La Bienheureuse Marguerite Rutan 4
Soeur Marguerite Rutan, Fille de la Charité
Chapitre troisième
D'épreuve en épreuve
(1789-1793)
Mesures de violence prises sur divers points du Royaume, contre les Filles de la Charité, Soeur Rutan et l'évêque constitutionnel, éloignement du Clergé insermenté, tentative de fuite, accusations odieuses lancées contre les Soeurs, enquête, rapport des Soeurs avec l'aumônier schismatique, dénuement de l'hôpital, arrivée des représentants du peuple, épuration des fonctionnaires, refus du serment.
Ce n'est pas ici le lieu de raconter l'histoire de la Révolution et de sa politique religieuse, ni de montrer la portée et les conséquences des décrets par lesquels la Constituante supprima les Congrégations religieuses et détruisit le grand corps de l'Église de France pour lui substituer une Église constitutionnelle, condamnée par Rome et repoussée par la grande majorité des catholiques (1). La populace se livra presque partout contre les prêtres insermentés et leurs partisans à des actes de violence dont la seule pensée fait frémir. Le 9 avril 1791, les couvents de Paris furent envahis, des religieuses dépouillées de leurs habits, battues de, verges et abreuvées d'outrages (2). Trois Soeurs de Charité furent odieusement brutalisées dans la rue, et moururent des suites des mauvais traitements qui leur furent infligés (3). Les membres du club qui tenait séance, dans l'église de la paroisse Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, mécontents des réponses de plusieurs Soeurs, qu'ils avaient fait amener à leur tribunal, prirent des chaises et les lancèrent à la tête des accusées; mais celles-ci s'enfuirent, et, bien que poursuivies par leurs juges, réussirent à gagner leur maison (4). La province marcha sur les traces de Paris. En certains endroits, les Soeurs de Saint-Vincent, revêtues d'un accoutrement grotesque et chargées d'écriteaux humiliants, furent obligées de monter sur un âne et de parcourir en cet état les rues de la ville au milieu de la risée publique (5). La populace de Bordeaux plongea deux Filles de la Charité dans la Garonne; elle les retira, les replongea, et continua ce jeu criminel jusqu'à ce qu'il y eût danger de mort pour les victimes. À Versailles, les Soeurs furent amenées à coup de verges et de fouet dans l'église paroissiale, où célébrait le curé constitutionnel. Ailleurs, les nerfs de boeuf remplaçaient les verges (6).
Partout les pouvoirs publics laissaient faire ou même encourageaient. Après les désordres du 9 avril, la Supérieure générale des Filles de la Charité implora la protection de l'Assemblée nationale, qui renvoya la pétition à M. de Lessart, Ministre de l'Intérieur. Le 30 mai, les Directoires des départements reçurent l'ordre de rechercher et de châtier sévèrement les personnes coupables de violence contre les Soeurs; et le ministre, heureux d'annoncer cette nouvelle à la Mère Deleau, ne lui ménagea pas les conseils de prudence et de tolérance. « J'ai l'honneur de vous envoyer, Madame, disait-il (7), les exemplaires de la lettre que je viens d'écrire aux Directoires des départements pour qu'ils aient à protéger les Soeurs de Charité, conformément aux voeux de l'Assemblée nationale et aux ordres du roi; j'espère que cette lettre produira les meilleurs effets ». Après avoir fait ainsi tout ce qui est en mon pouvoir pour assurer la tranquillité des Soeurs, permettez-moi, maintenant, Madame, de vous entretenir particulièrement de la conduite qu'elles doivent, de leur côté, observer avec une exactitude scrupuleuse, sans quoi, toutes les mesures qu'on pourrait employer en leur faveur n'auraient aucun succès; je veux parler de l'attention qu'elles doivent avoir de renfermer intérieurement leur opinion sur l'exercice du culte. En réclamant pour elles la liberté de conscience, elles doivent s'interdire absolument toute expression, toute démarche qui pourraient être regardées comme une critique ou une improbation d'une opinion contraire à la leur. Si elles sont libres dans le choix des ecclésiastiques auxquels elles veulent donner leur confiance, il faut en même temps que les malades qui sont confiés à leurs soins n'éprouvent de leur part aucune contrariété dans le choix des ecclésiastiques qu'ils préféreront. Il faut qu'elles aient pour les ecclésiastiques qui se sont conformés à la loi les égards et la déférence que leur caractère de fonctionnaires publics commande de la part de tous les citoyens; car tous doivent respecter l'ordre public établi par la loi. Je vous prie, Madame, de faire connaître à vos Soeurs combien il est essentiel, pour leur propre tranquillité et pour ne pas compromettre l'autorité qui doit les protéger, qu'elles se conforment à cette règle de conduite ; vous en sentirez, comme moi, la convenance et la nécessité. Votre… De Lessart ».
La Soeur Deleau transmit à ses maisons, le 9 avril 1792, la circulaire du ministre et recommanda d'être fidèle aux conseils qu'elle contenait. « J'ajoute, mes Chères Soeurs, qu'après Dieu, nous sommes redevables de ce précieux monument aux puissances respectives qui ont bien voulu concourir à notre sûreté. C'est un bienfait que nous devons reconnaître par nos voeux et nos prières et par votre fidélité à vous rendre dignes de cette faveur. Je vous recommande très fortement la plus grande douceur envers les pauvres et d'observer la prudence la plus entière et la plus stricte. Ne blâmez personne, ne jugez personne. La liberté des opinions est accordée; jouissons-en sans nous permettre aucune critique sur les autres cultes. Observons encore toute l'honnêteté possible quand nous traitons pour les affaires temporelles avec MM. les curés constitutionnels et les autres ecclésiastiques de cette classe; je vous le demande au nom de la religion sainte que nous professons, du Dieu de charité qui nous en impose l'obligation. Pratiquons cette vertu parfaitement; elle fera notre bonheur en cette vie et en l'autre. C'est une marque d'affection que je réclame de vos bons coeurs et que je crois mériter par les vives et continuelles sollicitudes que je me suis données pour votre sûreté. Au surplus, votre honneur et votre réputation l'exigent, car comptez que vous serez observées par M. le ministre, qui n'a pu nous taire la nécessité de ces justes précautions. Une seule imprudence peut renverser tout le bon ordre que l'on vient d'établir et obliger de prendre des mesures désagréables pour celles, qui en seraient trouvées coupables. Mais j'espère que votre attachement aux principes de la religion, aux règles de l'Église, aux devoirs de notre état et le respect que nous devons à toutes sortes de personnes nous garantiront de toute fâcheuse conséquence. Je suis avec le plus sincère attachement en Notre-Seigneur, M. Antoinette Deleau ».
À la suite de la circulaire de M. de Lessart, le Directoire de Paris se contenta d'interdire aux prêtres insermentés l'exercice du culte divin dans les églises et les chapelles; c'était encourager publiquement les malfaiteurs (8). Quand la Constituante brisa, ou, du moins, crut briser les liens qui attachaient les religieuses à leur communauté, la Soeur Rutan, loin de renoncer à sa tâche obscure, sembla s'y affectionner d'autant plus que les obstacles s'accumulaient sur ses pas. Le vote et l'application des lois antireligieuses, qui eurent un si douloureux retentissement dans toutes les consciences chrétiennes, ne la trouvèrent pas indifférente; mais elle n'avait pas à s'en occuper directement. Elle ne manifesta ses sentiments que lorsqu'elle fut prise à partie dans ses convictions les plus intimes; elle ne sortit de sa réserve que le jour où Saurine, placé par l'Église schismatique sur le siège de Mgr de Laneufville, se rendit à l'hôpital et prétendit enrôler les Soeurs au nombre de ses adeptes. S'il faut en croire l'Abrégé, la tentative de l'intrus suivit de près son installation, qui, vu les circonstances dont elle fut entourée, mérita d'être appelée une installation soldatesque. « À peine Saurine eut-il enlevé à main armée la cathédrale, dit l'auteur de ce manuscrit (9), qu'il parut à l'hôpital, où il osa engager une discussion théologique avec la supérieure. Celle-ci lui prouva avec la plus courageuse fermeté qu'elle était aussi prémunie contre ses pièges qu'insensible aux menaces de sa redoutable mission. L'apostat, confondu, n'aurait retiré de cette excursion que la honte s'il eût su rougir. Mais son coeur féroce n'était pas capable de ce sentiment; il désigna la victime; il ne manquait qu'un prétexte pour l'immoler ». Il y a dans ces derniers mots une véritable exagération. Saurine n'avait rien de sanguinaire; il estimait trop la vertu et le caractère de la Soeur Rutan pour se livrer sur elle à de vils actes de vengeance. Nous le verrons, en 1792, devenu principal administrateur de l'hôpital, réclamer énergiquement le maintien des Soeurs, dont quelques citoyens, mal intentionnés, voulaient obtenir l'expulsion; en 1793, malgré les clameurs des Montagnards, il aura le courage de voter contre la mort du roi (10).
Tant que les prêtres insermentés ou réfractaires, comme on les appelait alors, gardèrent la liberté d'habiter Dax et de prêter leur ministère aux fidèles, ceux-ci eurent encore la consolation d'assister aux offices et de s'approcher des sacrements. À l'hôpital, la direction spirituelle était restée jusqu'alors confiée à l'abbé Lacouture, un de ces dignes prêtres auxquels la perspective d'un poste important n'avait pu arracher le serment constitutionnel. Les membres du clergé schismatique étaient trop peu nombreux et en même temps trop désireux de se faire attribuer les cures principales du diocèse pour que Saurine songeât à remplacer l'aumônier de Saint-Eutrope. Cependant le zèle de l'abbé Lacouture pour la bonne cause et son attachement bien connu à Mgr de Laneufville le désignaient à la haine des révolutionnaires; elle ne tarda pas à éclater. À la fin du mois de mai de l'année 1792 (11), l'aumônier fidèle était remplacé par un certain Larraburu, prêtre habitué de Dax, l'un des six qui, le 23 janvier 1791, avaient, dans la cathédrale, prêté serment à la constitution civile du clergé. Sur les conseils de leur Supérieure, les Soeurs de l'hôpital s'abstinrent d'assister, le dimanche 3 juin, à la messe du nouvel aumônier. Leur absence fit scandale et souleva les protestations indignées de personnes que l'on ne voyait jamais à l'église (12). Des énergumènes tinrent aussitôt conseil, et, jaloux de donner à la populace de Dax le spectacle des scènes horribles qui s'étaient déroulées en d'autres localités, décidèrent de faire châtier publiquement, à jour dit, dans la rue et par la garde nationale, les Filles de Saint-Vincent. Le danger était imminent. De quelles affreuses angoisses ne fut pas torturé le coeur de la Soeur Rutan à la nouvelle des ignobles traitements dont on la menaçait, elle et ses compagnes! Plutôt que d'abandonner les malades confiés à ses soins, volontiers elle se serait exposée aux coups de soldats sans pitié; mais il ne s'agissait pas que de coups. Les mesures de violence arrêtées par ses ennemis étaient de nature à offenser sa pudeur, et la mort eût été mille fois préférable. Dans ces conditions, que faire? Implorer l'aide des autorités?
Hélas! en face de semblables désordres, partout en France, les pouvoirs publics avaient montré leur complicité ou leur impuissance. Seraient-ils plus forts et plus bienveillants à Dax? C'était improbable. Il n'y avait donc qu'un parti à prendre: fuir dans le plus grand secret. Avant de s'arrêter à une résolution aussi grave, la Soeur Rutan implora sans doute les lumières du ciel; et peut-être crut-elle comprendre que Dieu approuvait son projet. Il n'y avait pas de temps à perdre. Afin de préparer leur fuite, les Soeurs transportèrent chez des personnes amies, dans la nuit du 3 au 4 juin, les effets qui leur appartenaient en propre (13). Malgré toutes les précautions prises pour ne pas éveiller les soupçons, elles furent vues et dénoncées; le lendemain, tout le monde savait en ville qu'elles avaient, à la faveur des ténèbres, porté des paquets hors de l'hôpital. Des malveillants, plus prompts à juger qu'à se renseigner, accusèrent les Filles de la Charité d'avoir dérobé les biens destinés aux pauvres. Ce furent parmi les ennemis des Soeurs des cris d'indignation, mêlés d'une secrète joie. Dès le 4, la municipalité demanda un rapport sur les détournements dont les Soeurs, disait-on, s'étaient rendues coupables, se saisit des objets enlevés pendant la nuit, et, après en avoir fait l'inventaire, ordonna de les déposer à l'hôtel de ville. Le lendemain, le Directoire du district chargeait deux de ses membres, Ramonbordes et Lafitte, de procéder à une enquête immédiate et leur permettait, en cas de besoin, de faire appel à la force publique (14). Le 6, le procureur de la commune prononça contre les Soeurs, devant le conseil général de la ville, un violent réquisitoire.
« Vous êtes instruits, dit-il (15), de l'événement qui a en lieu dans cette ville, la nuit du 3 au 4 de ce mois, relativement au projet des Filles de l'hôpital de cette ville; vous savez qu'elles ont été surprises enlevant plusieurs objets renfermés dans des sacs et ballots et les faisant sortir de l'hôpital par une porte: dérobée. Sans me livrer à toute l'indignation que doit produire une telle conduite dans
l'âme, d'un citoyen ami de l'ordre et des institutions consacrées au soulagement des malheureux, je ne vous cacherai pas que ces enlèvements étaient le préalable d'une fuite, peut-être nocturne, de la part de ces Filles, et de là serait résulté l'abandon d'une maison où peut-être, dans ce moment, il existait des malheureux mourants et d'autres agonisants. Les desseins qu'ont manifestés ces Filles par cette conduite, sans doute coupable, doivent appeler toute notre sollicitude sur l'administration extérieure et intérieure de cet hospice, consacré au soulagement de l'humanité souffrante. Ces Filles, arrêtées dans cette maison, sont encore dans cette maison; mais y resteront-elles longtemps? C'est ce que nous ne devons point croire. Aussi, pour prévenir tous les inconvénients et les malheurs de leur fuite, peut-être prochaine, je requiers que le Conseil général de la commune charge la municipalité d'instruire les administrations sur tout ce qui a eu lieu relativement aux prises de ces Filles, qu'elles soient priées de pourvoir à leur remplacement dans le plus court délai et de charger la municipalité de Dax de toutes les opérations relatives à ce dernier objet ». Docile aux injonctions du procureur de la commune, le Conseil général arrêta que la municipalité instruirait les corps administratifs du vol reproché aux Soeurs de l'hôpital et solliciterait leur renvoi.
Avant de se prononcer, le Directoire du Département attendit prudemment tes résultats de l'enquête prescrite par le Directoire du district. Cette enquête, commença le 5 juin et se termina le lendemain. Ramonbordes et Lafitte n'eurent pas de peine à se convaincre que l'honnêteté des Soeurs était à l'abri de tout soupçon et que leur dessein de fuir dans le plus grand secret s'expliquait aisément par les violences dont elles se croyaient menacées. Le 12, le Directoire du district enregistra leurs conclusions et les fit siennes (16). Le procès-verbal de la séance est à citer; il est pour les accusées la meilleure des justifications: « Vu le verbal du 5 et 6 juin, présent mois, remis au Directoire par les sieurs Ramonbordes et Lafitte, administrateurs, membres du Directoire, commissaires nommés à cet effet par arrêté du dit 5 juin et rapporté par le procureur syndic; Considérant qu'il ne peut être d'accusé sans un corps de délit certain, que la sortie clandestine et nocturne des nippes et effets des ci-devant Soeurs de la Charité employées utilement au service des malades de l'hôpital de Dax, sans nulle soustraction de quelque meuble qui ne leur appartînt pas, est l'indication seulement du dessein de ces Filles de s'enfuir; Que ce projet de fuite, formé par la commotion de la crainte grave d'être traînées au jour marqué hors de l'hôpital, indignement et injustement chassées par la garde nationale, est le premier objet d'une âme épouvantée et de la faiblesse qui va être livrée à la violence soldatesque, loin de présenter la plus légère idée de délit ni d'intention de délit. Que la circonstance du temps de la sortie desdites nippes et effets dans la nuit n'entache nullement le procédé de ces Filles. Qu'il est naturel à toute personne gravement effrayée de s'enfuir dans le temps le plus secret, tel que la nuit. Qu'il serait souverainement injuste d'appeler crime ce qui n'est que l'effet de la sûreté de soi-même et le moyen de la garantir. Considérant en un mot qu'il n'existe nul corps de délit, si l'on écoute la raison, dans la conduite des dites Filles. Le Directoire du district de Dax, ouï le procureur syndic, estime qu'il n'y a lieu de dénonciation à la justice contre lesdites Filles de la Charité de l'hôpital de Dax, qu'en conséquence les scellés apposés à leur préjudice doivent être levés à la diligence du Directoire et que les nippes et effets inventoriés et déposés dans des sacs à l'hôtel commun de la ville de Dax leur seront remis sans délai ».
L'enquête de Ramonbordes et de Lafitte eut pour effet la révocation des administrateurs de l'hospice. Il appartenait au Conseil général de la commune de donner à ces derniers des successeurs et de faire approuver les noms par les corps administratifs; le Directoire du district imposa, sans même le consulter, des hommes de son choix. Le Directoire du département, qui ne perdait aucune occasion de mortifier le Directoire du district, refusa de reconnaître les nouveaux élus et de déclarer que la conduite des Soeurs était digne d'excuse. Contraint, à son grand regret, d'abandonner l'accusation de vol, il reprocha, en termes durs et injustes, aux desservantes de l'hospice, dans un arrêté rendu public, leur projet de fuite. Devant les rigueurs dont on les menaçait, les Filles de la Charité, au lieu d'abandonner une maison où les retenait leur devoir, n'auraient-elles pas dû plutôt implorer la protection des autorités constituées? N'est-ce pas, en effet, un crime de laisser à l'abandon des malades, dont plusieurs se trouvent peut-être à l'agonie, et cela par un départ précipité, propre à jeter l'administration dans l'embarras, celle-ci ne pouvant, du jour au lendemain, trouver des infirmières laïques expérimentées pour remplir les places vacantes? Voilà pour le passé. N'y avait-il pas lieu de craindre pour l'avenir une nouvelle tentative d'évasion avec ses funestes conséquences? Devant ces considérations le Directoire du département se demanda s'il ne convenait pas de remplacer les Soeurs.
Une enquête s'imposait; il délégua sur les lieux; Noël Batbedat, frère de Louis-Samson Batbedat, dont le nom, synonyme d'intrigue, d'astuce et de méchanceté, est si connu de tous ceux qui ont étudié l'histoire de la. Révolution dans les Landes ou ont lu le récit des pénibles incidents qui marquèrent la longue révolte des prébendés, soulevés contre l'évêque de Dax et le chapitre. Avant de quitter Mont-de-Marsan, Noël Batbedat reçut des instructions précises sur l'objet de sa mission. Il n'avait pas à rechercher si, oui ou non, dans la nuit du 3 au 4 juin, les Soeurs s'étaient rendues coupables de vol; sur ce point, la lumière était faite et les calomniateurs confondus. Il était chargé de faire une enquête générale sur leur conduite, afin de préparer une décision sur leur maintien ou leur renvoi. Il devait donner au Directoire les renseignements les plus précis, favorables ou défavorables, sur leur esprit d'ordre et d'économie, sur leur dévouement envers les malades et sur la correction de leurs rapports avec l'aumônier constitutionnel. On lui avait encore confié le soin de dresser un inventaire sommaire du mobilier de l'hôpital et de veiller à ce que la nomination des nouveaux administrateurs eût lieu suivant toutes les règles (17). Quelques jours après, le 2 juillet, Noël Batbedat arrivait à Dax, suivi de Dubroca, que le Directoire du département lui avait adjoint en qualité de secrétaire. Il se rendit sans retard au lieu où le Directoire du district tenait ses réunions, présenta ses pièces et pria l'assemblée de le faire accompagner dans ses opérations. Ramonbordes s'offrit et fut accepté.
Le commissaire avait l'intention d'aller vite en besogne. Sur son ordre, le Conseil général se rendit à l'hôtel de ville le soir à 3 heures et nomma, en sa présence, les membres qui devaient former le Bureau de l'hôpital: Saurine, son vicaire général Plantier, Bachelier-Maupas et Lafitte fils furent choisis (18). Le lendemain, dès les 8 heures du matin, Noël Batbedat vint à l'hôpital, où l'attendaient, avec les nouveaux administrateurs, Roger Ducos, trésorier, René Destouches, secrétaire, et la Soeur Rutan. Après avoir dit à la Supérieure quel motif l'amenait, après avoir mis sous ses yeux, comme preuve de ce qu'il avançait, l'arrêté dans lequel le Directoire du département lui traçait l'objet de sa mission, il manifesta l'intention de commencer immédiatement la visite de l'établissement. La Soeur Rutan s'y prêta volontiers. Guidé par elle et accompagné de Ramonbordes, de Dubroca, et des membres du Bureau, le commissaire passa successivement en revue, la pharmacie, les salles des malades, des filles enceintes et des enfants trouvés, l'infirmerie, et le dortoir des Soeurs, le cellier, la lingerie, le, réfectoire, la cuisine, la chapelle et le grenier. Toutes les pièces de la maison lui furent ouvertes. Il compta les lits, le linge, les meubles et laissa aux administrateurs le soin de préparer un inventaire plus détaillé. Chemin faisant, il ne se lassait pas d'admirer l'ordre et la propreté qui régnaient partout et de montrer combien il était satisfait de voir que rien ne manquait aux malades et qu'aucune odeur désagréable ne trahissait leur présence, tant les appartements étaient bien aérés. La visite terminée, Batbedat se fit reconduire, auprès des malades qu'il désirait interroger. S'il espérait entendre quelques plaintes, son attente fut bien déçue. Tout le monde n'eut qu'une voix pour louer le savoir-faire, le dévouement et le désintéressement des Soeurs. Les soldats reconnurent que dans aucun autre hôpital ils n'avaient reçu les soins qu'on leur donnait à Dax. Dans la salle des femmes ce furent les mêmes témoignages d'estime, de reconnaissance et d'affection. « Toutes nous ont assuré, écrit le commissaire dans son procès-verbal (19), qu'elles étaient très bien soignées, traitées avec beaucoup de douceur et d'humanité et très bien nourries et médicamentées ».
Ce n'était point assez aux yeux de Batbedat; il lui fallait de plus l'assurance que les Soeurs n'apportaient aucune entrave au ministère de l'aumônier constitutionnel. Depuis le départ de l'abbé Lacouture, dociles aux instructions données par la Supérieure générale dans sa circulaire du 9 avril 1792, elles avaient pris pour règle de laisser aux malades pleine et entière liberté pour recourir aux prêtres assermentés, de prévenir le nouvel aumônier quand un mourant aurait besoin de son ministère et de ne jamais faire tomber la conversation sur les sujets religieux dans leurs rapports avec les inconnus, les soldats surtout, qui venaient chercher la guérison à l'hôpital. Dans le temps et le milieu où elles vivaient, c'était prudent et d'ailleurs légitime. Aussi, les questions de Batbedat aux
malades ne provoquèrent-elles aucune réponse qui fût de nature à compromettre les Soeurs. L'enquête, interrompue à midi, fut reprise à trois heures du soir. À l'appel de leur Supérieure, les Filles de la Charité se réunirent autour du commissaire, qui leur lut l'arrêté du 20 juin et leur fit connaître avec quel profond déplaisir le Directoire du département avait appris leur projet d'évasion. La Soeur Rutan plaida de son mieux les circonstances atténuantes; elle promit, en son nom et au nom de ses compagnes, de continuer le service de l'hôpital, où une circulaire récente de la Supérieure générale leur conseillait de rester, même après que la Congrégation serait dissoute, et prit l'engagement de laisser aux malades toute liberté de pratiquer la religion comme ils l'entendraient. Noël Batbedat, satisfait de leurs promesses, demanda aux Soeurs d'apposer leur signature au bas de cette déclaration. Elles s'exécutèrent de bonne grâce et revinrent à leur travail. Un dernier témoin restait à entendre, l'aumônier constitutionnel. Sa déposition fut favorable aux Soeurs. « Il n'avait, dit-il (20), qu'à se louer de leur conduite. Loin de présenter quelque obstacle à l'exercice de ses fonctions, elles lui fournissent au contraire tous les moyens de les faire avec facilité, l'avertissant toutes les fois qu'il était nécessaire de confesser les malades et administrer les sacrements ». II ajouta même qu'un jour l'une d'elles l'avait prié d'admettre à la première communion un enfant de l'hôpital.
Devant cet ensemble de témoignages concordants, devant le voeu général des malades, si clairement manifesté, les nouveaux administrateurs comprirent que leur devoir était d'empêcher le renvoi des Filles de la Charité. Appelés à donner leur avis, ils signèrent tous, Saurine et Plantier, comme les autres, la déclaration qui suit: « Nous, administrateurs du Bureau de l'hôpital de Dax, sur la demande à nous faite par Monsieur le commissaire du département pour connaître, notre opinion sur la conservation ou la non-conservation des Soeurs actuelles de l'hôpital, nous sommes unanimement d'avis que lesdites Soeurs soient conservées, que l'intérêt des pauvres le nécessite » (21). Le commissaire avait terminé sa tâche; après avoir remis aux Soeurs leurs effets, qui se trouvaient encore sous scellés à l'hôtel de ville, il repartit et rendit compte de sa mission au Directoire du département. Plaida-t-il la cause des Soeurs? C'est probable; en tout cas le procès verbal de l'enquête était la meilleure des plaidoiries. L'assemblée départementale se laissa convaincre et décida, le 11, que les Soeurs resteraient. « Considérant, dit son arrêté, qu'il résulte des éclaircissements pris par ledit commissaire, que les Soeurs grises de l'hôpital remplissent leurs fonctions avec tout le zèle qu'on peut attendre de leur humanité, que la conduite qu'elles tiennent vis-à-vis des malades est, sous tous les rapports, digne d'éloges, que d'ailleurs l'hôpital est dans le meilleur ordre, (le Directoire du département) arrête, ouï le procureur général syndic, qu'il n'y a lieu à délibérer sur le remplacement des Soeurs grises de l'hôpital; en conséquence, les maintient dans leurs fonctions et les invite à continuer leurs soins aux malades avec le même zèle qu'elles ont témoigné jusqu'à présent ». On comprend aisément quelle fut l'angoisse de la Soeur Rutan, tant que pesa sur elle et ses compagnes l'accusation de vol. L'arrêté élogieux du Directoire apporta quelque soulagement à sa peine; mais elle n'échappait à un tourment que pour tomber dans d'autres, plus douloureux encore.
Les quelques mois qui suivirent furent marqués par de graves événements. L'emprisonnement du roi, la dispersion des Congrégations religieuses, les massacres de septembre, la déportation des prêtres insermentés furent les préludes de la campagne de déchristianisation vers laquelle sembla s'orienter toute la politique de la Législative et de la Convention. Bien que prévu, le décret qui ordonnait l'expulsion des ecclésiastiques insermentés avait jeté les personnes sincèrement attachées à la religion dans la consternation la plus profonde. Jusque-là, malgré la distance, les Soeurs de l'hôpital pouvaient, de temps à autre, recourir au ministère des prêtres fidèles, que des ordres sévères retenaient à quelques lieues de la ville. Mais, après leur départ, privées des pratiques religieuses, dépourvues de tout appui moral, exposées à tous les dangers dans un pays où le ministère religieux était aux mains d'un clergé schismatique, soutenu par les pouvoirs publics, n'avaient-elles pas lieu de tout craindre pour leur âme et pour leur foi? De nouveau, la pensée de l'exil s'offrit sans doute à leur esprit comme le seul remède efficace au milieu des maux qui les menaçaient. Dans l'espoir que Dieu ne les abandonnerait pas, elles la repoussèrent. Leur confiance ne fut pas trompée; la miséricorde divine leur ménageait quelquefois la consolation de s'approcher des sacrements, grâce à l'abbé Lacouture, qui continua de vivre à Dax où les révolutionnaires ne purent découvrir sa retraite (22).
La déposition de Larraburu, dans le cours de l'enquête confiée à Noël Batbedat, montre que les Soeurs s'étaient fait un devoir de ne jamais solliciter pour leur propre compte le ministère de l'aumônier assermenté et de lui faciliter au contraire l'approche des mourants. Ont-elles connu dans toute leur précision les règles théologiques relatives aux rapports des fidèles avec les prêtres schismatiques? S'il est vrai qu'une Soeur pria Larraburu d'accueillir favorablement la demande d'un jeune garçon malade qui désirait faire sa première communion; s'il est vrai, comme le déclara une femme malade, Catherine Pommiez, à Noël Batbedat, que, sur l'invitation de la Soeur supérieure elle-même, elle se serait rendue, le dimanche précédent, à la messe de l'aumônier constitutionnel; si tout cela est vrai, il faut répondre par la négative. Il n'y a nullement lieu de s'étonner que des Soeurs, livrées à leurs propres lumières, trompées peut-être par leur entourage, n'aient pas raisonné comme des théologiens de profession sur un sujet très délicat, deux ans avant l'apparition du Bref Sollicitudo omnium ecclesiarum, où, pour répondre à plusieurs doutes, Pie VI exposa clairement la conduite à suivre vis-à-vis des prêtres schismatiques, plus particulièrement en cas d'extrême nécessité (23). Au reste; est-il bien sûr que Catherine Pommiez n'ait pas exagéré à dessein pour rendre service aux Soeurs ? Peut-on affirmer qu'elle a compris toute la portée du mot inviter ou d'un autre terme synonyme, que lui attribue, gratuitement peut-être, le procès-verbal de l'enquête? La Supérieure et ses compagnes s'abstenaient de paraître aux offices des prêtres schismatiques; est-il vraisemblable qu'elles y aient envoyé leurs malades?
L'ascendant que la Soeur Rutan avait sur ses dignes collaboratrices lui permit de relever bien des fois leur courage abattu. Son exemple, ses exhortations, son calme réussirent, autant que la récente circulaire de la Supérieure générale, à fixer leur résolution de rester à l'hôpital. Après la suppression des ordres religieux, elles se réunirent en confrérie, quittèrent leur cornette, changèrent leur nom en celui de Dames de la Charité, et, tout en observant de leur mieux les règles de leur Institut, continuèrent avec le même dévouement le service des pauvres (24). Ils sont dignes d'être connus, les noms de ces vaillantes, qui, avec une si héroïque abnégation, acceptèrent de travailler, de souffrir et de lutter aux côtés de la Soeur Rutan (25); ce sont les Soeurs Marguerite Nonique, Jeanne Chânu, Félicité Raux, Catherine Devienne, Sophie Charpentier et Victoire Bonnette, ces deux dernières, dit-on (26), nièces de la Supérieure. Mais le dévouement ne suffit pas pour exercer la charité; il faut de plus des ressources. Or, depuis le commencement de la Révolution, les ressources manquaient. L'inclémence des saisons, l'incertitude de l'avenir, l'aggravation des impôts, le gaspillage des finances publiques, le départ des ecclésiastiques et des nobles à l'étranger, avait eu pour contrecoups de réduire considérablement le chiffre des aumônes. En 1790, la Soeur Rutan ne recueillit plus que 211 livres (27); les années suivantes, ce fut pire encore. Avant la Révolution, l'hôpital retirait une partie de ses revenus de dîmes et de capitaux placés sur le clergé de France. Les lois du 25 juillet et du 10 août 1791 imposaient à l'État l'obligation de dédommager dans une certaine mesure ceux que la suppression des dîmes et la confiscation des biens ecclésiastiques lésaient dans leurs droits. Le gouvernement devait de ce chef à l'hôpital Saint-Eutrope une somme de 4 208 livres.
Les ressources diminuaient au moment même, où les besoins devenaient plus grands et plus pressants. Les statuts de 1780 limitaient aux seules communes de Dax, Narrosse, Candresse, Saint-Pandelon, Bénesse, Arancou, Pouy, Taller et Gourbera, le droit de faire entrer des malades à l'hôpital ; depuis le début de la Révolution, tous les malades du district ou même d'autres lieux purent se faire accepter. Aussi, en juin 1791, les hospitalisés atteignaient-ils déjà le nombre de cent trois, nombre qui fut bien vite dépassé. L'administration, ne sachant comment entretenir tout ce monde, s'adressa au Directoire du district ; et le Directoire du district demanda au gouvernement, le 22 septembre 1791, une avance de 4 000 livres. « Le Directoire, dit le procès-verbal de la délibération, observe… que l'hôpital de Dax est peut-être le mieux entretenu du royaume, qu'il est parfaitement bien monté et que ce serait un vrai malheur de le voir abandonné sans secours. Il est prêt à succomber tout à l'heure faute de moyens. Il a cent trois malades, et ce nombre a toujours été le même depuis trois mois » (28). Le gouvernement se rendit-il à d'aussi bonnes raisons? C'est peu probable ; ses besoins étaient si grands, et les demandes si nombreuses! Quoi qu'il en soit, 4 000 livres ne pouvaient assurer l'entretien d'un hôpital, dont les revenus annuels atteignaient 8 183 livres et dont les dépenses s'élevaient à près de quatre fois cette somme. Le 26 juillet 1792, il ne restait plus que 3 000 livres dans la caisse du trésorier. Le Directoire du district, pressé par le Bureau de l'hôpital (29), sollicita de l'administration supérieure un secours de 12 000 livres, et, comme la demande restait sans réponse, il la renouvela le 28 décembre (30). Le Directoire du département daigna enfin, le 3 février, s'occuper de la situation des hôpitaux. Il alloua 8 000 livres à l'hôpital de Dax, 5 100 à celui de Mont-de-Marsan, 1 000 à celui de Saint-Sever et posa les questions suivantes aux Directoires des trois districts: « 1° Convient-il d'augmenter ou de diminuer le nombre des hôpitaux placés dans l'étendue du département? – 2° Quels sont les lieux les plus propres à la situation de ces établissements? – 3° Les édifices consacrés à ces établissements sont-ils assez vastes?… ou bien serait-il nécessaire d'y faire des augmentations ou des réparations?(31) ».
Les administrateurs de l'hospice de Dax attendirent vainement les 8 000 livres qui leur avaient été promises. Fallait-il donc laisser mourir de faim les cent vingt et un malades qu'abritait alors l'établissement, ou les jeter tous dans la rue? Le temps pressait. Les membres du Bureau se réunirent le 26 février et convoquèrent la Soeur Rutan, qui seule pouvait leur dire combien de temps cette fâcheuse situation pouvait encore se prolonger. Elle déclara que la provision de grains serait épuisée avant douze jours et que le vin ferait totalement défaut avant la fin du mois. L'hôpital doit à tous les fournisseurs, ajouta-t-elle; si on ne lui vient en aide, il n'y a qu'une mesure à prendre: fermer ses portes. Ému des paroles qu'il venait d'entendre, le Bureau chargea un de ses membres de se rendre sans retard à Mont-de-Marsan et de s'y faire donner les 8 000 livres votées par le Directoire du département (32). Le moyen réussit; mais qu'était pareille somme pour un hôpital qui absorbait 40 000 livres par an? Les administrateurs, réunis de nouveau les 18 et 19 mars, résolurent
de demander au ministre de l'intérieur un secours de 20 000 livres. Pierre-Marie Dousse rédigea le mémoire sur les indications de la Soeur Rutan (33).
Vers cette époque, la guerre éclatait entre la France et l'Espagne. L'hôpital se remplit de blessés et les besoins augmentèrent encore. Les Soeurs s'efforcèrent de suppléer à l'insuffisance des ressources par des prodiges d'industrie et de dévouement. Hélas! elles devaient laisser bien des misères sans soulagement et bien des pauvres sans secours. La Révolution les avait dépouillées elles-mêmes de tout. À partir du 1er janvier 1792, leur traitement, sans être supprimé, cessa en fait d'être payé (34). Comme membres d'une Congrégation dissoute, elles avaient droit à une pension, qui variait, suivant l'âge des Soeurs, de 333 à 600 livres; mais l'État n'était pas pressé de payer ses dettes ; après une attente prolongée, elles réclamèrent, et le Directoire du district, au lieu d'accueillir favorablement leurs légitimes revendications, exigea d'elles la preuve qu'elles remplissaient toutes les conditions requises par la loi. La preuve était facile; mais tout porte à croire qu'à Dax, comme ailleurs, les Soeurs attendirent vainement leur pension (35). Après sa victoire sur le fédéralisme, la Convention jugea utile de prendre contact avec le peuple sur toute l'étendue du territoire de la République. Elle détacha de son sein plusieurs de ses membres et les envoya, munis de pouvoirs illimités, dans les provinces, où ils se comportèrent en dictateurs, ou, pour mieux dire, en despotes et en tyrans. Cinq régicides furent chargés de veiller sur l'armée des Pyrénées occidentales et sur plusieurs départements du sud-ouest. C'étaient Dartigoeyte, aussi odieux par ses débauches que par sa cruauté; Jacques Pinet, dont nous apprendrons à connaître la férocité sanguinaire; Jean-Baptiste, Cavaignac, père du général de même nom; Monestier, prêtre renégat; enfin Garreau. Dartigoeyte terrorisa le Gers, Pinet et Cavaignac les Landes et le pays Basque, Monestier le Béarn; Garreau s'occupa exclusivement de l'approvisionnement des soldats retenus sur la frontière (36).
Partout, dans les municipalités comme, dans la magistrature et l'armée, la Convention voulait des révolutionnaires éprouvés ; elle alla même jusqu'à mettre l'adoption des idées nouvelles au nombre des conditions requises pour soigner les malades. La loi du 18 août 1792 exceptait les femmes fonctionnaires de l'obligation de prêter le serment (37). À partir du 3 octobre 1793, les anciennes religieuses, encore employées dans les hôpitaux ou dans les écoles, eurent à choisir entre le serment et la révocation (38). La Soeur Rutan et ses compagnes n'hésitèrent pas; quelles que dussent être les conséquences de leur conduite, elles refusèrent de se soumettre à un acte que leur conscience réprouvait (39). Quand parut, le 9 nivôse an II (29 décembre 1793), la loi qui prescrivait à toutes les religieuses sécularisées, sans exception et sans condition, de souscrire à la formule du serment (40), la Soeur Rutan était, depuis quatre jours, enfermée dans la prison des Carmes. On ne voulut pas appliquer tout de suite aux Soeurs de l'hôpital Saint-Eutrope, la loi du 3 octobre 1793. Les services qu'elles rendaient aux pauvres et aux malades de la ville et des environs étaient trop appréciés pour qu'on songeât à demander leur renvoi. Elles restèrent; ce ne fut pas pour longtemps ; le club des Barnabites, créé à Dax à l'instar du club des Jacobins de Paris, ourdissait en secret leur perte. Depuis les premiers jours de la Révolution la Soeur Rutan endurait un martyre moral bien douloureux; le martyre corporel allait commencer.
Notes
1 Sur le contre-coup de ces événements dans le département des Landes voir les ouvrages déjà signalés de l'abbé Légé et de Dompnier de Sauviac. 2 L'ami du roi, n° 330; Histoire parlementaire, t. V, p. 27.3 Histoire du clergé pendant la Révolution, par M. R. ; t. I, p. 335; Barruel, Histoire du clergé, t. I, p. 101.4 Annales de la Congrégation de la Mission, 1893, t. LVIII, p. 203. 5 M. R., l. cit., p. 320; Barruel, l. cit., p. 102. 6 Annales de la Congrégation de la Mission, 1893, t. LVIII, p. 204-205. 7 Archives de la maison-mère de la Congrégation de la Mission. 8 Moniteur du 19 avril 1791; Jager, Histoire de l'Église de France pendant la Révolution, liv. XII. 9 Chapitre VIII. 10 L'Abrégé accuse à tort Saurine d'avoir voté la mort de Louis XVI. 11 Les actes mortuaires des personnes décédées à l'hôpital jusqu'au 28 mai portent la signature de l'abbé Lacouture. (Archives municipales GG 24). D'autre part, dans une lettre qu'il adressa, le 23 mai 1793, aux administrateurs de l'hôpital, Larraburu assure qu'il est aumônier de l'établissement depuis le 20 ou le 24 mai 1792 (Archives de l'hôpital C 2, f° 7). 12 Les pièces que nous avons consultées sur l'incident dont nous allons faire le récit ne disent pas que les mesures de violence projetées contre les soeurs aient eu pour cause leur refus d'assister à la messe de l'aumônier constitutionnel. Nous avons cru toutefois pouvoir le conjecturer de ce que partout ailleurs les mêmes violences eurent lieu à la suite de ce refus. Si l'on veut bien observer que le jour où les soeurs de l'hôpital furent menacées était précisément le dimanche qui, suivit l'arrivée de Larraburu à l'hôpital, la conjecture devient une quasi-certitude. 13 Archives départementales L 449, f° 48; Archives de l'hôpital E 86, f° 6. 14 « Sur le rapport d'un procès-verbal, dressé, le 4 juin 1792, par la municipalité de la ville de Dax, à nous représenté par le procureur syndic suppléant, … » Le Directoire, considérant que l'administration des biens nationaux lui est déléguée par la loi, qu'il est également en droit de surveiller les administrateurs et préposés subordonnés, que l'intérêt public exige que la dévastation ou enlèvement commis dans l'hôpital de Dax soit promptement constaté et que les auteurs, fauteurs et complices, soient découverts et punis par les voies légales, » Arrête, ouï le procureur syndic suppléant, que MM. Ramonbordes et Lafitte, membres du Directoire, se transporteront sur-le -champ à l'hôpital de la présente ville pour y prendre tous renseignements relatifs au verbal de la municipalité et à tous autres faits, en dresser procès-verbal, prendre toutes précautions nécessaires et urgentes, demeurant à cet effet autorisés lesdits sieurs commissaires à faire toute réquisition à qui de droit, même requérir la force publique, si le cas y échoit. » Délibéré à Dax en Directoire, le 5 juin 1792, l'an IVe de la Liberté. » Archives départementales L 457, f° 96. 15 Archives municipales de Dax BB 43, f° 69 v°. 16 Archives départementales L 464, f° 4. 17 Registre des délibérations du Directoire du département, séance du 20 juin 1792. (Archives départementales L 449, f°48). 18 Archives municipales BB 43, f° 75. 19 Nous donnons en appendice le procès-verbal de l'enquête et des pièces qui ont trait à l'accusation de vol portée contre les Soeurs. 20 Procès-verbal de l'enquête. 21 Archives de l'hôpital E 5, f° 43. 22 Légé, op.cit., L I, p. 186. Sur les stratagèmes dont usait ce saint prêtre, ancien aumônier de l'hôpital, on peut, lire Légé (Id. t. II, p. 83) et Dompnier (op.cit., I. X, p. 138). 23 Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires religieuses de la France, t. I, p. 136. Les théologiens de l'époque n'étaient pas tous d'accord sur le point de savoir s'il était permis. d'assister à la messe d'un prêtre assermenté; plusieurs soutenaient, l'affirmative dans le cas où le célébrant s'abstenait de prononcer, au commencement du Canon, le nom de l'évêque schismatique. 24 Dompnier, op.cit., I. X, p. 132. Cet auteur écrit: « Depuis la loi du 18 août 1792, qui avait supprimé les Soeurs de Charité, elles n'avaient plus d'existence légale et elles formaient un état de confrérie ou d'association sous le nom de Dames de la Charité ... ; mais, sous un autre titre, leur dévouement était le même ». 25 Voici, sur les compagnes de la soeur Rutan, quelques renseignements tirés la plupart de l'ancien catalogue de la communauté : Marguerite Nonique, baptisée le 3 novembre 1744 à la Souterraine, diocèse de Limoges, a postulé à Bénévent, entrée le 19 août 1763, placée à Cahors (Orphelines), à Dax, où elle est décédée Le 25 décembre 1795. Jeanne Chânu, née à Vire, diocèse de Bayeux, où elle a postulé, baptisée le 13 février 1744, entrée le 30 mars 1765, placée à La Tremblade, Vineuil, Dax, où elle est décédée le 23 janvier 1804. Marie-Catherine-Félicité Raux, baptisée le 13 décembre 1760 à Saint-Venant en Artois, diocèse où elle a postulé, entrée le 2 juillet 1779, placée à Dax, où elle est décédée le 18 octobre 1808. Victoire Bonnette, baptisée le 14 mars 1763 à Metz, où elle a postulé, entrée le 18 février 1783, placée à Toulouse (Saint-Michel), Dax. Catherine-Joseph Devienne, baptisée le 15 septembre 1761 à Saintenoble, diocèse d'Arras, a postulé à Douai, entrée le 9 août 1788, placée à Dax. Anne Sophie Charpentier, baptisée le 19 novembre 1761 à Metz, paroisse Sainte-Segolène, où elle a postulé, entrée le 7 juillet 1788, décédée à Dax le 4 avril 1831. Catherine Devienne et Sophie Charpentier furent placées à Dax en mars 1789 (Archives nationales H 3725). Marie Chânu et Félicité Raux moururent supérieures de l'hôpital. 26 Légé et Dompnier nous apprennent, l'un de la première (op.cit., t. II, p. 294), l'autre de la seconde (op.cit.; I. X, p. 158) que Sophie Charpentier et Victoire Bonnette, toutes deux de Metz, étaient nièces de la soeur Rutan. Le mot nièce doit être pris ici dans un sens large, puisque Sophie Charpentier descendait, comme nous en avons fait plus haut la remarque, de Nicolas Charpentier et d'Agathe Leclair et que Victoire Bonnette était fille de Robert Bonnette et de Marie Forat. On s'en souvient, la mère de la Soeur Rutan s'appelait Forat. 27 Archives de l'hôpital B 12, n° 6. 28 Archives départementales L 463, f° 115 v°. 29 Archives de l'hôpital E 5, f° 43 v°, délibération du 23 juillet 1792. 30 Archives départementales L 464, f° 29 v° et f° 68. 31 Archives départementales L 449, f° 143 v°. 32 Archives de l'hôpital E 5, f° 48. 33 Id., f° 49. 34 Archives départementales L 459, f° 93. 35Id. délibérations du 13 mars et du 9 avril 1793. L 450. 36 Dartigoeyte était de Mugron (Landes), Pinet de Bergerac, Cavaignac de Gordon, où il naquit en 1762, Monestier du Puy-de-Dôme, Garreau de la Gironde, Un autre Monestier, celui-là député de la Lozère, viendra, plus tard, travailler dans les Landes et les Basses-Pyrénées. 37 Bulletin des lois. « Aucun des fonctionnaires désignés dans le présent décret, à l'exception des femmes, ne pourra recevoir le premier terme de son traitement s'il ne rapporte pas au receveur du district l'extrait de sa prestation devant sa municipalité du serment d'être fidèle à la nation, de maintenir la liberté et l'égalité et de mourir en la défendant. » (Titre V, article 2). 38 Bulletin des lois. « Art. 1. Les filles attachées à des ci-devant Congrégations de leur sexe et employées au service des pauvres ou à l'instruction qui n'ont pas prêté le serment déterminé par la loi sont, dès cet instant, déchues de toutes fonctions. » Art. II … » Art. III. Les corps administratifs sont tenus, sous leur responsabilité, de faire remplacer lesdites filles par des citoyennes connues par leur attachement à la Révolution. » Les articles VI et VII de la loi du 3 septembre 1792 imposaient bien le serment à tous les citoyens; mais les femmes n'étaient pas visées par ce texte. 39 Le nom des Soeurs ne figure pas dans la liste des assermentés de l'an II (Registre de la municipalité). De plus, le directoire du district, invité, le 14 vendémiaire an III (5 octobre 1794), à se prononcer sur la mise en liberté des Soeurs, alors en prison, conseilla la clémence, « pourvu, ajouta-t-il, que le refus fait » par elles « de prêter le serment civique dans la main de la municipalité, conformément à la loi du 14 août, ne soit pas un obstacle. » (Archives départementales L 465, f° 72-73). 40 Bulletin des lois. " Art. 1. Les filles ou femmes attachées aux ci-devant Congrégations et Ordres religieux de leur sexe, sont assujetties au serment ordonné par le décret du 14 août 1792 »
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