. Un jour, la veille peut-être de son départ, il se présenta devant la porte ou dans la cour de l'hôpital, en compagnie de quelques amis, musiciens comme lui, et joua une sérénade qui débanda les jambes de militaires en convalescence. Touchée de cette délicate attention, la Soeur Rutan s'arracha un instant à ses occupations, donna la pièce aux artistes, et, pour les remettre de leurs fatigues, leur offrit des rafraîchissements. Il n'y avait là qu'un acte de la plus élémentaire politesse; on y vit un crime. Les démagogues de Dax ne pardonnaient pas à la Soeur la vénération commune dont on l'entourait.

 

L'indignation fut grande au club des Barnabites quand on y rappela la conduite inqualifiable de la supérieure, coupable, disait-on, de « s'être livrée au plaisir et d'avoir abandonné les frères d'armes mutilés en défendant la patrie (18) ». Un châtiment exemplaire s'imposait. Le club envoya des délégués devant le comité de surveillance pour accuser la Soeur Rutan d'avoir, par son incivisme, cherché à corrompre et à ralentir l'esprit révolutionnaire et républicain des militaires en traitement à l'hôpital, d'être réputée aristocrate depuis le début de la Révolution, enfin, d'être suspecte aux sans-culottes de la ville. Incivique et suspecte, comment l'accusée ne l'aurait-elle pas été aux yeux de sectaires haineux qui voyaient dans le mouvement révolutionnaire un mouvement essentiellement antireligieux et faisaient des personnes dévouées aux intérêts de l'Église autant d'ennemis de la Révolution? Quant à l'accusation d'aristocratie, il est étrange qu'on ait osé la porter contre la fille d'un tailleur de pierres, contre une femme qui, dévorée de la noble flamme du dévouement, avait consacré au service des pauvres toute sa vie et toutes ses forces. Qu'avait-on à lui reprocher? Ses rapports avec les aristocrates? Mais, on ne l'ignorait pas, ses rapports n'avaient d'autre cause que le désir de recueillir des aumônes pour les malheureux. Au reste, qu'importait la vraisemblance à des accusateurs assurés d'avance qu'on ne leur demanderait pas la preuve de leurs accusations? Docile aux injonctions du club des Barnabites, le comité de surveillance envoya la Soeur Rutan en prison et fit apposer les scellés sur ses papiers.

 

Voici son arrêté, daté du 24 décembre 1793: « L'an II de la République une et indivisible et le 4e de nivôse, le comité de surveillance de la commune de Dax, assemblé dans le lieu ordinaire de ses séances, a été admise une députation de la société populaire et montagnarde de la commune de Dax, laquelle députation est venu dénoncer Madame Rutan, supérieure de l'hospice de bienfaisance de cette commune de Dax, comme ayant, par son incivisme, cherché à corrompre et à ralentir l'esprit révolutionnaire et républicain des militaires qui allaient dans cet hôpital s'y faire soigner, comme étant notoirement reconnue aristocrate depuis le commencement de la Révolution, comme étant, en un mot, indigne de remplir les fonctions humaines et bienfaisantes que l'on doit envers leshommes libres, dignes à tous égards de la reconnaissance publique, vu le peu de confiance dont elle jouit parmi les sans-culottes de la ville, commune. Le comité, prenant en considération la dénonciation justement fondée contre la Soeur Rutan, reconnue depuis longtemps comme incivique et contraire aux principes de la Révolution et dénoncée en outre par la voix du peuple. Le comité arrête que la Soeur Rutan sera sur-le-champ transférée dans la maison de réclusion des Carmes pour y demeurer jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné par ledit comité, que deux de ses membres se transporteront sur-le-champ dans la cellule de la Supérieure Rutan et y apposeront les scellés sur les papiers, effets ou autres correspondances, et délègue à cet effet les citoyens Laniscart et Latour. Arrête que la Soeur Marguerite, plus ancienne d'âge, demeure chargée et responsable de la direction de l'hôpital, des soins et secours nécessaires aux malades, et généralement de tous les effets, linges, etc. appartenant à la maison, et ce, provisoirement. Arrête en outre que connaissance du présent arrêté et des motifs qui y ont donné lieu sera communiquée demain aux représentants du peuple, au département, au Directoire du district et à la municipalité, ainsi qu'à la société populaire, afin que, de concert avec ledit comité de surveillance, on procède de suite au remplacement de ladite Soeur Rutan (19) ».

 

La conduite que tint la Soeur Rutan envers Raoux et ses amis ne saurait justifier l'indignation qu'affichèrent à son égard les membres du club des Barnabites et les mesures prises par le comité de surveillance. La supérieure abandonne un instant son travail pour écouter, remercier et féliciter des musiciens venus pour s'acquitter d'une dette de reconnaissance; elle leur distribue des rafraîchissements, et, avant de les laisser partir, leur donne quelques pièces de monnaie. On lui avait fait une gracieuseté; elle y répondait poliment et généreusement. Toute personne bien élevée aurait agi de même, et pourtant, on dénonce la Soeur Rutan, et, avant tout examen des faits, on la jette en prison. Ah! si la sérénade s'était fait entendre devant la porte d'un patriote au républicanisme éclairé, rien de mieux, celui-ci eut-il, dans un moment de libéral enthousiasme, désaltéré les artistes et mis dans leurs mains une forte somme d'argent. Mais il s'agissait d'une Fille de la Charité, fidèle à la pratique de la religion dans laquelle elle était née, entourée de l'estime et de la vénération communes, d'une intelligence et d'un dévouement qui grandissaient chaque jour son influence, coupable enfin de n'avoir pas fait un seul pas en avant vers la Révolution et de retarder par ses exemples et ses conseils la ruine de la religion, que les révolutionnaires auraient bien voulu consommer sans retard. Espéraient-ils, dès lors, que la saisie de ses papiers amènerait la découverte d'écrits assez compromettants pour attirer sur sa tête les pires châtiments? C'est possible. Ils se réjouissaient à la pensée que les enquêteurs mettraient peut-être la main sur des livres de piété, de feuilles de prières, des médailles, des lettres intimes, où la Soeur aurait manifesté librement les sentiments d'horreur que lui inspiraient les hommes du jour et les mesures révolutionnaires.

 

La Soeur Rutan reçut sans étonnement la nouvelle de son arrestation; après avoir dit à ses chers malades et à ses dignes coopératrices un adieu que sans doute elle croyait le dernier, elle se rendit à la prison des Carmes, heureuse de souffrir pour la cause de Jésus-Christ. Son départ plongea toute la population de Saint-Eutrope dans un morne effroi; la perte d'une mère eût fait couler moins de larmes. Dans l'usage de la liberté, la Soeur Rutan appréciait avant tout l'exercice du dévouement, la faculté de se trouver au chevet et des malades, de les servir, d'apporter à leur douleur quelque soulagement. D'autres souffraient de l'espionnage odieux que, en ces temps de terreur, les membres des clubs et des comités organisaient autour des personnes suspectes; peu lui importait, à elle, d'être surveillée par ses ennemis, pourvu qu'on la laissât à son poste, de charité. En la condamnant à l'oisiveté, le comité de surveillance enlevait à cette nature, avide de se dépenser, une de ses plus grandes consolations. Il est vrai, elle pouvait encore prier, et personne n'était assez puissant pour l'en empêcher (20).

 

Suivons la Soeur Rutan dans la prison des Carmes. Les précautions les plus sévères avaient été prises contre toute tentative d'évasion. Un certain nombre de geôliers avaient sous leur responsabilité personnelle la garde des prisonniers dont les noms, prénoms et surnoms étaient inscrits sur un registre coté et paraphé par le président du comité de surveillance. Un piquet de dix gardes nationaux se tenait en permanence devant les portes, qui étaient soigneusement closes. Les membres du comité de surveillance assujettissaient les prisonniers à la contrainte d'un règlement minutieux, que les personnes de la haute aristocratie ou de la bourgeoisie durent trouver bien pénible (21). La Soeur Rutan put satisfaire, comme en communauté, ses goûts pour la pauvreté, l'obéissance et la mortification. Un lit, une table, deux chaises de cabinet et quelques objets d'un usage quotidien constituaient le mobilier de chaque prisonnier. L'argenterie, la porcelaine tout ce qui sentait le luxe était formellement interdit. Sauf le cas de maladie bien constatée, l'accès de la prison était refusé aux domestiques et aux femmes de chambre. Les communications avec le dehors attirèrent surtout l'attention des rigides législateurs. Les parents, les alliés, ceux qu'appelait une affaire d'intérêt, pouvaient seuls rendre visite aux détenus; et encore fallait-il la permission écrite de trois membres du comité. Les lettres elles-mêmes étaient soumises à la censure ; elles devaient passer sous les yeux du comité avant d'être remises au destinataire (22).

 

La nourriture fut, comme la correspondance, l'objet de prescriptions rigoureuses. Pendant les treize jours qui suivirent les incarcérations du 5 brumaire, il avait été permis aux domestiques d'apporter des vivres dans la cellule de leurs maîtres; mais ces entrevues privées pouvaient offrir des inconvénients. On statua, le 18, que dorénavant les prisonniers iraient eux-mêmes chercher à la conciergerie les provisions qui leur étaient destinées (23). Jusqu'au mois de mars 1794 on avait fermé les yeux sur la qualité et la quantité des aliments qui leur étaient préparés au dehors. Les mets délicats que certains détenus se faisaient servir, constituaient, aux yeux de l'austère Pinet, une grave atteinte au principe de l'égalité républicaine. De tels scandales demandaient une répression; le représentant du peuple ne négligea pas cette nouvelle occasion d'être désagréable aux aristocrates et aux fanatiques. Pour mettre un terme à ce qu'il appelait les dépenses scandaleuses et le luxe d'hommes pervers, justement atteints par la foudre nationale, il arrêta que le menu de chaque repas serait ainsi composé: une demi-livre de viande de boeuf ou de mouton, trois quarts de livre de pain et les légumes strictement requis pour le potage (24). Pinet, toujours prêt à puiser dans la bourse des aristocrates, décida que le traitement des gardes et des geôliers serait payé par les détenus ; cette mesure ingénieuse lui permettait de multiplier le nombre des détenus sans avoir à s'inquiéter de l'insuffisance des fonds publics (25). Tandis que la Soeur Rutan trouvait dans les loisirs de la prison l'occasion de s'unir à Dieu par des prières plus longues et plus ferventes, le comité recherchait avec ardeur des preuves de sa culpabilité. On prit dans son bureau tous les papiers qui s'y trouvaient, qu'ils fussent ou non écrits de sa main. Il y avait là, s'il faut ajouter foi aux actes d'accusation, des pamphlets aristocratiques, fanatiques et plus contre-révolutionnaires les uns que les autres (26), et des lettres infâmes, qui montraient en elle une personne animée de principes désorganisateurs des armées (27). Les règlements faisaient à la Supérieure de l'hôpital un devoir de recueillir les écrits laissés par les malades qui mouraient à l'hôpital et de les transmettre aux familles (28); elle n'était certes pas responsable de leur contenu ; n'importe! tout lui fut imputé.

 

Le surlendemain, un individu du nom de Bouniol se présentait devant le comité et lui apprenait dans son langage incorrect, que, « conférant avec un soldat national qui était à l'hôpital, celui-ci lui dit que toutes les Soeurs étaient des coquines d'aristocrates, débauchant les soldats, qu'elles les prêchent pour d'aller dans la Vendée, qu'elles les font danser et chanter des chansons diaboliques et leur donnent de l'argent (29) ». Et voilà comment, sous l'empire de la passion antireligieuse, un soldat soigné par les Soeurs, sinon Bouniol lui-même, travestit l'incident si simple auquel avait donné lieu la sérénade de Raoux! Un mot de remerciement devient un engagement à la désertion, l'audition d'un concert une excitation à la danse et à des chants infâmes, l'offrande d'une pièce de monnaie une tentative de corruption. Les termes mêmes dans lesquels l'accusation était formulée auraient dû montrer aux juges improvisés du comité de surveillance combien peu de confiance méritaient les propos de l'accusateur. Mais leur siège était fait; ils croient Bouniol sur parole, ou, du moins, agissent comme s'ils avaient pleine confiance en lui. Bouniol n'avait pas été personnellement témoin des faits qu'il dénonçait ; il rapportait les propos d'un soldat. Or, jamais ce soldat ne fut interrogé; nulle part, en effet, on ne cite son témoignage ; nulle part, dans la liste des pièces que les membres du comité eurent entre les mains (30), il n'est question du procès-verbal de l'interrogatoire qu'il aurait subi. Comprendrait-on ce silence, si l'interrogatoire avait eu lieu? Le comprendrait-on en particulier de la part de gens qui jugent utile de donner le mot à mot des, paroles de Bouniol? Si, pour une cause quelconque, la véracité de l'accusateur ne pouvait être contrôlée, il eût été équitable de n'ajouter aucune foi à l'affirmation, par elle-même invraisemblable, d'un exalté tel que Bouniol, du moment qu'elle s'appuyait sur un témoignage qu'on ne pouvait vérifier. Inutile de relever ici ce qu'a de puéril l'accusation relative aux danses et aux chants diaboliques.

 

Les prétendus actes de subornation ne doivent pas être pris davantage au sérieux: « Si ces pratiques de séduction par l'argent eussent été érigées en système à l'hôpital de Dax, écrit Dompnier de Sauviac (31), il semble qu'on eût trouvé au moins un soldat qui fût venu déposer qu'elles avaient été tentées sur lui-même ». Est-il vraisemblable que des Filles de la Charité, déjà suspectes comme telles, aient poussé l'imprudence au point de conseiller à des soldats, qu'elles ne connaissaient pas, d'abandonner l'armée des Pyrénées et de prendre, au prix de mille périls, le chemin de la Vendée, et cela à une époque où il fallait surveiller avec soin ses actes et ses paroles pour ne pas être envoyé en prison ou sur l'échafaud? Cette histoire de désertion, née de la reconnaissance que Raoux avait témoigné aux Soeurs, consolidée, peut-être par la découverte d'objets de piété en usage dans l'armée vendéenne, est à rejeter dans le domaine des légendes. Le comité de surveillance écrivait aux représentants du peuple, le 4 nivôse an II (24 décembre 1793), jour où la Soeur Rutan fut conduite en prison: « Un nommé Hourquillot, protégé par un membre de l'administration des Landes, qui a mérité cent fois la guillotine, a été surpris et arrêté hier. Que croyez-vous que nous avons trouvé sur ce brigand? Un Sacré-Coeur de Jésus, semblable à ceux de la Vendée, ralliement contrerévolutionnaire. Voilà, citoyen représentant, des faits qui parlent (32) ». Les faits parlèrent si haut que, pour ce motif, Hourquillot fut condamné à mort (33). Dans les perquisitions opérées chez la Soeur Rutan, aurait-on découvert quelque emblème de ce genre? C'est possible. Quoi qu'il en soit, si Bouniol disait vrai, pourquoi ne pas punir toutes les Soeurs, puisque toutes les Soeurs étaient accusées du même crime, ? S'il mentait, pourquoi punir la Supérieure? Le jour où il incarcérera les compagnes de la Soeur Rutan, Pinet imaginera des accusations grossièrement fantaisistes; pourquoi n'aurait-il pas rappelé le témoignage de Bouniol, s'il avait cru que Bouniol ne se trompait pas? Au fond, en raison même du bien qu'elle faisait autour d'elle, la Soeur Rutan s'était créé des ennemis, envieux de l'estime qu'on lui portait et jaloux des marques de vénération qu'on lui rendait. Telle fut la véritable cause de sa condamnation.

 

Le 26 nivôse (15 janvier 1794), le comité de surveillance lui fit subir un interrogatoire (34), sur la teneur duquel nous sommes malheureusement réduits à des conjectures. Il était facile à l'accusée de prouver son innocence; mais quand on lui reprocha son attachement aux croyances et aux pratiques religieuses, elle ne put que plaider la cause de la religion outragée, et, par là, donner à ses juges une arme pour la perdre. L'interrogatoire terminé, elle fut reconduite, à la maison des Carmes et de nouveau les portes de la prison se refermèrent sur elle. Forte du témoignage de sa conscience, comme les Apôtres, elle s'estimait heureuse d'être appelée à souffrir persécution pour son divin Maître. Sur cette âme magnanime, la faiblesse n'eut jamais de prise; grandie, par le malheur, elle sut trouver dans sa foi cette force surhumaine qui fait les martyrs. Ne doutant plus du sort qui lui était réservé, elle attendait, dans une sereine et muette résignation, les arrêts du Ciel. Pour charmer les longues heures de sa captivité, elle continuait auprès de ses codétenues sa mission de charité, les consolant dans leurs peines, élevant leurs pensées vers Dieu, leur prodiguant, avec une tendresse de mère, tous les soins capables d'adoucir les rigueurs de leur captivité.

 

Le comité de surveillance adressa les pièces de la procédure au Directoire du district, qui en prit connaissance et les renvoya le 18 pluviôse (6 février), avec ces quelques mots: « L'exécution des lois révolutionnaires, citoyens, vous étant confiée, n'en étant que les surveillants, nous vous renvoyons les pièces contre la dame Rutan pour que vous donniez la suite nécessaire à cette procédure; votre zèle et votre amour pour la chose publique assurent l'administration que vous vous conformerez en tous les points aux lois dont l'exécution vous est confiée. Salut et fraternité (35) ». Il était déjà question, on le voit, d'infliger à la Supérieure de Saint-Eutrope des peines spéciales, plus redoutables que l'emprisonnement. Le Directoire du district laissait toute liberté d'action au comité de surveillance; et, de son côté, Pinet, avide de sang, était prêt à favoriser le meurtre de l'innocente victime. Il allait bientôt paraître à Dax, car la conduite des détenus, qui semblaient se résigner trop facilement à leur sort, demandait une répression. Les prisonniers des Capucins faisaient contre mauvaise fortune bon coeur et supportaient stoïquement les privations inhérentes au régime de la prison. Ils avaient eu le bon esprit de comprendre que, dans la pénible position où ils se trouvaient, le plus sage était de tromper le temps et de chercher dans des divertissements variés un remède à l'ennui et au découragement, qui en est trop souvent la funeste conséquence. Ils se mettaient volontiers aux fenêtres qui donnaient sur la rue et, s'adressant aux passants, s'écriaient d'un ton narquois: « Hors des Capucins, point de salut! (36) ». Les membres du comité de surveillance n'étaient pas hommes à goûter ces facéties innocentes, dont le public s'amusait fort. Ils avaient, au reste, bien d'autres contrariétés. La liste des suspects recevait tous les jours de nouveaux noms et les prisons, déjà pleines, ne pouvaient abriter un plus grand nombre de captifs. Que faire? On eut l'idée d'interner les personnes soupçonnées d'aristocratie ou de fanatisme dans leurs propres demeures, en leur défendant, sous des peines graves, de sortir de chez elles ; mais cette mesure ne les isolait pas suffisamment, au gré des révolutionnaires.

 

Dans ces perplexités, le comité fit appel à Pinet, qui accourut sans retard à Dax le 27 ou le 28 février 1794. Au récit des divertissements des prisonniers, il ne put contenir sa colère. Son esprit, toujours fécond en expédients contre les menées de ceux qu'il appelait les aristocrates ou les fanatiques eut vite trouvé un remède au mal. Il frappa les uns dans leur bourse par un impôt forcé (37), les autres dans leur nourriture, par la réglementation du menu de chaque repas (38); la construction d'une guillotine fit comprendre à tous qu'ils devaient craindre pour leur vie (39). Le dernier de ces arrêtés mérite d'être connu. « Au nom du peuple français. Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales et les départements environnants. Considérant qu'un des moyens les plus puissants de faire triompher le petit nombre des patriotes de la ville de Dax, qui, jusqu'à ce jour, ont été si violemment comprimés par l'aristocratie et le royalisme des mauvais citoyens, qui sont en si grand nombre dans cette commune, est de tenir toujours suspendue sur la tête de ces hommes pervers la vengeance nationale et de la leur montrer prête à fondre à tout instant sur leur tête coupable. Considérant que, lorsque les voies de douceur ont été employées sans succès pour maintenir dans la ligne de la soumission et de l'obéissance aux lois les mauvais sujets, le salut de la chose publique exige qu'on ait recours aux moyens de terreur, que rien n'est plus propre à glacer d'effroi les coeurs de ces hommes coupables, aussi lâches que pervers, que de mettre sous leurs yeux l'instrument terrible prêt à frapper ceux que la loi livrera à la justice et à la vengeance nationale. Arrêtent: Art. 1. - Il sera construit dans la commune de Dax une guillotine; elle devra être parfaitement achevée dans l'espace de deux décades et elle sera placée en permanence dans le lieu le plus fréquenté par les aristocrates. Art. 2. - Les fonds nécessaires pour la construction de cette guillotine seront puisés dans la caisse du receveur du district, sur des mandats donnés par le Directoire, d'après l'examen et la vérification faite par lui des comptes des ouvriers fournisseurs. Art. 3. - L'administration du district est chargée de l'exécution du présent arrêté, qui sera imprimé, publié, affiché, envoyé aux départements et aux armées. À Dax, le 11 ventôse, l'an II de la République française, une et indivisible. Signé: Pinet aîné ».

 

Quand la guillotine fut prête, Pinet la fit installer sur la place Poyanne, devant l'ancien château-fort, aujourd'hui démoli et remplacé par un établissement thermal et un casino. « Cette ancienne place d'armes, écrit Dompnier de Sauviac (40), était alors plantée d'ormeaux et servait de rendez-vous à la haute société de la ville, aux aristocrates, d'après Pinet. On peut se la figurer à cette époque, telle qu'elle était avant l'abaissement de son sol et l'enlèvement de ses trois escaliers. Malgré la présence de l'instrument de mort, on s'y promenait tous les soirs; s'en abstenir eût paru suspect. Un jour, un membre du comité de surveillance força une dame à passer dessous par gentillesse. Bien qu'on feignît l'indifférence, la vue de ce grand objet peint en rouge, paraissait sinistre le jour; mais, la nuit, quand les rayons blafards de la lune se projetaient, brisés par les branchages des ormeaux, sur ses grands bras, qui s'allongeaient comme saignants, son aspect était hideux. Il y avait, dans toute la place, une manière de réverbération d'un rouge livide, qui envahissait l'âme et la glaçait. Les gens attardés s'enfuyaient en fermant les yeux; le plus grand nombre se détournait pour éviter cet éblouissement lugubre ». Le jour même où fut donné l'ordre de construire la guillotine, Pinet, qui ne pouvait pardonner aux prisonniers des Capucins l'innocent plaisir qu'ils trouvaient à crier de leurs fenêtres Hors des Capucins point de salut, décida de les transférer à Pau (41), où régnait un ancien chanoine, le féroce Monestier du Puy-de-Dôme, dont le peuple béarnais gardera longtemps le sanglant souvenir (42). Cette mesure avait le double avantage d'enlever aux détenus tout contact avec la population dacquoise et de permettre l'incarcération de nouveaux suspects.

 

Les prisonniers furent dirigés sur Pau le lendemain, 2 mars. Tous, sans exception, devaient faire le chemin à pied ; on leur laissait pour tout bagage une chemise et un morceau de méture, pain de maïs, dont se nourrissent encore les paysans landais. Les parents et les amis suivirent longtemps le lugubre cortège, les larmes aux yeux, maudissant, dans le secret de leur coeur, le régime tyrannique qui pesait sur la France. Au nombre de ceux qui devaient faire à pied le trajet de Dax à Pau il y avait des vieillards et des infirmes. Malgré ses 78 ans, de sérieuses infirmités, qui lui rendaient la marche difficile, et les pressantes sollicitations de plusieurs amis, Jean-Louis de Borda, ancien maire de la ville et cousin du savant mathématicien de ce nom, ne put obtenir l'autorisation de monter en voiture. « S'il ne peut marcher, répondit brutalement Pinet à ceux qui le pressaient, on l'attachera à la queue d'un cheval (43) ». La Soeur Rutan ne quitta pas la prison des Carmes. « Victime désignée à l'avance pour le sacrifice, écrit Dompnier (44), le silence et l'isolement qui se firent autour d'elle après le départ de ses compagnes ne lui arrachèrent que ces mots: Je vois qu'on m'a gardée pour me faire mourir ». Doucement résignée à son sort, confiante dans les promesses de son Maître, elle puisa dans sa foi et le témoignage de sa conscience la force qui console et soutient en face des plus dures épreuves. À peine évacuées par les prisonniers envoyés à Pau, les maisons des Carmes et des Capucins n'allaient pas tarder à recevoir de nouveaux hôte; ce même jour, Pinet leur en envoya quatre-vingts (45).

 

On le voit, le terrible proconsul ne perdait pas de temps. À la vue de l'énergie toute républicaine qu'il déployait, le comité de surveillance ne se possédait pas de joie. Il ne put résister au plaisir de donner à Roger Ducos, membre de la Convention, des nouvelles de ce qui se passait à Dax. « L'aristocratie avait relevé la tête dans la commune de Dax et les communes environnantes; l'agiotage avait repris ses calculs infâmes, le fanatisme y secouait ses torches ardentes; et plusieurs intrigants coalisés à bonnet rouge et porteurs des médailles des sans-culottes, avaient amené la division dans les esprits, le désordre dans notre société; et les autorités constituées, parce qu'elles étaient composées de ce que les agioteurs appelaient étrangers, étaient calomniées dans leurs opérations. Ceux qui travaillaient à faire naître de nouveaux troubles dans la commune de Dax se flattaient de l'impunité. Leurs parents, leurs amis, leurs partisans, que nous avons fait reclure, devaient sortir, avoir leur liberté et prendre la place des républicains qui les avaient frappés au nom de la loi et d'après ses dispositions. Les représentants du peuple, Pinet et Cavaignac, ont été instruits des nouveaux malheurs qui menaçaient la commune de Dax; ils se sont concertés sur les moyens à prendre; et le montagnard Pinet, ferme mais sensible, le sévère mais juste Pinet est arrivé; et tout est rentré dans l'ordre. La société populaire, où s'étaient introduits beaucoup d'aristocrates à bonnet rouge, beaucoup d'ambitieux qui se disaient patriotes, a été supprimée; un noyau de douze sans-culottes apris sa place; et ce noyau ne recevra dans son sein que des citoyens épurés, et dans qui on n'a découvert aucune tache politique. Les reclus et recluses dans les maisons des ci-devant Capucins et des Carmes, qui manigançaient dans ces retraites du repentir avec les malveillants du dehors, qui disaient Hors des Capucins, point de salut! ont été transférés dans la commune de Pau. Près de quatre-vingt de leurs complices en aristocratie, en malveillance, en agiotage ont pris leur place; tout ce qui était marquis ou marquise, baron ou baronne, noble, accapareur, agioteur, fanatique, dangereux, intrigant, ambitieux a été enfermé et tous ces individus sifflent la linotte. Voilà la justice nationale satisfaite à l'égard de leurs personnes; et voici ce qui la satisfait encore, en puisant dans la bourse des riches aristocrates; une taxe de guerre a été imposée par un arrêté du citoyen Pinet, représentant, et cette taxe est de 1 030 000 livres; cette taxe atteint toutes les classes des ennemis de la patrie en proportion de leur fortune. Cette mesure a été précédée d'une visite domiciliaire pour découvrir les accaparements d'or et d'argent, de monnaie de billon et de vaisselle plate; ces visites ont été faites dans la nuit avec la force armée et au même instant. Les résultats de ces autres mesures sont sous scellés, et, sans doute, elles iront grossir le trésor public. Le représentant du peuple, Pinet, n'est resté à Dax que trois jours et a travaillé jour et nuit; il a pris plus de vingt arrêtés et tous ont été couverts des applaudissements du peuple… » (46).

 

L'un de ces arrêtés arrachait de l'hôpital les Filles de la Charité qui s'y dévouaient au service des malades et les envoyait à la prison des Carmes. Qui pouvait se promettre de trouver grâce devant le haineux et farouche Pinet? Il faut lire les élucubrations de ce sectaire impie contre de pauvres femmes sans défense; c'est, à n'en pas douter, une des pages les plus odieuses de la littérature révolutionnaire; la voici dans son entier: « Au nom de la République française. Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales et les départements environnants. D'après les plaintes multipliées que les citoyens font éclater de toutes parts contre les ci-devant Soeurs de Charité, actuellement attachées à l'hôpital de la ville de Dax, qui manifestent dans leur conduite, leurs propos et leurs actions l'aristocratie la plus puante, le fanatisme le plus dangereux, la superstition la plus honteuse. Considérant que ces femmes coupables, attachées à des principes affreux, se permettent les plus cruelles vexations sur les citoyens patriotes qui sont portés à l'hôpital, que c'est surtout sur les braves défenseurs de la patrie qu'elles ont l'audace d'exercer leur rage aristocratique, qu'elles poussent à leur égard les mauvais traitements au point que nos courageux guerriers blessés ou malades ne voient qu'avec terreur leur destination fixée pour l'hôpital de Dax, où ils sont assurés d'y trouver, à la place des soins qui leur sont dus, l'insouciance et même le mépris de quelques mégères qui, par là, conduisent au trépas des républicains précieux dont la maladie ou les blessures auraient été parfaitement guéries. Considérant que l'intérêt public, l'humanité et la reconnaissance dues aux défenseurs de la patrie réclament hautement en faveur de ces braves soldats dont le sang a coulé en combattant pour la liberté et l'égalité, qu'il faut leur enlever ces femmes coupables, les venger en les frappant et substituer des citoyennes, dont le civisme, les principes d'humanité et de fraternité, le zèle, la vigilance et l'activité peuvent promettre à nos intrépides guerriers les intentions et les soins paternels qui versent sur les plaies un baume salutaire et qui rappellent bien plus sûrement à la vie que les remèdes les plus efficaces. Arrêtent: Art. 1er. - Les ci-devant Soeurs de la Charité desservant actuellement l'hôpital de Dax, à l'exception de la citoyenne Marguerite, sont destituées; elles seront, sur-le-champ, mises en état d'arrestation. Des commissaires nommés par le comité de surveillance examineront leurs papiers et effets et mettront à part tout ce qui leur paraîtra suspect. Art. 2. - Les ci-devant Soeurs destituées par le présent arrêté seront remplacées par les citoyennes dont les noms suivent: Colly, de Dax; Poulette Lareillet, de Habas ; Lareillet cadette, de Habas; Castaignet, de Dax; Jeanne Giron, de Dax. Art. 3.- Ces citoyennes seront sous l'inspection de l'administration du district, qui veillera, avec sa sollicitude ordinaire, à ce qu'elles remplissent avec exactitude et vigilance les fonctions qui leur sont confiées. Art. 4. - Le présent arrêté sera imprimé, publié, affiché, envoyé aux départements et à l'armée. À Dax, le 11e jour de ventôse, l'an II de la République française, une et indivisible. Signé: Pinet aîné (47) ».

 

Le décret où Pinet accuse aussi impudemment les Soeurs porte la date du 1er mars 1794. Reportons-nous au mois de juin 1792. Les Filles de la Charité, accusées de vol, sont menacées d'expulsion. Le Directoire du département prescrit une enquête et envoie sur les lieux Noël Batbedat. Le commissaire examine, interroge et rédige un rapport plein d'éloges pour celles que l'on avait calomniées; les soldats blessés, les femmes malades vantent à l'envi la douceur et l'humanité de leurs charitables infirmières; les administrateurs, au nombre desquels se trouvaient l'évêque constitutionnel et son vicaire général, demandent, à l'unanimité, le maintien des Soeurs, dont le départ, disent-ils, compromettrait les intérêts des pauvres. Le Directoire du département approuve les conclusions de son délégué et laisse les Soeurs auprès de leurs malades. Ces mêmes Filles de la Charité, si dévouées en 1792, mériteraient-elles donc les reproches que Pinet leur adressait en 1794? Non, une transformation aussi étrange n'est pas seulement invraisemblable; elle est démentie par les révolutionnaires eux-mêmes. Moins d'un an après l'arrêté d'incarcération des Soeurs, on recherchait pour l'hôpital des personnes capables, par leur zèle et leur conduite connus, de donner leurs soins aux malades. Marie Chânu, Félicité Raux et Sophie Charpentier, à peine sorties de prison, offrent leurs services; on fait une enquête et, renseignements pris, Monestier de la Lozère, représentant du peuple, le Directoire du District, les administrateurs et l'agent national les acceptent avec reconnaissance (48). Et voilà quel cas on faisait, en janvier 1795, des motifs qu'avait mis en avant Pinet en 1794, pour légitimer l'incarcération des Soeurs! Telles sont celles que Pinet traite de mégères. Dans le mandat d'arrêt lancé contre les six Filles de la Charité de l'hôpital, le représentant du peuple se montre ce qu'il est: fourbe, hypocrite, menteur, impie, capable de jeter à la face des personnes dont il ne partage pas les idées politiques ou religieuses les accusations les plus invraisemblables et les plus grotesques pour motiver les peines arbitraires qu'il veut leur infliger.

 

La Soeur Marguerite Nonique resta seule à l'hôpital. Pourquoi cette faveur? Avait-elle eu la faiblesse de donner des gages à la Révolution? Nullement. Il eût été souverainement maladroit de changer d'un seul coup le personnel entier des, infirmières et de les remplacer par des femmes novices dans le métier. Le maintien de la Soeur Nonique, qui dirigeait l'hôpital depuis l'emprisonnement de la Soeur Rutan, s'imposait à ce titre. Peut-être aussi le séjour de la prison lui fut-il épargné à cause de ses infirmités, qui, moins de deux ans après, devaient la conduire à la mort (49). Les cinq personnes appelées, le 11 ventôse, au poste d'infirmières, ne pouvaient faire, à elles seules, le travail des six Soeurs emprisonnées. Pinet leur adjoignit, le même jour, la citoyenne Duboucher-Destouche, par un nouveau décret où les Soeurs de Charité sont encore traitées de femmes fanatiques (50). Si le représentant du peuple avait été mieux inspiré, il ne se serait pas arrêté à ce choix. La citoyenne Duboucher-Destouche, déjà très âgée, n'était pas en état de mener la vie pénible d'infirmière; malade elle-même, il lui fallait les soins; elle était incapable d'en donner. Elle s'excusa, et le Directoire du district sut comprendre et agréer ses raisons. Les dames patriotes, c'était le nom donné aux remplaçantes des Soeurs (51), ne purent faire oublier les Religieuses disparues; elles n'avaient ni leur habileté, ni leur expérience, ni leur dévouement, ni leur esprit d'ordre et d'économie. La citoyenne Colly, leur directrice, arrivait difficilement à se faire obéir; il lui fallait infiniment de tact pour ne pas blesser ses subordonnées, qui dénoncèrent plus d'une fois ses procédés à l'administration du district, voire même aux représentants au peuple (52). Pendant ce temps, la Soeur Rutan attendait dans sa prison l'heure du martyre; elle avait fait chrétiennement le sacrifice de sa liberté; Dieu voulait encore qu'elle fît le sacrifice de sa vie; elle le fera sans regret, avec la même résignation et le même courage.

 

Notes

 

1 Dompnier, op.cit., p. 118. 2 Archives départementales L 783, f° 1. 3 Dompnier, op.cit., p. 118. 4 Archives départementales L 783, arrêté du 5 brumaire an II; voir encore L 451. 5 Archives départementales L 783, arrêté du 12 brumaire an II; voir encore L 478, f° 3. 6 Nous n'avons qu'un seul registre des délibérations et arrêtés du comité de surveillance; il se trouve aux archives départementales (L 783). 7 Les registres de correspondance du comité de surveillance sont en grande partie perdus ; on en trouve encore deux aux archives départementales (L 784, 785). Le Directoire du district a fait imprimer, en l'an III, chez Leclercq, sous ce titre, Pièces extraites des registres du ci-devant comité de surveillance de Dax, les lettres les plus sectaires, quelques-unes abominables, de ce comité; sans cette publication, beaucoup ne seraient pas parvenues jusqu'à nous. 8 2. Pièces extraites des registres du ci-devant comité de surveillance de Dax nos 51, 75, 77, 78, 84, 85, 88. 9 Id. n° 47. 10 Id. n° 51. 11 Id. n° 75. 12 Id. n° 85. 13 Id. n° 93. 14 Pièces extraites, n° 94. 15 Id. n° 175. La haine du comité de surveillance contre la religion apparaît encore dans les pièces qui portent les numéros 77 et 120 et dans bon nombre de ses arrêtés (Archives départementales L 783, f° 15, 23 v°, 39 v°, 59 v° etc.) 16 Archives départementales L 783. 17 Les registres d'entrée à l'hôpital et de sortie (Archives de l'hôpital F 8, f° 30 v°) signalent deux Raoux, tous deux musiciens, Pierre Raoux, entré le 19 juillet et sorti le 19 août, et Jacques Raoux, entré le 10 Juillet et sorti le 16 septembre. Une lettre, datée du 24 août 1793, dont copie se trouve aux archives de la mairie (Registre des correspondances, f° 37 v°), montre que le premier était père du second. Pierre avait certainement quitté Dax avant le 24 août; Jacques dut partir peu après le 16 septembre. Pour que l'histoire de la sérénade jouée devant les Soeurs ait eu lieu en décembre, comme le suppose Dompnier (op.cit., p. 132), il faudrait ou que Jacques ait prolongé sa convalescence à Dax hors de l'hôpital ou que l'un des deux Raoux soit revenu en congé dans cette ville à la fin de l'année. Ces deux hypothèses sont invraisemblables; car, d'une part, la lettre du 24 août nous apprend que Jacques Raoux devait être envoyé à son régiment aussitôt après sa sortie de l'hôpital; d'autre part, on ne détache pas facilement des soldats d'une armée en guerre avec l'ennemi pour les envoyer en congé. 18 Dompnier, op.cit., I. X, p. 132. 19 Archives départementales L 783, f° 22 v° ; Archives de l'hôpital B 12. 20 Dompnier écrit (op.cit., p. 133) : « La tradition ajoute que, la nuit suivante, toutes les Soeurs furent saisies et envoyées en réclusion aux Carmes et que le lendemain elles parurent devant le comité, qui leur fit subir un interrogatoire. Après avoir entendu la supérieure on les aurait laissées s'en retourner libres sans un membre du comité, qui, reprochant son indulgence à ses collègues, se serait placé à côté de la porte et aurait fouillé Marguerite Rutan au moment où elle allait la franchir. Il aurait trouvé sur elle un papier qui dénotait certains rapports avec les émigrés. Dès lors toutes demeurèrent aux Carmes. Il faut bien qu'il se soit produit quelque fait nouveau depuis l'arrêté du comité de surveillance, puisqu'il est incontestable que toutes les Soeurs furent mises en réclusion le lendemain. » Dompnier affirme avoir eu sous les yeux une note contemporaine conforme au témoignage de la tradition; il ajoute plus loin (p. 134) que les Soeurs recouvrèrent leur liberté le 1er mars 1794. Ce récit fourmille d'inexactitudes. On verra plus loin que les compagnes de la Soeur Rutan, une seule exceptée, furent arrêtées le 1er mars 1794 et libérées en novembre, que l'interrogatoire de la Soeur Rutan eut lieu le 15 janvier et non le 24 décembre, qu'on n'eut jamais aucune preuve de ses prétendues relations avec les émigrés, enfin que dans les considérants de sa condamnation à mort il n'est nullement question de lettres découvertes sur elle, mais seulement de pamphlets trouvés dans son bureau. 21 Archives départementales L 783, f° 4, arrêté du 5 brumaire an II. 22 Id., f° 5, arrêté du 15 brumaire an II. 23 Arc. dép. L 783, f° 7, arrêté du 18 brumaire an II. 24 Id. L 451, f° 31 v°, arrêté du 11 ventôse an II 25 Id. L 783, f° 4. 26 Voir plus loin l'acte de condamnation à mort. 27 Voir plus loin l'acte d'accusation porté, après enquête, par le comité de surveillance. 28 Dompnier, op.cit., p. 155. 29 Voir plus loin l'acte d'accusation du comité de surveillance contre la Soeur Rutan. 30 Acte d'accusation du comité de surveillance contre la Soeur Rutan. 31 Op.cit., p. 155. 32 Extrait des pièces ... n° 85. 33 Archives départementales des Basses-Pyrénées L 338. 34 Voir l'acte de dénonciation formulé par le Comité de Surveillance contre la Soeur Rutan. 35 Registre de correspondance du Directoire du district, lettre du 18 pluviôse an II (6 février 1794). (Archives départementales L 470, f° 5, v°, n° 1701). 36 Archives départementales L 451, f° 40 ; Pièces extraites …, n° 163. 37 Archives départementales L 451. 38 Id. f° 31 v°. 39 Id. f° 40 v°. 40 Op.cit., p. 156. 41 Archives départementales L 451, f° 40. 42 Quoi qu'en dise Dompnier de Sauviac (op.cit., p. 123 et p. 134), Monestier du Puy-de-Dôme continua d'exercer, à Pau, les pouvoirs de représentant du peuple en mission jusqu'à la chute de son ami Robespierre; c'est lui, et non Monestier de la Lozère, qui reçut les prisonniers envoyés par Pinet. 43 Dompnier, op.cit., p. 134. 44 Id., p. 134. 45 Archives départementales L 461, f° 34 (arrêté du 11 ventôse ou 1er mars). 46 Pièces extraites … , n° 163. 47 Archives départementales L 451, n° 1052, f° 29 v°. 48 Archives départementales L 459, f° 90; L 465 f° 72. 49 Elle mourut le 25 décembre 1795 (Registres d'état civil). 50 Archives départementales L 451, f° 43 v°. 47 Archives départementales L 451, n° 1052, f° 29 v°. 48 Archives départementales L 459, f° 90; L 465 f° 72. 49 Elle mourut le 25 décembre 1795 (Registres d'état civil). 50 Archives départementales L 451, f° 43 v°. 51 Dompnier, op.cit., p. 133. 52 Voir, aux archives départementales, les registres du Directoire du district.

 

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20/01/2011
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