Spiritualité Chrétienne

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Bienheureux Robert d'Arbrissel

Le Bienheureux Robert d'Arbrissel

Fondateur de l'Abbaye de Fontevraud

1047-1117

Fête le 24 février


« Fuyez, ô servante du Christ, les vices manifestes ou cachés dans l'ombre. La vertu a son siège entre les extrémités vicieuses. Mettez-vous en garde contre l'excès, car tout ce qui est excessif se convertit en défaut. N'obéissez pas a toutes sortes d'inspirations, ni à toutes sortes de personnes ». (Lettre du Bienheureux Robert à une Dame du monde).


Robert d'Arbrissel est une des principales figures historiques de la fin du XIe siècle et du commencement du XIIe. L'incroyable puissance de sa parole, les conversions sans nombre qu'il opéra dans les masses, parmi les personnes de la haute société et surtout les grandes dames de son temps, le nouvel institut monastique qu'il fonda, l'immense influence qu'il exerça sur son siècle, les attaques mêmes dont il fut l'objet en font un des plus grands génies d'éloquence, et un des saints les plus étonnants qu'ai produits l'Eglise.


Il naquit en Bretagne, vers l'année 1045 ou 1047, dans un bourg que l'on nommait Arbrissel, mais que l'on appelle maintenant Arbrissel (de nos jours, il s'appelle à nouveau Arbrissel ndlr), à sept lieues de la ville de Rennes. Son père avait nom Damalioc, et sa mère Orvende. Ils étaient pauvres des biens de la terre, mais riches de ceux du ciel. Damalioc même, étant touché de Dieu, embrassa, dit-on, l'état ecclésiastique et se fit prêtre, ce qui doit faire croire que si sa femme n'était pas morte, elle avait renoncé au monde et s'était faite religieuse par sa permission. Robert reçut de leurs soins une éducation si noble et si pieuse, qu'il parut homme dès sa plus tendre jeunesse. On ne voyait rien en lui de léger et de puéril, mais une sagesse et une maturité de vieillard. La pudeur et l'honnêteté qu'il faisait paraître dans la moindre de ses actions, attiraient sur lui les yeux de tout le monde, et, en le faisant aimer de ses parents, le faisaient respecter de toutes les personnes de sa connaissance.


A cette époque, le pauvre pouvait parcourir facilement la carrière des lettres et parvenir aux honneurs du sacerdoce. Le presbytère ou l'abbaye du voisinage l'accueillait à son école et l'envoyait ensuite achever ses études dans quelque université. Robert suivit cette marche. Quand il fut en âge d'étudier, on lui permit d'aller chercher des maîtres en diverses villes de Bretagne et de France, sur l'espérance que Dieu ne l'abandonnerait pas, mais que, par son amoureuse providence, il pourvoirait en Père aux frais de ses études et à son honnête subsistance. En effet, il trouva partout les secours qui lui étaient nécessaires cela lui donna le courage de venir jusqu'à Paris, qui était dès lors le théâtre des beaux esprits et avait une fameuse Université, où l'on enseignait avec réputation toutes les sciences. A peine y fut-il arrivé qu'il fit éclater les belles qualités dont la grâce et la nature l'avaient orné. On le vit accorder si parfaitement l'assiduité aux écoles avec la véritable dévotion, qu'on jugea d'abord sans difficulté qu'il serait bientôt un des plus rares ornements de cette école si illustre. Son esprit vif et délié, son application continuelle à la connaissance de la vérité, avec l'assistance particulière qu'il obtenait du ciel par ses prières, lui firent pénétrer les plus grands secrets de la philosophie et de la théologie. Enfin, ses études eurent tant de succès, que, de pauvre écolier qu'il était, il devint un célèbre docteur et s'acquit une réputation extraordinaire.


En ce même temps, c'est-à-dire environ l'an 1085, le siège de Rennes étant devenu vacant par le décès de Méen, son vingt-deuxième évêque, Sylvestre de la Guerche, qui avait été chancelier de Conan II, duc de Bretagne, fut mis en sa place on eut sans doute, en cette élection/plutôt égard à sa naissance et à son crédit qu'à sa capacité pour les fonctions épiscopales. Cependant, comme il était homme de probité et craignant Dieu, et qu'il ne voulait pas se perdre en négligeant le soin de son troupeau, il s'appliqua surtout à attirer, dans son diocèse, des personnes savantes et très versées dans les Canons, pour suppléer à la capacité et à l'expérience qui lui manquaient. Il cherchait un ecclésiastique de grand mérite, sur qui il pût se décharger des soins ordinaires de son évêché. On lui proposa Robert, docteur de Paris « c'était un homme savant, laborieux, vigilant et d'un grand exemple; d'ailleurs, c'était son diocésain et comme son sujet naturel; il y avait donc pour Robert obligation étroite de le servir dans les affaires ecclésiastiques ». Il n'en fallut pas dire davantage à l'évêque pour le déterminer à faire ce choix. Il écrivit à Robert, par un messager qu'il lui envoya exprès à Paris, le conjurant de se rendre au plus tôt auprès de lui, pour l'assister de ses conseils et de ses lumières dans la conduite des âmes dont il venait d'être créé le pasteur.


Robert avait trop de zèle et de piété pour refuser un emploi où, rendant à son prélat l'obéissance qu'il lui devait, il pouvait si utilement travailler à la gloire de Dieu et au salut de son prochain. Il partit donc de Paris, sans différer, et alla à Rennes. Sylvestre, qui reconnut que son mérite surpassait ce qu'on lui en avait dit et l'idée qu'il s'en était formée, le fit son archiprêtre, lui confia toute sa puissance et le considéra comme son conducteur et son guide dans le gouvernement de son diocèse. Robert, pour répondre à cette bienveillance, s'appliqua entièrement aux affaires et aux nécessités de l'église de Rennes. Il entreprit d'y rétablir la discipline ecclésiastique il déclara la guerre à tous les vices, et principalement à ceux qui causaient du scandale il mit la paix dans les familles qu'il trouva en dissension; il retira les biens de l'Eglise des mains profanes des laïques il entreprit de réformer le clergé, dans lequel régnaient la simonie et des mœurs scandaleuses. On ne comprendrait pas la vie de Robert d'Arbrissel qui fut tout entière un combat contre les abus de son siècle, si on ne jetait un coup d'œil sur la plaie qui affligeait alors le clergé cette plaie était la simonie. De là les fausses vocations et le dérèglement des mœurs chez ceux qui avaient usurpé le sanctuaire sans y être appelés Heureusement qu'alors la foi était vive le peuple chrétien comprenait que la religion, bonne en elle-même, n'est pas responsable des scandales de quelques-uns de ses ministres.


La divine Providence, ayant appelé Sylvestre de ce monde, au bout de quatre ans, les ecclésiastiques, qui auraient dû seconder le zèle de notre Saint et se joindre à lui pour réprimer les désordres qui affligeaient le diocèse, soit qu'ils fussent jaloux de la haute réputation que lui avait acquise son mérite, soit qu'ils fussent irrités de ce qu'il les reprenait de leurs crimes, résolurent de le perdre; et, le voyant sans appui, ils le persécutèrent si étrangement que, pour empêcher le scandale qui pouvait arrivera son occasion, il fut contraint d'abandonner la Bretagne et d'aller exercer son zèle ailleurs. Il se retira donc à Angers, où il enseigna quelque temps la théologie, avec d'autant plus de satisfaction, que cet excellent emploi lui donna moyen de faire couler la piété dans le cœur de ses disciples. Cependant, il concevait sans cesse de nouveaux désirs de se consacrer tout à Dieu, et, pour le faire avec moins d'empêchement, il pratiquait des austérités qui pourraient paraître incroyables il mangeait très-peu et veillait presque toujours; il porta deux ans entiers une cuirasse de fer sur le dos, sans la dépouiller. Ce genre de vie, tout admirable qu'il était, ne satisfaisant pas encore le zèle qu'il avait de glorifier Jésus-Christ, il résolut d'abandonner le monde et de se retirer en quelque solitude, pour s'adonner entièrement à la contemplation des choses célestes. Il quitte donc la ville d'Angers, avec un prêtre qu'il prend avec lui, comme le prophète Elie s'associa son disciple Elisée, et va se cacher dans la forêt de Craon, sur les confins de la Bretagne, du Maine et de l'Anjou.


La vie qu'il mena dans cette solitude est tout à fait admirable. Il ne vivait, la plupart du temps, que d'herbes et de racines sauvages, et n'usait jamais, en ses repas, ni de vin ni de viandes. Il aurait cru être trop mollement vêtu s'il s'était servi d'une tunique de peaux de chèvres ou d'agneaux, selon l'usage des solitaires il n'en voulut avoir qu'une, tissée avec de la soie de porc, afin de se tourmenter davantage. Quand l'infirmité humaine le contraignait de dormir, il se-couchait sur la terre dure, afin de se faire un supplice du lieu même de son repos. En un mot, son historien dit qu'il n'y a point de genre de pénitence qu'il n'inventa pour affliger sa chair. Ces austérités, néanmoins, quelque grandes qu'elles fussent, n'étaient pas comparables aux peines qu'il souffrait intérieurement les épreuves par lesquelles Dieu voulut l'épurer furent quelquefois si rudes et si violentes que, dans l'excès de sa douleur, il abandonnait son cœur aux sanglots et aux gémissements d'une manière qu'il n'est pas possible de représenter.


Le bruit de sa sainteté s'étant peu à peu répandu autour de la forêt, on y accourut de toutes parts pour y admirer ce nouveau prodige. Autant il avait de rigueur pour lui-même, autant il paraissait doux et affable envers ceux qui le visitaient. Son seul regard inspirait aux libertins des sentiments de pénitence et de crainte de Dieu. Quand il parlait des choses saintes, il avait une éloquence toute céleste, de sorte qu'il ravissait tout le monde par ses discours. Ceux qui l'avaient entendu s'en retournaient parfaitement édifiés; et, comme ils publiaient ce qu'ils avaient vu et entendu, ils étaient cause que d'autres venaient de loin, par troupes, vers le Saint, pour profiter de ses entretiens. Il était comme l'oracle du Seigneur, et il satisfaisait tellement ceux qui s'adressaient à lui, qu'on eût dit que ses lèvres étaient les dispensatrices de la science du ciel. En effet, la plupart de ceux qui l'avaient entendu renonçaient à leur vie passée et ne respiraient plus que la pénitence plusieurs même, ne pouvant se résoudre à le quitter, voulurent être solitaires à son exemple. Ainsi, la forêt de Craon devint en peu de temps toute peuplée d'anachorètes, qui, faisant renaître la ferveur des anciens ermites de l'Egypte, y menaient une vie angélique.


Parmi ses disciples, les plus considérables furent le bienheureux Vital de Mortain, chanoine de l'église de Saint Evroul, au diocèse d'Avranches, et ensuite instituteur de la célèbre abbaye de Savigny, en Normandie et le Bienheureux Raoul de la Futaie, religieux de l'abbaye de Saint-Jouin, au diocèse de Poitiers, et, depuis, fondateur de la fameuse abbaye de Saint Sulpice de Rennes, en Bretagne. L'exemple de ces deux célèbres personnages en attira tant d'autres après eux, que la forêt de Craon, toute spacieuse qu'elle était, n'étant pas capable de contenir ces saints solitaires, Robert fut contraint de les disperser dans les forêts voisines. Alors, ne pouvant plus veiller sur un si grand nombre d'ermites, il les divisa en trois colonies il en retint une pour lui, et donna les deux autres à Vital et à Raoul, qu'il jugea les plus capables de cet emploi. C'était un spectacle digne de Dieu et des anges, de voir tous ces solitaires dispersés dans ces bois, mêlés parmi les bêtes sauvages et logés, les uns dans les antres, les autres dans des cabanes faites d'écorce ou de branches d'arbres, pratiquer à l'envi la vertu et aspirer tous a la perfection.


Après qu'ils eurent vécu quelques années dans des cellules séparées, Robert, reconnaissant que plusieurs d'entre eux avaient de l'inclination pour la vie cénobitique, entreprit de leur bâtir une espèce de monastère dans la forêt de Craon, au lieu appelé la Roë, et leur donna la règle de saint Augustin, qui avait été nouvellement rétablie en France par le bienheureux Yves, évêque de Chartres ce qui fit qu'il les appela chanoines réguliers. Ils vivaient dans une ferveur, qui surpassait, en quelque façon, celle des chrétiens de la primitive Eglise ne possédant ni rentes, ni revenus, ils ne subsistaient que d'aumônes, et ne mangeaient que des racines. Le Saint servit, pendant quelques années, de père et d'abbé à ces nouveaux religieux, et les établit si solidement dans la piété, qu'elle s'est maintenue longtemps dans ce monastère avec beaucoup d'éclat. Un saint évêque d'Angers, écrivant à un Pape en sa faveur, lui dit que cette maison était à la fois la plus pauvre et la plus sainte de tout le royaume. Le soin qu'il prenait de cette communauté ne l'empêcha pas de veiller toujours sur les anachorètes, et de prêcher l'Evangile à ceux qui venaient vers lui car, comme sa charité était sans bornes, il allait indifféremment où la nécessité l'appelait, et il se donnait tellement à tout le monde, qu'il semblait être également le père des peuples et des ermites.


Comme ce saint Abbé travaillait ainsi à la gloire de son Dieu, Urbain II, autrefois religieux de Cluny, que le dessein d'une croisade avait attiré en France, se trouvant à Angers, fut prié de faire la dédicace de l'église du monastère de Saint-Nicolas, que Geoffroi Martel, comte d'Anjou, avait fait bâtir avant de se faire religieux. Ce Pape, qui avait entendu parler de Robert comme d'un prodige et comme de la merveille de la province, voulant connaître par lui-même si son mérite répondait à sa réputation, lui ordonna de prêcher à cette auguste cérémonie, et d'exciter les peuples à prendre les armes pour la conquête de la Terre sainte. Jamais notre Bienheureux ne parut dans une plus belle occasion la cour du Pape était remplie de cardinaux, d'évêques et d'abbés, de princes et de grands seigneurs qui accompagnaient Sa Sainteté pour un Concile que l'on devait tenir à Tours, et il s'était assemblé en outre une foule si grande à cette cérémonie extraordinaire, qu'on eût dit que toutes les villes de France y étaient accourues. Cependant cet auditoire ne l'étonne point il prêche avec un zèle et une hardiesse de prophète, et exhorte si puissamment les peuples à prendre la croix, que les enrôlements pour la guerre sainte sont nombreux. En un mot, il remplit toute l'assemblée de tant d'admiration, que le Pape avoua que le Saint-Esprit avait parlé par sa bouche, et, pour preuve de son estime, il l'honora du titre de missionnaire apostolique, lui donnant pouvoir de prêcher l'Evangile, non pas en une seule partie du monde, mais de tous cotés et dans toute l'étendue de la terre.


Le serviteur de Dieu, se voyant chargé d'une si sainte mission, se crut obligé de la remplir comme sa charge d'abbé l'en empêchait, il la résigna entre les mains de l'évoque d'Angers, dont le monastère de Roë relevait, et cela avec le consentement des chanoines, qui eurent un regret mortel de perdre un si bon père. Robert leur ayant dit adieu, ainsi qu'aux anachorètes, prit quelques disciples avec lui, et s'en alla de province en province annoncer l'Evangile. Comme il ne prêchait pas moins la pénitence par la pauvreté de ses habits et par l'austérité de sa vie que par ses discours, il produisit des fruits incroyables dans tous les lieux où il passa les peuples le suivaient par troupes, admirant les paroles de grâce qui sortaient de sa bouche. La chose alla même jusqu'à ce point, que la plupart des hommes, des femmes et des enfants qu'il avait convertis, abandonnèrent leur pays et leurs parents; et allèrent partout à sa suite. Comme il se vit environné de cette multitude innombrable de personnes de l'un et de l'autre sexe, qu'il avait gagnées à Jésus-Christ, sa charité qui, à l'exemple de celle du Fils de Dieu, gagnait tout le monde, ne lui permettant pas de les renvoyer, il fut obligé, pour ne les avoir pas toujours autour de lui, de leur chercher un lieu de retraite où ils pussent vivre dans une régularité convenable à leur ferveur.


Sur les confins de l'Anjou et du Poitou, à une petite lieue de la ville de Candes, si célèbre par le décès du grand saint Martin, il y a de vastes campagnes, qui étaient alors toutes couvertes d'épines et de buissons, et qu'un vallon, arrosé par un courant d'eau, séparait en deux parties. Ce lieu s'appelle Fontevrault. Quelques-uns ont cru que ce nom lui avait été donné à cause d'un insigne voleur, nommé Evrault, qui s'y retirait, et qui, ayant été enfin gagné à Jésus-Christ par les prédications du B. Robert, le lui avait abandonné pour y établir son Ordre. Mais Baudri, archevêque de Dol, en Bretagne, qui, étant contemporain de notre Saint, n'a pu errer en une chose si vulgaire, dit que de temps immémorial ce lieu s'appelait Fontevrault. Quoi qu'il en soit, c'est ce désert que notre nouvel Elie s'est choisi pour y loger ces troupes de néophytes, et d'où l'Ordre religieux qu'il a institué a pris son nom, comme les Ordres de Cluny, des Chartreux, de Prémontré, de Cîteaux et de Grandmont, tous en France, ont tiré le leur des lieux de leur premier établissement.


Le temps de cette fondation fut sur la fin du XIe siècle. Robert commença par faire bâtir quelques cellules ou cabanes, seulement pour mettre ses disciples à couvert et les défendre des injures de l'air; mais pour éviter le scandale qui pouvait arriver dans cette assemblée des deux sexes, il jugea à propos de séparer leurs demeures. Il mit donc les hommes dans un canton, et les femmes dans un autre plus éloigné à ces dernières, il fit même une espèce de clôture, qui n'était que de fossés ou de haies vives. Il logea Dieu au milieu de ces saintes troupes car il fit dresser deux oratoires, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes, où chacun allait à son tour faire ses prières. L'occupation des femmes était de chanter continuellement les louanges de Dieu et celle des hommes, après leurs exercices spirituels, était de défricher la terre et de travailler de leurs mains à quelque métier pour les besoins des uns et des autres. C'était une chose admirable de voir l'ordre et le règlement qui se gardaient dans un si grand nombre de personnes nouvellement converties. La charité, le silence, l'union, la modestie et la douceur s'y observaient inviolablement. Ils ne vivaient que de ce que la terre produisait d'elle-même, ou des aumônes que les populations voisines leur faisaient. Aussi ils ne s'appelaient point autrement que « les pauvres de Jésus-Christ », pour être distingués des autres religieux.


Ces exemples de piété attirèrent dans la forêt une multitude innombrable de personnes de toutes sortes de conditions, qui, ayant entendu les exhortations salutaires du Saint, en étaient tellement touchées, qu'elles ne voulaient plus retourner au siècle. On y voyait venir des familles entières, pour être enrôlées dans cette colonie. Il recevait tous ceux qu'il jugeait être appelés de Dieu les vieux, les pauvres et les roturiers, aussi bien que les jeunes, les riches et les nobles. Les infirmes, les estropiés, les malades et les lépreux mêmes n'étaient pas renvoyés, et il ne fallait d'autre recommandation, pour y être admis, qu'une véritable volonté de se convertir et de se donner à Dieu. Ce concours de personnes de tout âge croissait tellement de jour en jour, qu'on ne pouvait construire assez de cellules pour les contenir c'est ce qui fit que Robert résolut de leur bâtir divers monastères. Il en édifia trois pour les femmes l'un, pour mettre les vierges et les femmes veuves, qui fut nommé le Grand Moustier; l'autre, pour les lépreuses et les autres infirmes que l'on appela de Saint-Lazare et le troisième, pour les femmes pécheresses, auquel on donna le nom de Madeleine parce qu'elles devaient imiter sa pénitence. Le même ordre fut gardé à proportion pour le logement des hommes. Voilà ce qui composa la fameuse maison de Fontevrault, dont la magnificence s'est conservée jusqu'à nos jours. Le beau nom qui fut donné à l'entrée principale de cette maison mérite d'être remarqué on la nomma Athanasis, c'est-à-dire « la porte de l'Eternité « , pour montrer que les personnes qui s'y retireraient auraient quelque assurance de leur salut.


Jusqu'alors il n'avait prescrit à la congrégation aucune forme de vie qui lui fût particulière mais, comme la charité le pressait de sortir du désert pour aller prêcher l'Evangile, il voulut, avant de partir, déclarer l'esprit de son institut. Voici en quoi il consiste le saint Patriarche, considérant qu'il n'y avait point encore de congrégation établie dans l'Eglise en l'honneur de la Vierge, eut la pensée de fonder un Ordre pour honorer à jamais sa maternité, et d'exécuter, en sa personne et en celle de ses disciples, le testament du Fils de Dieu, par lequel ce divin Sauveur, mourant sur le Calvaire, fit une mystérieuse alliance entre sa mère et saint Jean, disant à la Vierge : « Femme voilà votre Fils » et à Jean : « Voilà votre Mère ». Car comme, depuis ce temps-là, cet Apôtre rendit à Notre-Dame tous les devoirs que la qualité de Fils pouvait exiger de lui, et qu'en un mot il la regarda et révéra comme sa mère, ainsi Robert, se voyant environné de cette multitude d'hommes et de femmes, qu'il a convertis à Dieu, voulut que, dans sa congrégation, composée des deux sexes, l'un représentât la divine Marie, et fit la fonction de Mère, et l'autre tînt la place de Jean, et fît la fonction de fils. Et, comme la mère, durant la minorité de ses enfants, a l'administration de leurs biens et une autorité entière sur leurs personnes, il fit renoncer ses religieux aux avantages de leur sexe et à la disposition de leurs biens, qui étaient auparavant communs par ce moyen, les soumettant aux religieuses, après s'y être soumis le premier, il les rendit comme les enfants, ou plutôt comme les pupilles de la Sainte Vierge. Il leur enjoignit aussi de dédier leurs chapelles particulières à saint Jean l'Evangéliste, afin de prendre pour patron de leurs églises celui qu'il leur avait donné pour modèle de leur soumission.


Comme il fallait un chef pour conduire cette grande troupe de religieuses et pour veiller aux affaires de la congrégation, notre Saint établit Hersende de Champagne grande prieure des monastères de filles. Elle était proche parente du comte d'Anjou et veuve de Guillaume, seigneur de Monsoreau, qui tenait rang de prince dans la province. Mais, de crainte qu'elle ne pût pas vaquer seule à toutes les affaires, quoiqu'elle eût un esprit admirable, il lui donna, pour coadjutrice et assistante, Pétronille de Craon, veuve du seigneur de Chemillé, qui n'était guère inférieure en naissance ni en sainteté à Hersende elle était issue d'une des plus anciennes et des plus florissantes familles d'Anjou, et elle avait tant de belles qualités, qu'elle mérita l'estime de tout le monde. S'étant ainsi déchargé du soin des affaires sur la sage conduite de ces deux illustres religieuses, il se mit en chemin pour aller de ville en ville et de paroisse en paroisse, éclairer les peuples qui étaient dans les ténèbres de l'ignorance et de l'erreur. En passant par la forêt de Craon, où il avait autrefois goûté tant de délices, il associa à sa mission Vital, Bernard d'Abbeville et Raoul, ses anciens disciples, afin de travailler ensemble a la conquête des âmes. Il alla en Bretagne, pour faire part à ses compatriotes des grâces dont il était le dispensateur et le ministre, et, après avoir parcouru cette province, il entra dans la Normandie, qui était alors fort décriée, à cause des grands crimes qui s'y commettaient. Le zèle qu'il fit paraître, pour abolir les désordres de ce pays-là, lui acquit une telle estime, qu'après quelques persécutions qu'il lui fallut endurer d'abord, il fut respecté des princes, chéri des évêques, honoré des abbés et admiré de tout le monde.


Cependant l'ennemi de notre salut, ne pouvant souffrir les progrès que faisait notre saint missionnaire avec ses disciples, lui suscita des adversaires qui semèrent divers bruits contre sa doctrine, ses mœurs et sa conduite. L'hérétique Roscelin, entre autres, publia contre lui, sous un nom emprunté, une lettre pleine d'injures et de calomnies: c'est apparemment celle que quelques auteurs modernes ont attribuée trop légèrement à Geoffroy, abbé de Vendôme mais toutes ces calomnies, quoique capables de décourager les plus forts, ne refroidirent nullement son zèle. Il continua toujours les fonctions de son ministère apostolique, et, comme il souffrait ces injures avec une patience invincible, elles tournèrent à la confusion de ses ennemis, et ne servirent qu'à augmenter l'estime qu'inspirait sa vertu ceux mêmes qui avaient été trop crédules, ayant reconnu le mérite de Robert et l'injustice de leur procédé, se rendirent les protecteurs des monastères qu'il fonda depuis en divers endroits.


De la Normandie, il fit un tour à Fontevrault, pour y conduire une grande troupe de personnes qu'il avait converties par ses prédications, et, de là, il alla faire une mission dans le Poitou. Pierre, évêque de Poitiers, qui connaissait le mérite du serviteur de Dieu, le reçut avec bien de la joie; et, voyant les fruits admirables qu'il faisait par son institut, il offrit d'aller lui-même à Rome en demander l'approbation au Pape ce qu'il exécuta heureusement. Robert ayant parcouru cette province, celle d'Anjou et la Touraine, établissant partout des maisons de son Ordre, en fit autant dans le Berri, l'Auvergne, le Limousin, l'Angoumois, le Périgord, la Gascogne et le Languedoc. Nous n'entreprenons pas de rapporter ici, dans le détail, les merveilles qu'il opéra dans le cours de cette mission, ni les conversions miraculeuses qu'il fit par l'ardeur de son zèle; mais nous ne pouvons omettre celle de la reine Bertrade, qui arriva un peu après le retour de notre Saint à Fontevrault. Cette princesse, dont la beauté avait été si fatale à la France, puisqu'elle avait attiré sur ce royaume les malédictions du ciel et les foudres de l'Eglise, ayant bien considéré les vanités du siècle et pesé, dans son esprit, les sentiments chrétiens qui lui avaient été inspirés par notre savant prédicateur, dans les visites qu'elle lui avait faites, résolut enfin, quoique dans la fleur de son âge et de sa beauté, de quitter le monde et de se retirer dans le monastère de Fontevrault, pour y faire pénitence des péchés de sa vie passée. Elle vint donc trouver le bienheureux Robert, et, mettant sa couronne à ses pieds, elle lui demanda humblement un voile pour cacher son visage, qui avait tant fait d'idolâtres et d'adultères. En prenant l'habit religieux, elle donna à l'Ordre une maison appelée Haute-Bruyère, qu'elle avait à huit lieues de Paris, pour en faire un couvent et, de crainte que le revenu qui en dépendait ne pût pas suffire à ce dessein, elle ajouta à ce don ce que le roi Philippe Ier, son époux, lui avait assigné dans la Touraine, pour faire partie de son douaire. Comme elle ne pouvait pas disposer de ce domaine, sans le consentement du roi Louis VI, successeur de Philippe, elle fit agréer cette donation à ce prince, qui fut ravi de contribuer pour quelque chose à une si sainte retraite de la reine, sa belle-mère.


La santé de notre Saint était fort affaiblie par son grand âge, par les courses qu'il avait faites dans ses missions et par les austérités qu'il pratiquait continuellement. Il tomba dangereusement malade dans l'abbaye de Fontevrault et, craignant d'être surpris par la mort avant d'avoir pu perfectionner l'esprit de son institut, qui n'était pour ainsi dire encore qu'ébauché, il fit assembler tous ses religieux autour de son lit, et leur dit que, voulant avoir la consolation de les laisser contents dans leur vocation, il était bien aise de savoir d'eux s'ils étaient résolus de demeurer dans la dépendance des religieuses auxquelles il les avait soumis, afin qu'il permît à ceux qui n'y voudraient pas rester de passer dans une autre congrégation. Les religieux lui ayant donné des assurances et fait des protestations de persévérer constamment dans leur état, il leur proposa l'élection d'une abbesse de laquelle ils relevassent particulièrement, et qui fût comme le chef et la générale de tout l'Ordre. C'était là un point de la dernière importance il s'agissait du repos de. l'Ordre et du choix d'une femme qui fût capable de présider à l'un et à l'autre sexe ce qui n'était pas facile à trouver. C'est pourquoi il assembla plusieurs prélats et docteurs pour les consulter là-dessus par suite de leur avis, six mois après, Pétronille de Chemillé, dont nous avons déjà parlé, fut élue abbesse de Fontevrault, avec le consentement général des religieuses et des religieux elle fut installée dans cette dignité, malgré les raisons que son humilité lui suggéra pour s'en dispenser, le 28 octobre de l'an 1115.


Robert, étant revenu en santé, fit confirmer cette élection par Gérard, légat du Saint-Siège, qui était à Angoulême et ayant donné, à son retour, quelques constitutions à la nouvelle abbesse, pour les faire garder dans son Ordre, il alla prendre possession de l'abbaye de Haute-Bruyère, où il avait envoyé auparavant la reine Bertrade et quelques autres religieuses. Mais, ayant appris en chemin que Bernier, abbé de Bonneval, était en différent avec le bienheureux Yves, évêque de Chartres, il se rendit en cette ville il eut tant de pouvoir sur l'un et sur l'autre, qu'il rétablit entre eux une parfaite amitié. Cette paix étant conclue, il continua son voyage à Haute-Bruyère il n'y fut pas plus tôt arrivé qu'on lui manda que le bienheureux Yves était décédé. Cette nouvelle le surprit et l'affligea également quoique le saint évêque lui eût été autrefois un peu contraire en la forêt de Craon, Robert ne laissait pas de conserver pour lui le respect qu'il devait à une personne de son mérite; d'ailleurs, ce prélat avait bien changé de sentiment, comme il paraît par la déférence qu'il eut pour lui en la réconciliation dont nous venons de parler, et par le consentement qu'il lui donna pour l'établissement du couvent de Haute-Bruyère.


Lorsque Robert était prêt de s'en retourner à Fontevrault, après avoir passé les fêtes de Noël, et avoir mis un très-bon ordre en cette nouvelle maison, il se vit, tout malade qu'il était, obligé de faire un autre voyage à Chartres, pour apaiser le différend de Thibault, comte de Champagne, avec le clergé de la même ville, sur l'élection d'un évêque à la place d'Yves. (1116.) Le clergé avait élu Geoffroy Deslieues, chanoine de l'église cathédrale de Chartres. Mais Thibault, n'agréant pas cette élection, quoique l'élu fût un homme très-vertueux et peu inférieur en mérites et en sainteté à celui qui l'avait précédé, chassa ce nouvel évêque, et traita fort indignement les chanoines qui étaient de son parti. Saint Bernard d'Abbeville, abbé de Tyron, s'employa avec beaucoup de zèle à pacifier ces troubles mais ce fut sans effet, quoiqu'il eût une éloquence capable de persuader les opiniâtres. Ce grand ouvrage était réservé au bienheureux Robert, à qui Dieu avait donné un talent particulier pour réconcilier les esprits. Il se chargea donc de parler au comte, et il le fit si heureusement, que ce prince consentit à l'élection de Geoffroy, fit restitution aux chanoines des biens qu'il leur avait saisis, et sa remit avec eux dans une parfaite intelligence.


Ce ne fut pas là le seul bon office que l'église de Chartres reçut de notre Bienheureux. La simonie y régnait quelque effort qu'eût fait le bienheureux Yves pour la détruire, il n'avait pu en venir à bout. Robert entreprit de la faire disparaître et, après avoir réconcilié les chanoines avec leur prince, pour les réconcilier avec Dieu il leur donna une grande horreur de ce sacrilége non-seulement ils lui promirent, par un serment solennel, de n'y jamais retomber mais pour empêcher leurs successeurs de commettre un crime si détestable, ils arrêtèrent, par un statut inviolable qui a été longtemps observé, qu'aucun chanoine ne serait reçu à l'avenir qu'il ne fît le même serment.


Puisque nous sommes arrivé à parler du zèle que notre nouvel Elie a déployé pour abolir les abus qui s'étaient glissés parmi les chrétiens, nous en rapporterons ici un illustre exemple, que l'on trouvera aussi dans la vie du bienheureux Bernard d'Abbeville. L'an 1100, il se tint un Concile de cent quarante prélats du royaume, dans la ville de Poitiers, où les cardinaux Jean et Benoît présidaient en qualité de légats du Pape Pascal II, et où il s'agissait de fulminer anathëme contre un prince et une princesse adultères. Robert, dont la sainteté éclatait de toutes parts, reçut ordre de venir à cette assemblée, soit en qualité de Docteur, soit comme Missionnaire apostolique ou comme chef d'une Congrégation. Il s'y trouva avec Bernard d'Abbeville, qui était alors abbé de Saint-Cyprien de Poitiers. La sentence d'excommunication fut donnée par le Concile mais tous les prélats n'eurent pas le courage de demeurer pour la publier des laïques, sans doute à l'instigation de Guillaume, comte de Poitou, coupable des mêmes crimes que le roi de France, firent pleuvoir sur les Pères du Concile une grêle de pierres. Quelques prélats disparurent et cherchèrent leur salut dans la retraite. Mais Robert et Bernard, qui étaient accoutumés à défendre généreusement l'honneur de l'Eglise, à soutenir sans crainte la vérité et à combattre partout contre l'impiété, furent de ceux qui demeurèrent fermes au milieu de cette émeute, et, bravant la mort, ils lurent publiquement la sentence de condamnation que le Concile avait rendue.


Mais reprenons le fil do notre histoire. De Poitiers, le bienheureux Robert, accompagné du bienheureux Bernard d'Abbeville, alla à Blois; à son arrivée, il alla voir Guillaume III, comte de Nevers, qui y était prisonnier de guerre. Ce prince eut tant de joie de cette visite, qu'oubliant les ennuis de sa captivité, il disait, dans l'excès de sa joie, qu'il demeurerait volontiers en prison le reste de ses jours, pourvu qu'il vît souvent de semblables consolateurs. En effet, il profita si bien de cet entretien, que, mis en liberté, il se fit chartreux en l'humble condition des frères convers, dans laquelle il mourut l'année même de son noviciat. De Blois, Robert passa dans le Berri, pour y visiter sa maison d'Orsan. Il lui arriva en chemin un accident qui, pouvant servir à sa gloire, ne doit pas être omis en ce lieu. Deux voleurs s'étant jetés sur lui et sur les religieux qui l'accompagnaient, pillèrent leur petit bagage et vomirent contre eux toutes sortes d'injures. Et, comme son indisposition l'avait obligé de se servir d'un cheval contre son ordinaire, ces inhumains, sans respecter sa vieillesse, ni avoir égard au soulagement que méritait son infirmité, le jetèrent par terre et le traitèrent indignement. Mais un religieux de cette compagnie, ayant crié à ces barbares que c'était Robert d'Arbrissel (ce grand homme dont la réputation volait par tout le monde) qu'ils maltraitaient ainsi, ils furent saisis d'une telle épouvante que, se jetant à l'heure même à ses pieds, ils lui demandèrent pardon et lui promirent de s'amender et de quitter leurs brigandages. Robert, ravi d'une si belle conversion, leur pardonna de bon cœur tout le mal qu'ils lui avaient fait, et, les relova'nt de terre, il les embrassa avec une tendresse paternelle et leur donna le baiser de paix. Enfin, par un excès de charité, comme s'il leur eût été beaucoup obligé, il les fit participants des prières et des bonnes œuvres de toute sa congrégation ce qui ne s'accorde pour l'ordinaire qu'aux fondateurs et aux bienfaiteurs des monastères en cela notre Saint a montré qu'il était le nouvel Elie de la loi de grâce, dont la miséricorde et la charité l'emportaient de beaucoup sur le zèle rigoureux de l'ancien Elie de la loi de Moïse.


Notre voyageur étant sorti des mains des voleurs, ou plutôt ayant changé en agneaux ces loups qui avaient voulu le dévorer, continua son chemin et arriva enfin à Orsan. Après y avoir passé quinze jours, il en partit pour aller en l'abbaye de Bourgdieu, y consoler, par sa présence, les religieux qui lui avaient demandé cette grâce. Après avoir satisfait leur désir, il se remit en chemin pour aller dans les villes et les bourgades voisines, où il était aussi ardemment désiré; mais, le jour même de son départ, il tomba dans une telle défaillance, qu'on eut bien de la peine à le transporter à Orsan, où il arriva un dimanche, 18 février. Dès qu'il se vit en cette maison, ses premiers soins furent de se munir des derniers Sacrements de l'Eglise c'est pourquoi, dès le lendemain, après une confession très-exacte, il reçut le saint Viatique ce qui ne l'empêcha pas de communier tous les jours, selon sa coutume, jusqu'à la fan de sa vie. Le mardi, il se fit donner l'Extrême-Onction. Le jour suivant, il fut visité par les plus grands seigneurs du pays, et particulièrement par Léger, archevêque de Bourges. Il recommanda à ce prélat la maison d'Orsan, dont il était le principal fondateur, et lui témoigna le d"sir qu'il avait d'être enterré à Fontevrault, non pas dans l'église ni dans le cloître, parce qu'il croyait que ces lieux étaient trop honorables pour lui, mais dans la boue du cimetière, afin de ressusciter avec la plus grande partie de ses enfants, et de n'être point séparé, même par la mort, de ceux qu'il avait si tendrement chéris durant sa vie. Après cela, il fit retirer la foule qui se pressait autour de son lit, afin de vaquer à la prière et d'élever plus librement son cœur au ciel. Dès qu'on fut sorti de sa chambre, il se mit à prier pour le Pape, pour les Docteurs de l'Eglise, pour son Ordre, pour ses bienfaiteurs et pour ses ennemis, dont Guillaume, comte de Poitou, était un des principaux il demanda avec grande instance à Dieu qu'il lui plût de le rappeler dans la voie du salut; ce qui arriva quelque temps après sa mort, car ce prince se rendit à son devoir et reçut l'absolution de ses fautes.


Quand le Saint eut fait toutes ses prières dans le silence de la nuit du jeudi, il souffrit une tentation horrible, suscitée par une troupe de démons, qui se présentèrent à lui pour le mettre à la dernière épreuve mais il les fit aussitôt disparaître, en s'armant du signe de la croix, et leur disant avec une vraie foi : « Que faites-vous ici, troupe maudite retirez-vous de moi, je vous le commande de la part de Dieu ». Après cette victoire, il se fit rapporter une relique de la vraie croix, que l'on a gardée depuis soigneusement à Orsan, afin de pouvoir mourir au pied de la croix de son Maître, s'il n'avait pas le bonheur de mourir dessus. La présence de cet adorable instrument de notre salut lui inspira une si grande douleur de ses péchés, qu'il fit une confession générale et publique de ceux dont il eut la connaissance et, quoiqu'il eût mené une vie toute sainte et toute innocente, il s'accusa de telle sorte que, si on ne l'eût bien connu, on l'aurait pris pour quelque grand pécheur. En cela, il parlait le langage des Saints qui se reconnaissent pécheurs, pour porter les vrais pécheurs à la pénitence, et qui ne perdent jamais le souvenir de leurs péchés, de peur de tirer de la vanité de l'applaudissement des hommes.


Le vendredi, sur les deux heures après midi, ayant fait appeler ses religieuses et ses religieux, il leur fit, sur l'esprit de leur Ordre, une petite exhortation dans laquelle il se servit des mêmes paroles que le Sauveur dit sur la croix, et qui ont servi de fondement à l'institut de Fontevrault car, commençant par l'abbesse Pétronille, il lui dit, en montrant ses religieux : « Femme, voilà vos enfants » et, se tournant vers les religieux, il leur dit : « Enfants, voilà votre Mère ». Puis, leur ayant imposé à tous une pénitence, il leur donna sa bénédiction. Aussitôt après, il rendit son esprit à Dieu, le 25 février l'an 1116 ou 1117. De sorte que cet homme divin eut l'avantage de mourir le même jour et à la même heure que le Sauveur du monde, et en bénissant ses enfants Dieu l'ayant voulu rendre conforme à son Fils dans les circonstances de la mort, comme il avait tâché de l'imiter parfaitement dans celles de la vie. Cette mort causa une affliction générale, non-seulement dans l'Ordre de Fontevrault, mais encore dans toute la France, où cet homme prodigieux avait donné tant de marques de son zèle et de sa piété. Il n'y eut point de condition qui n'en témoignât de la tristesse, parce qu'il n'y avait personne qui ne perdît beaucoup en le perdant.

 

Reliques et culte du Bienheureux Robert d'Arbrissel


Son corps fut solennellement transporté à Fontevrault, ainsi qu'il l'avait désiré. L'archevêque de Bourges voulut lui rendre lui-même les derniers devoirs et assister au convoi. L'archevêque de Tours, l'évèque d'Angers et le comte d'Anjou se trouvèrent aussi à cette sainte cérémonie avec plusieurs abbés et religieux des monastères voisins, et un grand nombre de prêtres, suivis de toute la noblesse du pays et d'une troupe presque innombrable de peuple. Tout Fontevrautt alla au-devant de ce célèbre convoi jusqu'à Candes, les pieds et la tête nus, quoiqu'au milieu de l'hiver.

Le corps étant arrivé, on le mena comme en triomphe dans toutes les églises, revêtu de ses habits sacerdotaux. On le porta le premier jour dans le chœur du grand monastère, le lendemain dans l'église de Saint-Lazare, et le jour suivant dans celle de la Madeleine, et en chacun de ces monastères on fit un service solennel puis, pour contenter la dévotion des peuples, on le reporta dans la grande église. Après y avoir été exposé plusieurs jours à la piété de ceux qui venaient le voir, il fut inhumé par le même archevêque de Bourges, non pas dans le cimetière comme le Saint l'avait désiré, mais à la droite de l'autel, en qualité de fondateur, chacun ayant conclu qu'il était plus à propos de lui rendre justice que de contenter son humilité. Ce prélat, passant par Orsan, rendit au coeur du Saint, qui y était demeuré, un honneur pareil à celui qu'il avait reudu à son corps car il le fit mettre aussi proche de l'autel, dans une pyramide de pierre dure, qu'on érigea en son honneur; et cet autel fut depuis en telle vénération dans la province, qu'il n'était point autrement appelé que l'autel du Saint-Cœur, et qu'on y venait de toutes parts faire des vœux et des prières.

 

Cette pyramide n'est plus maintenant en son entier, parce que, pendant les désordres de la guerre des Calvinistes, l'an 1S62, un soldat de l'armée du duc de Deux-Ponts en rompit une partie. Il allait même la mettre en pièces mais, par une merveilleuse puissance de Dieu, à peine eut-il frappé quelques coups sur la pierre, qu'il devint aveugle et sentit son bras immobile. An reste, cet impie, en perdant la vue du corps, ouvrit heureusement celle de l'âme, reconnut la vérité de notre religion et détesta ses erreurs enfin, pour réparer l'outrage qu'il avait fait au Saint, il fit une neuvaine sur le même lieu, après laquelle il recouvra la faculté de voir, qu'il avait perte. C'est ce que les habitants d'Orsan ne sauraient oublier, l'ayant appris de leurs pères, qui ont été les spectateurs de cette merveille. Il s'est fait plusieurs auttes choses miraculeuses par les mérites du B. Robert, ainsi qu'on le peut voir dans les auteurs que nous citerons bientôt. Il y a encore à Fontevrault une fontaine qui porte son nom, et qu'il fit sourdre d'un lieu où l'on ne devait pas espérer de source; ses eaux continuent encore de faire des miracles. Des personnes dignes de créance ont déposé avoir remarqué qu'il s'exhalait quelquefois de son cœur une odeur très agréable. On rapporte plusieurs guérisons miraculeuses faites à son tombeau et par son intercession ce qui obligea l'évêque de Poitiers, en 1644, d'en faire une information juridique, afin de servir au procès de sa canonisation, à laquelle le roi très-chrétien et la reine d'Angleterre ont supplié Sa Sainteté de faire travailler.


Mais faudrait-il chercher d'autres miracles pour prouver la sainteté de Robert, que les belles actions de sa vie ? Y a-t-il rien de plus admirable que de voir un homme pauvre, éloigné de son pays et de ses amis, et appuyé sur la seule Providence, bâtir, au milieu d'un désert, de grandes églises et de beaux monastères, y assembler jusqu'à deux et trois mille personnes de l'un et de l'autre sexe, leur trouver des revenus suffisants pour les nourrir, sans qu'ils eussent d'autre soin que de louer sans cesse le très-saint nom de Dieu, en fonder une infinité d'autres en France et hors de France, avec tant de succès, qu'ils ne cèdent à nuls autres ni en richesses, ni en magnificence en un mot, venir à bout, en très-peu de temps, d'un dessein que des rois et des princes auraient eu peine à exécuter dans un grand nombre d'années? Il ne faut donc pas s'étonner si, depuis son décès, c'est-à-dire depuis plus de six cents ans, on lui a donné le titre de Bienheureux et de Saint, et si, en cette qualité, on a inséré son nom dans le Martyrologe de son Ordre.


Nous ne nous étendons pas ici sur les louanges de ce fameux Institut de Fontevrault, qui a été le fruit des fatigues, aussi bien que des prières et des larmes de ce saint instituteur. Les papes, les légats, les archevêques, les évoques, les rois et les princes lui ont donné une inimité d'éloges. L'observance régulière, qui s'y est toujours gardée avec la même ferveur qu'on l'y gardait au commencement, en est le panégyrique continuel. Il y a tant de princesses et de dames de la première qualité qui l'ont embrassée, sans se dispenser d'en garder exactement les règles, qu'on peut dire, sans flatterie, qu'il s'est trouvé allié à toutes les couronnes de l'Europe. On n'y a pas moins vu de saintes filles que de nobles, et toutes les maisons de cette congrégation ont été si fertiles en grandes âmes, qu'elles pourraient nous en fournir de longues listes. Quel bonheur pour la France que cet Ordre, détruit pendant la Révolution française, ait pu réunir ses débris et se rétablir. En 1803, deux religieuses Fontevristes fondèrent un pensionnat, et, en 1806, une communauté à Chemillé, dans le bocage Vendéen, patrie de Pétronille, première abbesse de Fontevrault elles reprirent l'habit de leur Ordre en 18i0. Bientôt il y eut, dans cette maison, treize anciennes Fontevristes, de nouvelles religieuses augmentant ce nombre, une chapelle fut bâtie en 1827. Les restes précieux de Robert d'Arbrisselle, qui gisaient, sans honneur, dans un coin de l'antique abbatiale de Fontevrault, transférés dans la chapelle de la communauté de ChemiIIé, en 1847, reçurent le culte qui leur est dû. Outre cette maison de Chemillé (diocèse d'Angers), il en existe deux autres aujourd'hui, toutes les trois consacrées à la prière et à l'éducation des jeunes filles celles de Brioude (diocèse du Puy), et celle de Bonlor (diocèse d'Auch). Quant à l'abbaye de Fontevrault, merveille de l'art chrétien, avec ses cinq églises et ses trois cloîtres, elle est aujourd'hui une maison de détention, où deux mille prisonniers occupent les débris des vastes bâtiments habités, jusqu'au dernier siècle, par l'Ordre de saint Robert d'Arbrisselle.


La vie du bienheureux Robert fut d'abort écrite en latin, à la demande de Pétronille, première abbesse de tout l'Ordre, par Bandri, abbé de Bourgueil, et depuis archevêque de Dol, en Bretagne, qui avait été son intime ami. André, grand prienr de Fontevrault, y ajouta ce qui s'était passé de plus particulier pendant les trois dernières années de sa vie. Le R. P. Sébastien Ganot, religieux du même Ordre, a donné au public ces deux ouvrages en notre langue, avec des observations qu'il a dédiées aux reines de France et d'Angleterre. Le Père Beurier, célestin, en parle dans son recueil des Fondateurs de Congrégations. Le Père Honorat Niquet, de la compagnie de Jésus, en a traité fort amplement dans son Histoire de l'Ordre de Fontevrault. Enfin, en 1666, le sieur Pavillon nous a donné sa vie, Justifiée par plusieurs titres tirés de divers monastères de France, d'Espagne et d'Angleterre c'est un ouvrage très-curieux, qui ne laisse rien à désirer. Nous nous en sommes principalement servi pour composer cette histoire. Outre ces auteurs, le R. P. Jean de La Mainferme, professeur en théologie, du même Ordre de Fonte-vrault, a donné au publie, au XVIIe siècle, deux dissertations dans lesquelles il montre évidemment que la lettre contre le bienheureux Robert, attribuée à Geoffroi de Vendôme, n'est pas de lui, mais plutôt de l'hérétique Roscelin, comme nous l'avons déjà remarque, et Justine, par des raisons invincibles, qu'elle ne contient que des calomnies et de pures impostures. Tout le monde en était déjà bien persuadé, mais on doit à ce savant auteur de l'avoir si nettement prouve, que personne, dans la suite des siècles, ne pourra plus s'y laisser tromper.

 

Texte extrait du 3e volume des Petits Bollandistes



06/06/2011
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