Bienheureux Gomidas Keumurdjian
Le Bienheureux Der Gomidas Keumurdjian et les martyrs d'Arménie
« La légende dorée au-delà des mers »
+ en 1707
Fête le 5 novembre
1 La malheureuse Arménie
Une providence a voulu que l'Arménie s'illustrât principalement dans ses malheurs. Ce peuple d'Ancienne noblesse – ils veulent remonter jusqu'à Haïg, petit-fils de Noé – de race si accentuée, et dont la situation géographique au nœud de l'Orient et de l'Occident autorisait sa perpétuelle hantise des grandeurs, n'a presque jamais rencontré dans ses hasards la combinaison favorable. Toujours en voie de formation et empêché par de puissants voisinages, la politique autant que ses affinités indo-européennes l'inclinaient à rechercher la tutelle plus humaine des peuples latins. L'Arménie est un pays que l'on doit concevoir comme n'existant pas tout à fait par lui-même et naturellement exorbité à l'ouest. Aux heures les plus rassurantes de son histoire, pendant les Croisades, la Petite Arménie était même entrée décidément dans la civilisation européenne. Avec Léon VI, en 1393, sa royauté s'éteignait à Saint-Denis, à l'ombre de la Maison de France. Or ces préférences d'un peuple furent toujours senties comme un déséquilibre dans le monde oriental. Même sous la forme de l'amitié elles étaient périlleuses. Et lorsque l'unité religieuse rompue eut ajouté à l'Arménie un trouble de plus, son rétablissement fut constamment compromis, de même, pour vouloir fixer en Orient un centre de gravité impossible. Suzeraineté des rois francs, subordination hiérarchique à Rome et même catholicité, de quelque manière que leur fût attribué ce titre de « latins », il apportait avec lui le soupçon et la discorde. L'Arménie n'avait pourtant que le choix entre le recours à des puissances amies mais lointaines et les propriétaires qui la maltraitaient de près. Aucun peuple n'eut plus à subir. Depuis le temps où Ninive régnait sur les tribus établies au Nord de l'Euphrate, les Mèdes, les Babyloniens, les Perses se la disputèrent. Prise et reprise entre des maîtres divers, elle appartint après Alexandre aux Séleucides de Syrie, connut de beaux jours dans sa lutte contre Rome. Mais sa dynastie des Arsacides étant éteinte en 428 après J.-C., la voilà livrée aux Perses, puis, anéantie par sa résistance, passant aux mains des Khalifes sans coup férir. Les embarras des Omniades lui permettent de se donner encore des rois pendant deux siècles ; elle est alors envahie par les Byzantins, puis par les Seljoucides. On conçoit que les Croisés lui apparussent des sauveurs.
Dans les temps modernes, l'Arménie consomme son triste destin. Devenue la proie des trois grandes puissances voisines, on sait de quelle manière la Porte, en particulier, exécuta l'article du traité de Berlin qui l'obligeait envers ses vaincus : ils furent anéantis systématiquement par Abdul-Hamid sous l'œil impassible de l'Europe cultivée. Enfin, de toutes les victimes de la Grande Guerre, c'est eux encore les plus injustement déçus. À la terre inhabitable, inaccessible, que leur attribue l'idéologie des traités, ils ont préféré l'exil. L'Arménie réelle n'existe plus aujourd'hui que disséminée comme elle l'a pu ; un Israël dont le Messianisme se contiendrait dans l'idée de patrie.
Son sort a créé à ce peuple un tempérament. L'habitude de servir et de disparaître sans jamais renoncer à être, bien plus que l'atmosphère orientale, lui a fait cette âme à la fois ambitieuse et timorée, qui regagne à force de souplesse ce que leur faisait perdre l'ennemi. Aucune race, ni les Juifs eux-mêmes, ne fut plus habile à se pousser, à déjouer par d'insensibles mouvements les obstacles de la fortune, plus résistants en général par le nombre que par la profondeur. De ce côté, qui leur reste ouvert, s'épanouit merveilleusement leur intelligence. Mais le succès de l'Arménien est caduc. L'assiette manque. La fortune acquise tenait à une protection qui, si elle s'écroule, tout le reste s'effondrera. Et déjà au XVIIe siècle les missionnaires se plaignent de l'inconsistance du fond sur lequel leur apostolat s'édifiait. Des villages entiers, après conversion, revenaient au schisme avec la simplicité du pendule que son mouvement rétablit. Le suprême arrêt du destin de ce peuple fut que sa force d'âme, empêchée au dehors, se soit transformée en dissension par les chocs intérieurs les plus inutiles. Ainsi, les éléments d'intelligence et d'activité se retournaient contre eux-mêmes pour accélérer la ruine, aux instants où le relèvement eût été possible. C'est par dépit contre un de leurs rois, puis contre un patriarche coupable de ne pas partager leur folie, que les Arméniens s'étaient jetés dans les mains de la Perse. Leur indépendance perdue, la religion à son tour fut menacée et le schisme reçu sans effroi. Ce nouveau désastre une fois consommé, ce fut par attachement à ce schisme, par un étrange goût de l'émeute religieuse allant jusqu'au refus de la paix que les malheureux Arméniens, appelant sur eux la justice des Turcs, consacrèrent politiquement leur servilité. Avec un pareil concours de circonstances fatales et de dispositions d'âme aussi concordantes que possible avec le malheur, un peuple, si doué soit-il, ne se dégage pas des obstacles pour compter comme nation. Il ne produira que difficilement, je ne dis pas des héros de conquête, mais même de ces génies désintéressés qui fructifient pour l'art et la science. L'inquiétude arménienne ne s'accommode pas de tels bénéfices. Par contre, étant donnée la valeur foncière de sa race retrouvée au cœur des plus choisis de ses enfants, la malheureuse Arménie devait avoir des martyrs.
2 Les Martyrs Arméniens
Dans leurs conflits avec les nations idolâtres ou infidèles, les Arméniens furent en effet souvent appelés à soutenir jusqu'au sang le témoignage de leur foi. Bien que leurs historiens soient sujets à révision, en particulier au sujet des origines chrétiennes, il est certain que l'Arménie était évangélisée dès le milieu du second siècle, au plus tard. Moïse de Khorène, racontant la légende d'Abgar et de son message au Christ, brouille ce prince, qui ne fut jamais ni Arménien ni chrétien, avec un autre Abgar dont la conversion à Édesse date de 206. Ce n'est pas une raison de tout rejeter de ce qu'il rapporte et que nous ne pouvons contrôler, par exemple la persécution suscitée par ce roi Sanadroux, lequel aurait immolé avec de nombreux chrétiens sa propre fille Santoukhd. Les Arméniens ont également conservé comme célèbre la légende des vierges Ripsimé et Gaïané. Ripsimé, recherchée par Dioclétien, avait réfugié sa chasteté en Arménie dans un monastère où, avec sa supérieure Gaïané et leurs compagnes, toutes résistèrent jusqu'à la mort aux soldats du roi Tiridate. Ce que l'on doit considérer comme certain, c'est que le grand patriarche de l'Arménie, saint Grégoire l'Illuminateur (mort en 331), n'y introduisit pas le christianisme, il l'y restaura. La lignée de ses petits-fils – Grégoire était marié – fournit à la foi autant de témoins et plusieurs martyrs. Le plus grand d'entre eux, Nersès, tient en face de son roi le rôle d'un saint Jean-Baptiste, au point de subir la mort, comme le Précurseur, en récompense d'un zèle trop libre. Empoisonné, il mourut debout. Tout le monde sait l'histoire des Quarante Martyrs de Sébaste, inscrite au bréviaire romain. Sous l'empire de Licinius, quarante chrétiens furent condamnés à périr exposés sur un étang glacé. L'un d'eux ayant faibli pendant son supplice, un des gardes païens soudain illuminé vint prendre sa place et compléter le nombre. La domination persane mit la foi des Arméniens en grand péril. Les maîtres pratiquaient le mazdéisme ou religion du feu, et de ce conflit sortirent de nombreux martyrs. Mesrob, à la vérité, n'en est pas. Cet homme étonnant n'en consuma pas moins sa vie par d'immenses travaux : création d'un alphabet national, traduction et publication des saints Livres, impulsion donnée aux lettres, et tout en vue du soutien de la vérité. Mais on doit tenir pour martyrs authentiques les Vartaniens et les Léontiens. Les premiers étaient des soldats. Ils succombèrent dans la lutte pour la foi en Jésus-Christ, le 2 juin 451, plus de mille hommes ayant à leur tête Vartan, de qui ils tirent leur nom. À la suite de cette défaite, les prêtres de la nation qui avaient encouragé la résistance, le patriarche Joseph, l'évêque Sahag et le prêtre Léonce, poursuivis, tourmentés, subirent le martyre deux ans plus tard près de Mischapour. Ce sont les Léontiens. On peut dire que le martyre ne fut jamais interrompu en Arménie durant le cours de la domination musulmane, ni même dans le temps que l'Arménie échappait à cette domination. Plusieurs rois de la dynastie des Pagratides en témoignent par leur nom. Sempad le Confesseur souffrit et mourut pour la foi à Bagdad ; un autre Sempad, un peu après, est dénommé le Martyr. Les documents arméniens utilisés par le P. Michel Tchamitchian, dans son Histoire de l'Arménie, montrent par des exemples uniquement empruntés au XVe siècle combien l'oppression musulmane fut fertile en martyrs. En ce temps périt une foule innombrable : des évêques, des docteurs, des religieux. Le plus célèbre est Grégoire de Klath, « vartabed » (le mot signifie docteur), mort en 1425 à l'âge de soixante-quinze ans. Sa dévotion avait été d'écrire des notices sur les martyrs de son époque. « Il rendait aux martyrs un culte plein de respect, dit un chroniqueur, Thomas de Medzoph ; c'est pourquoi il a obtenu lui-même la couronne des martyrs. » Vers la fin du même siècle, Stéphanos, évêque de Sébaste, confesse la foi devant Bourhan-Eddin. – « Brisez sa bouche, prononce l'émir, afin que je n'entende plus le bruit de sa voix et de ses bénédictions. » En 1396, le catholique Zacharie, accusé faussement par Djafar, justicier de l'île de Van, répond à l'émir qui le pressait d'apostasier : « Je suis parfaitement innocent ; mais quand même je serais trouvé coupable, je ne pourrais consentir à renier le Christ qui ne m'a pas renié. »A Kandzag en 1399, Khosrow, jeune chrétien que sa beauté remarquable exposait à racheter sa vie honteusement, s'écrie : « Je désire perdre la beauté du corps par amour du Christ, afin que je trouve la beauté spirituelle. » Il fut attaché à un mûrier et lapidé. Comme ensuite on voulait brûler le mûrier, un prêtre l'acquit à prix d'argent et en fit une croix. Au territoire de Pagesch s'illustre un autre Vartan, martyr. Il se présente de lui-même à l'émir Shemas-Eddin et lui reproche courageusement la cruauté de son fanatisme. L'émir, trompé par sa démarche, l'avait d'abord bien accueilli ; comme il passait aux menaces : « Émir, répond Vartan, si j'avais peur de vos coups, je ne serais pas venu ; mais par amour du Christ, mon Dieu, je me suis exposé à la mort, afin d'être digne de le voir quand je sortirai de ce monde. » Il fut torturé trois jours avant d'expirer. Dans la foule se trouvent des femmes et dont l'héroïsme n'est pas moindre. Citons cette Élisabeth, surnommée le Joyau à cause de sa beauté et de sa modestie, lapidée par les musulmans tandis qu'elle glorifiait le Christ (1398). « On la cacha telle qu'une pierre précieuse sous d'autres pierres », dit son chroniqueur. Les témoins admirèrent qu'elle avait pris soin de se draper pendant le supplice de manière que ne parût aucune partie de son corps. Une autre femme du pays de Van, nommée Himar, avait consenti, sous l'action de la crainte, à jeter trois pierres dans son église, sans toutefois apostasier. Vingt ans après, on la vit revenir au même lieu « pour faire retomber sur sa tête, disait-elle, les trois pierres qu'elle avait lancées autrefois dans le temple du Seigneur. » Ce qui fut fait. Lapidée sur la place publique, « le cœur plein de joie, elle reçut ces pierres comme si elles étaient autant de roses » (1416). Ces épisodes ne donneraient pas par eux-mêmes une idée suffisante de la situation générale des chrétiens à l'égard de l'Islam. C'était à proprement parler l'état de préparation au martyre. Mais qu'on se rappelle, par exemple, l'arbitraire turc et les avanies auxquelles furent si longtemps soumis en Orient les Européens les mieux outillés pour s'en défendre. À quels excès d'injustice la haine et le mépris ne devaient-ils pas livrer une population chrétienne désarmée, vraie basse-cour que les Maîtres exploitaient sans la nourrir! Un seul moyen : coiffer le turban, pouvait les tirer de cet enfer. Le fait qu'ils n'en sont pas sortis démontre l'obscur héroïsme de la foule, dans laquelle les martyres éclatants ne manquèrent jamais.
3 La complication du schisme
« Je suis chrétien, suivant la profession de foi de saint Grégoire l'Illuminateur. » Ces mots prononcés en mourant par Vartan de Pagesch et qui furent, on peut le dire, la formule de tous les martyrs d'Arménie, rattachait à l'orthodoxie le dernier acte de foi de tous ces témoins. Cependant leur foi précédente n'était pas toujours correcte. Nous sommes obligés d'éclairer ce point, ayant à parler avec quelques détails du retentissement qu'eut le schisme sur la vie et le martyre du Bienheureux Der Gomidas. L'histoire du schisme arménien est confuse. En principe il remonte au premier synode tenu à Tovin vers 527, par l'ordre de Kavadh, roi de Perse. Là le patriarche Nersès Ashtaraguétsi se séparait de fait de l'Église lorsqu'il rejetait le Concile de Chalcédoine et en même temps le dogme défini par ce Concile, de deux natures en Jésus-Christ. On a fait remarquer justement les circonstances atténuantes de ce premier péché. Les Arméniens s'expliquaient mal une formule nouvelle que l'imperfection de leur langue rendait suspecte, comme impliquant en Jésus-Christ deux personnes. En rejetant saint Léon et Chalcédoine, ils croyaient rejeter Nestorius. Cette erreur, qu'un peu plus de fidélité eut vaincue, devenait malheureusement probable par le peu de sympathie émanant de ceux auxquels il fallait obéir. Les Pères de Chalcédoine étaient Grecs, nom détesté, depuis que leur empereur Marcien avait refusé de défendre l'Arménie de l'invasion persane. C'est ainsi que le monophysisme trouva moyen de faire figure en même temps de patriotisme et d'orthodoxie. Et bien qu'à cette première hérésie se fussent ajoutées deux ou trois autres dénégations, celle du « Filioque » du Credo, celle de la foi au Purgatoire, il s'en faut de beaucoup que pendant la lutte la ligne dogmatique soit demeurée comme une limite toujours perceptible et un enjeu entre les deux camps. Le clergé dont dépendait le sort des masses, incapable le plus souvent de soutenir la fermeté théologique, laissait se débrouiller toutes seules, si elles le pouvaient, les formules où déviait sa foi, et retrouvait solidité et suffisance dans les passions du parti. Pendant des siècles, l'Arménie toute entière oscille en deçà et au delà de la catholicité sans presque s'en apercevoir, suivant les attitudes de ses patriarches. À l'intérieur, l'hérésie était surtout nourrie par l'esprit de schisme, le seul objectif de la lutte étant devenu le Siège de Rome et le monophysisme restant l'étendard que personne ne déchiffrait. La secte ne possédait en propre qu'un texte de valeur religieuse, auquel se subordonnait l'enseignement des docteurs : les imprécations proférées contre Chalcédoine trois fois par an au cours de solennités ; et là était, beaucoup plus que dans la Messe dite sans eau ou les divergences entre formules de sacrements, l'originalité de leur liturgie. Peu d'indices constants et clairs, beaucoup de passion obscure qu'aiguisent la jalousie et une sorte de cupidité nationale, cet état de l'hérésie rendait des plus difficiles un retour à la paix religieuse par voie de démonstration pacifique ; il ne donnait au contraire que trop de corps à la persécution subie du côté des infidèles. Ces circonstances ne doivent plus être oubliées si l'on veut interpréter les événements que nous allons exposer maintenant, dont Der Gomidas sera la victime glorieuse. Elles expliquent qu'entre lui et les Grégoriens dont il se séparait, sa conversion n'ait mesuré en apparence que peu d'intervalle, et qu'eux au contraire l'aient traité en ennemi. Si bien que Der Gomidas en mourant s'illustrera par un double témoignage : celui du christianisme devant les Turcs ; et devant ses frères, celui de l'union, avec tout ce que ce mot comporte d'orthodoxie.
4 La persécution à partir de 1695
Elle fut la réaction amenée par de longs progrès romains, dont le vieil esprit particulariste de l'Arménie s'avisa finalement de se juger menacé. De fait, s'il n'eût réagi, le mouvement vers l'union semblait devenir irrésistible. Une action concertée, dont le quartier général était à Rome, avait amené en Arménie, en Géorgie, en Perse, vingt-cinq missions réparties entre divers ordres religieux. La Congrégation de la Propagande, organisée en 1622 par Grégoire XV, coordonnait les efforts. En 1627, Urbain VIII avait fondé à Rome le Collège de la Propagation de la Foi pour la formation des clercs orientaux. Une imprimerie portait sous toutes ses formes la doctrine catholique au cœur des régions non soumises encore. La stratégie la plus savante n'eût guère avancé les intérêts de l'union sans le zèle surnaturel des Missionnaires et l'exemple de la sainteté ; ce furent ces armes qui servirent le plus la cause. À Constantinople, pour ne parler que de ce centre, à la fin du XVIIe siècle, un groupe remarquable de religieux français comme le P. Hyacinthe de Paris, supérieur des Capucins, et le P. Braconnier, supérieur des Jésuites, travaillaient avec grand succès auprès des Arméniens surtout, les Grecs se montrant encore méfiants et réfractaires. Qu'eût-il fallu pour fixer les résultats acquis ? Un statut politique favorable. Or, à cette époque même, les brillantes ambassades du Grand Roi à Constantinople pesaient d'une façon très heureuse sur les Grands Seigneurs, disposaient leur fanatisme à voir en tout sujet chrétien, quel qu'il fût, autre chose qu'un chien. Le firman obtenu en 1689 par M. de Châteauneuf en faveur des Jésuites compte parmi les bons ouvrages de la diplomatie française. « Aux Suprêmes Vizirs qui appuient par la droiture de leurs conseils les colonnes de la félicité et de la gloire », Sultan Suleiman recommandait « les religieux lisant paisiblement l'Évangile et enseignant les sciences du Messie, ainsi que tous les chrétiens qui s'instruisent auprès d'eux touchant les cérémonies appartenant aux sciences du Messie ». Au moment dont nous parlons, M. de Ferréol soutenait à merveille le prestige de l'ambassade. Son activité, son luxe, sa dignité inspiraient la confiance à ses protégés, et nous le voyons participer comme acteur aux événements. C'est dans le rayonnement de l'ambassadeur au quartier européen de Galata que les églises latines se remplissaient d'Orientaux, que prêtres, évêques en grand nombre apportaient leur adhésion à Rome, que le patriarche arménien Melchisédech effaçait des hymnes de son église les anathèmes contre Chalcédoine et conformait à la profession romaine les formules de foi. Enfin, on parlait déjà d'un accord prochain entre le Pape et le premier dignitaire de l'Arménie religieuse, le « catholicos » d'Etchmiadzin. Que ce mouvement ne fut pas dû seulement aux persuasions extérieures de la politique, l'évolution progressive de l'âme populaire le prouvait. Tandis que dans Galata se poursuivaient les tractations entre les personnages, une fermentation anonyme commençait à se faire sentir dans les centres indigènes. Tout à fait au sud de la ville, loin du commerce des Francs, est la vieille église arménienne de Saint-Georges (Sourp Kavork). Là, les chrétiens entendent fréquemment une doctrine pure, assistent à des cérémonies conformes, dans leur rite oriental, à la plus antique tradition. Des prêtres de la nation, revenus du Séminaire de Rome, apparaissent de temps à autre et disent les bienfaits de l'union. On voit Khatchadour, prédicateur alors célèbre dans tout le pays ; Mékhitar de Sivas, un apôtre, le futur fondateur d'une congrégation qui vit encore aujourd'hui, celle des Mékhitaristes. Ces grands hommes ne font que passer. Mais saint Georges possède, partageant avec d'autres prêtres un même titre de curé, l'ouvrier permanent le plus humblement laborieux, le plus prévenu des grâces divines. C'est le bienheureux Der Gomidas Keumurdjian. Il était converti da fraîche date. Son père, Der Mardiros, prêtre pieux, était schismatique comme toute la famille. Lui, après un mariage qui lui donna plusieurs enfants, était entré dans les ordres comme son père, comme le second de ses deux frères aînés. Il ne se distinguait pas encore aux yeux de ses coreligionnaires, ni même des prêtres partageant avec lui le ministère paroissial, si ce n'est qu'ils pouvaient deviner en lui leur maître par la piété, par l'assiduité à l'Écriture Sainte et aux livres de doctrine. Il est vrai que son enfance diligemment instruite par Mennes d'Aïntab, « vartabed », toujours insatiable de vérité, l'acheminait depuis longtemps sur la voie qu'il suivrait encore. Surtout un esprit surnaturel intense, une affection sensible et profonde aux souffrances du Sauveur. La conversion se fit sans bruit, tant il offrait déjà peu de résistance à l'Esprit de Dieu travaillant de ses ardeurs cette région de l'Église. Nous avons dit qu'entre le schisme grégorien et l'orthodoxie l'opposition était parfois peu discernable. Pour cette raison, les théologiens catholiques d'alors n'interdisaient pas absolument la fréquentation des églises schismatiques. Der Gomidas continua donc le service de saint Georges ; c'était son droit ; et c'était aussi son caractère de procéder dans la vie avec prudence. Il se contenta d'abord de supprimer dans sa parole ou dans les rites accomplis tout ce qui eût contristé le sens catholique. L'événement, d'ailleurs, était proche qui allait lui faire publier l'intégrité de sa foi et libérer de son cœur la flamme cachée. La persécution s'était inaugurée en 1695 par le concours d'un patriarche anti-romain et fanatique, Iéprem, et de Mustapha II, prince qui dès son accès au trône avait juré de réparer la tolérance trop indolente de ses prédécesseurs. Le Sultan condamna donc d'abord et persécuta les catholiques à la sollicitation de Iéprem, jusqu'au jour où l'exil le débarrassa des importunités du même Iéprem. Mais dans ce pays, si les affaires marchent lentement, les catastrophes vont vite. Iéprem, rappelé d'exil et nommé prélat d'Andrinople par Melchisédech qui lui avait succédé comme patriarche (la mesure paraît inexplicable ; mais Melchisédech était un poète), Iéprem reprit la guerre aussitôt. Le trop clément patriarche accusé d'être « franc » est expédié aux galères avec trois prêtres d'Andrinople. Ce, premier succès emporté, Iéprem dénonce tous les prêtres et laïques de sa nation coupables du même crime que leur patriarche. Il faut se cacher, un grand orage approche. Mustapha, qui n'aurait pas besoin d'être excité, est entouré des pires conseils : ceux d'un vizir ennemi juré de la France, Feïzoullah, ceux du premier interprète de la Porte, Mavrocordato, un grec de Chio, grand diplomate, versé dans les choses religieuses pour avoir essayé de toutes, grâce à ses conversions successives. Quant à Iéprem maintenant et à Housig, son vicaire, ils se contenteront d'exécuter et la besogne ne leur manquera pas. Le mouvement est si violent que ni Mgr Gasparini, vicaire patriarcal des Latins, ni M. de Ferréol, muni de ses lettres patentes, ne peuvent plus grand-chose pour l'enrayer. Le meilleur remède est la patience, dans l'attente des temps meilleurs. Khatchadour, Mékhitar, sachant leurs nom en tête de liste, disparaissent donc. Il sera bon que Der Gomidas, moins compromis, fasse de même. Il se résolut à un parti plein d'attraits pour sa piété, le pèlerinage de Jérusalem. Ce séjour ne lui procura qu'une paix relative. Gomidas avait pour résidence à Jérusalem le monastère Saint-Jacques. L'édifice, un des plus importants de la Ville Sainte, était situé dans le quartier arménien du Mont Sion. L'Espagne, paraît-il, l'avait construit sur l'emplacement où l'apôtre saint Jacques fut décapité par ordre d'Hérode Agrippa. Sans sortir de l'enceinte, notre Bienheureux pouvait vénérer de nombreuses reliques accumulées dans le trésor. Sa dévotion l'entraînait vers le Calvaire. Le Seigneur l'instruisait en de silencieuses contemplations et le formait à l'image de ses douleurs. Et à Jérusalem même Gomidas s'essayait aux premiers combats. Saint Jacques avait comme supérieur Der Minas vartabed, vieillard de grande sagesse et vertu, récemment soumis au Saint-Siège. Mais la communauté ne l'avait pas suivi du même pas et la partie dissidente ne s'en montrait que plus excitable. Ce milieu surchauffé, où il arrivait que la théologie se continuât en bataille, prit Gomidas malgré lui dans ses remous, et comme il était aussi ferme dans le maintien de la vérité que modéré à défendre sa personne, ce fut parmi ses frères qu'il commença d'imiter la Passion de Jésus-Christ. Une nouvelle figure se dessine à ce moment et s'accentuera bientôt. Jean (Hovhannes) de Smyrne vartabed était pèlerin de Jérusalem et résidait à Saint-Jacques en même temps et au même titre que le Bienheureux. Deux caractères opposés. Cet homme, avec l'ascendant que donnent la vigueur du sang, la confiance en soi et la hardiesse, avait le tempérament physique d'un chef, tandis que Gomidas, toujours prêt à suspecter ses dons naturels, ne savait s'imposer que par l'âme, toujours plus lente à convaincre. Ils s'affrontaient déjà, Jean soulevant avec lui les réfractaires, Gomidas sachant au besoin soutenir contre ces furieux l'honneur dû aux papes insultés. Il lui en coûta pour cette fois des coups, et la menace de se voir dénoncer en haut lieu. Un proche avenir allait permettre à Jean de Smyrne de tenir parole lorsqu'il serait lui-même porté par la faveur du moment sur le trône des patriarches. En attendant ce comble, un autre patriarche siégeait, également digne de son époque. C'était Avédik, dont le nom fatigue encore les historiens. Avédik montait du siège épiscopal d'Erzeroum sur celui laissé vacant à Constantinople par Iéprem vartabed, déposé. L'accalmie ressentie à ce moment provenait d'une ignorance. On respirait de voir disparaître un tyran et l'on ne devinait rien de fâcheux dans les proclamations du nouveau chef. Des mesures pleines de promesses avaient même été prises. À Jérusalem, Gomidas y fut trompé comme les autres et crut l'heure venue de reprendre son ministère chez les siens. Muni d'une attestation du Procureur Général de Terre Sainte le recommandant au vicaire patriarcal de Constantinople, il revint, convertissant en route Arzuman, son futur beau-fils. On aurait tout de même pu se méfier. Les antécédents d'Avédik étaient ceux d'un intrigant et d'un sectaire. À Erzeroum, il avait réussi à tout brouiller, mais les catholiques ne pouvaient douter qu'il ne fût leur ennemi. Sa force était dans l'appui de Feïzoullah, avec lequel il avait partie liée. Il entra à Constantinople le 8 août 1702, accueilli comme un second Illuminateur. Quelques jours après, les bastonnades, les excommunications, les emprisonnements éclataient. Les partisans de Iéprem comprirent qu'ils n'avaient rien perdu au change. Le vicaire Housig avait suivi son maître dans sa disgrâce ; Jean le Smyrniote, accouru de Jérusalem, le remplaça. À partir de ce moment s'ouvre une période de cinq années de persécution, non pas uniforme mais plutôt déferlant par vagues, suivant les alternatives incohérentes du pouvoir. Moins d'un an après son entrée triomphale, en juillet 1703, Avédik était emporté par la brusque révolution militaire dont Feïzoullah fut la première victime. Mavrocordato échappe, mais Avédik est enfermé aux Sept-Tours, puis déporté, et la persécution se calme. Der Gomidas reparaît au jour. Dans l'obscurité, il avait écrit pour l'instruction de ses frères, il avait chanté dans des poèmes les malheurs de sa nation. Maintenant, il reprend l'apostolat ouvert, il prêche, et sa sainteté toujours grandissante convertit plus librement, tandis que divers patriarches se font et se défont au-dessus de lui comme des ombres. Mais en 1704 ; un coup de théâtre se produit : Avédik a reparu, par la grâce d'un vizir. Il détiendra encore deux ans le pouvoir de bâtonner jusqu'au moment d'être bâtonné lui-même. L'ironie immanente des choses voulut que sa dernière disgrâce se fondât sur le reproche qu'on lui fit d'être « franc ». Déporté à Chypre, la suite de sa vie tient du roman plus que de l'histoire. Nous n'avons pas ici à percer le mystère dans lequel s'est enveloppé son souvenir. Pourtant, du fond de son absence même, cet agitateur merveilleux continuait d'effrayer Constantinople et de commander aux événements. Après lui la confusion est à son comble, et aussi le malheur des catholiques. Aucun d'eux que les galères ne menacent. Gomidas s'abrite de son mieux pour ne pas compromettre trop tôt la force d'apostolat dont il est le dépositaire. Mais une immense lassitude commence à l'envahir et en même temps un doute : le jour n'est-il pas venu pour lui de s'abandonner ? L'action, même la plus efficace, est-elle comparable à la Passion de Jésus-Christ offerte en partage au chrétien ? Ces pensées exprimaient aux yeux de son âme la maturation d'une grâce toujours présente, et qui allait bientôt donner tous ses fruits. Déjà, vers cette époque, tandis qu'il prêchait, le Bienheureux, dans un mouvement prophétique, annonça son martyre prochain. La nuit, des songes prémonitoires lui représentaient sa tête sanglante et couronnée. La Passion de Der Gomidas eut deux phases distinctes. Pris, emprisonné, jugé et condamné aux galères en avril 1707, il est une première fois libéré pour être de nouveau recherché et consommer son martyre en novembre de la même année. Ces événements vont être exposés avec quelques détails.
5 La Passion du Bienheureux Gomidas
Tous les Saints ont imité Jésus-Christ. À plusieurs d'entre eux il a été donné de réaliser avec leur modèle une ressemblance visible, comme celle des stigmates et des douleurs. Celui-ci recevrait de reproduire avec une similitude frappante plusieurs épisodes que l'Évangile a racontés. Sans doute ce caractère particulier et peut-être unique d'un martyre fut l'aboutissement d'un long désir. La forme sacrée dont le Bienheureux allait être revêtu, il l'attirait depuis longtemps par toutes ses aspirations, il la méditait, il la prêchait – ses historiens nous disent avec quelle contagieuse ferveur – il la vivait. Dieu permit que la force de ces élans engageât sa destinée ; et tandis que les événements semblaient s'orienter, on va le voir, vers une seconde Passion dont il serait le centre, lui, attentif à ne rien perdre des ressemblances, ne quittait pas des yeux son modèle béni. La situation de Gomidas vis-à-vis de ses coreligionnaires rappelle de près celle de Jésus-Christ devant le Sanhédrin. Comme le Maître, il prêchait le royaume spirituel et catholique devant des prêtres et des princes de prêtres fanatisés par le particularisme national. Et ceux-ci, les dissidents de Saint-Georges en particulier, tout en l'accusant entre eux de pécher contre la nation, achevaient de s'avilir, comme les Juifs d'autrefois, en portant sa cause devant César. Il fut pris la nuit ; pris plutôt que surpris dans sa demeure, où il avait cru pouvoir rentrer secrètement. Il savait bien que son temps était proche. Au moment où les siens, qui l'avaient trahi, se saisissaient de lui, on raconte qu'un jeune homme nommé Vodina le souffleta et devint aveugle soudainement. Gomidas, comme Jésus chez Caïphe, passa le reste de la nuit lié, livré à ses ennemis. Au matin, ils le conduisirent au Sérail devant le Grand Vizir Ali Pacha. Là, ils lurent l'acte d'accusation qui le dénonçait comme prêtre « franc » et ennemi de la paix nationale. Ali, ayant interrogé l'accusé sur ce grief, écouta sa réponse. Gomidas, qui parlait couramment le turc, n'eut pas de difficultés à se démontrer innocent. Il fut condamné aux galères. Mais sa peine ne dura point. Peut-être la condamnation avait-elle été de la part du Vizir, simplement, une opération lucrative. Car cinq cents piastres ayant été jointes à la requête que les amis de Gomidas lui adressaient en sa faveur, le Vizir fut satisfait. Gomidas fut retiré du bagne, après y avoir exercé peu de temps l'office de consolateur. Ali Pacha remit donc Gomidas en liberté, et l'ayant fait accompagner d'un eunuque, le rendit à son église. Tout le peuple qui l'aimait fut dans l'allégresse en le revoyant, et comme la réconciliation avait été commandée de la part du Vizir par l'eunuque, les prêtres, ceux mêmes qui l'avaient livré, vinrent l'un après l'autre et l'embrassèrent. C'était le jour du Vendredi-Saint. Cette apparence de paix dura jusqu'au mois d'octobre. Mais dans l'intervalle un grand coup contre les catholiques s'était préparé. Leurs ennemis avaient tourné les yeux vers l'homme le plus capable d'en finir avec eux, Jean de Smyrne, en qui revivait, dit Ferréol, « l'esprit infernal d'Avédik ». En septembre, Jean se présentait à Constantinople, d'abord combattu dans le peuple et mal équilibré à la Cour. Enfin, au lieu d'être condamné à mort dès la première audience, Jean de Smyrne avec son or fut agréé par le vizir comme patriarche. Et il déchaîna contre les Arméniens sa puissance à peine acquise, leur refusant toute communion et jusqu'à la sépulture. Mais, comme disaient ces Juifs, « il ne nous appartient pas de faire mourir personne ». Il eut bientôt obtenu main-forte des Turcs par une décision de loi qui lui permettait de poursuivre sa vengeance jusqu'au sang. Averti qu'il était recherché, Gomidas répondit : Je ne veux plus fuir ; déjà les Écritures sont accomplies. – Il disait encore : Pour donner la paix à la nation, je ne refuse pas de verser mon sang. Là où ils veulent me conduire, qu'ils me conduisent. Je suis sans crainte. L'arrestation prévue eut lieu dans la nuit du 2 au 3 novembre, qui était un jeudi. Une troupe armée, avec des bâtons et des lanternes, se dirigea vers son logis. Et ils avaient à leur tête le patriarche lui-même, le Smyrniote, celui qui avait mangé le pain avec Gomidas à Jérusalem. Ils heurtèrent à la porte violemment. Le Bienheureux se présenta et leur demanda : Qui cherchez-vous ? – Gomidas, dirent-ils. – Il répondit : C'est moi. Aussitôt ils le saisirent. Mais lui, désignant trois notables Arméniens déjà retenus parmi eux comme prisonniers : Pourquoi arrêter ceux-là ? dit-il. Laissez-les aller en paix. Et comme on l'entraînait hors de sa maison, sa femme et son jeune fils Jean s'attachaient à lui tout en larmes. Il les consola. – Ne pleure pas, dit-il à l'enfant, je t'ai confié à Dieu. Et qui sait si je ne reviendrai pas demain ? A ces mots le Smyrniote se jeta sur lui en criant : – Quoi ! tu espères revenir ! – Et il le souffleta. Mais le Bienheureux, sans autre réponse, tendit l'autre joue et reçut un second coup, si violent qu'une de ses dents fut brisée. Et tandis qu'on le violentait, il dit encore avec douceur : Pourquoi me traînez-vous ainsi ? Je suis prêt à vous suivre. Et ils le conduisirent d'abord à la demeure du vicaire patriarcal, où il fut livré entre les mains des hommes armés. Ceux-ci s'amusèrent de lui et l'outragèrent ; ensuite il fut jeté en prison avec les trois captifs. Et la nuit on l'entendit qui priait pour ses bourreaux, disant : Seigneur, ne leur imputez pas cette offense, car ils ne savent pas ce qu'ils font. Le matin étant venu, les gardes le conduisirent au tribunal du vizir. Là étaient rassemblés les prêtres et une foule de gens que ceux-ci avaient engagés pour témoigner, et le Smyrniote, premier des accusateurs. L'acte, lu devant le vizir, ne contenait qu'une charge : celui-ci est franc. « Nous que voici, vos serviteurs, concluait-on, protestant devant votre Altesse contre de telles gens, vous demandons de les ôter du milieu de nous afin de pacifier notre nation et de la rendre obéissante à votre empire. » Ali Pacha à son tribunal jouait assez bien le rôle de Pilate. L'accusé qu'il revoyait devant lui, debout, humble et digne, ne lui faisait pas figure de perturbateur. – Que réponds-tu, demanda-t-il, à ce dont il est témoigné contre toi ? Der Gomidas répondit la vérité. Il ne conspirait pas avec l'étranger, comme on voulait le faire croire ; il ne reniait pas la religion des aïeux. Catholique, c'était uniquement par sa communion de foi avec l'Église qu'il méritait de porter ce titre de « franc ». Le vizir ne trouvait en lui aucune faute. Ne sachant se résoudre, il voulut mieux savoir si, comme l'accusation le prétendait, la religion de Gomidas faisait de lui un rebelle. Le lendemain il le renvoya donc au grand juge des questions religieuses, le Mollah de Galata. Celui-ci, ému d'abord à la vue d'un tel accusé, adjura ses ennemis, au nom de leur religion, de ne pas se charger du sang de leurs frères. Mais un seul témoin, sur quatorze qu'ils étaient, hésita de prêter serment contre Gomidas. D'après plusieurs biographes, le juge recourut à un contrôle. Ayant envoyé les serviteurs du tribunal, il fit comparaître des notables de l'Église de Saint-Grégoire, qui était proche, et il leur demanda : Que dites-vous de Gomidas, est-il franc ou prêtre arménien ? – Ils répondirent : prêtre arménien. – Et les témoignages ne s'accordaient pas entre eux. Pendant ce temps la foule criait : Enlevez-le ! Et que la paix soit rendue à notre nation ! Et à ce qu'ont assuré quelques-uns, le Smyrniote prit le Mollah à part et le traita de telle sorte que ses idées fussent changées. Alors le Mollah rédigea un « ilam » conforme à l'accusation. On le ramena en prison, où il ne voulut ni manger ni boire. Il ne se souvenait plus de la faim et de la soif en souvenir de la Passion du Sauveur, dit Krikor de Tokat ; et dans son amour du Crucifié il regardait comme rien tout ce qu'il allait souffrir.
Il priait et il exhortait ses compagnons. – Sachez, disait-il, que nous serons rebaptisés dans notre sang, et que sans nous arrêter au Purgatoire, nous irons tout droit à la Table du Père. Je vous donnerai l'exemple. – Un prêtre, nommé Gérabed, entendit pendant deux heures sa confession. Ensuite, il reçut l'Eucharistie. Son âme étant ainsi disposée, à tous ceux qui voulurent le voir il donnait audience. Et sa femme, héroïque, l'encourageait, elle aussi. Il lui annonça prophétiquement l'heure de sa mort, qu'il appelait sa délivrance. Et lui ayant partagé quelques objets, son anneau et sa montre, il réserva dix piastres en récompense pour ses bourreaux.
Cependant le lendemain samedi il fut présenté de nouveau au divan pour recevoir sa sentence. Le vizir, que la décision du juge religieux disposait mal, lui demanda :
– Pourquoi t'es-tu fait franc et fais-tu les autres francs ?
Il se défendit encore affirmant qu'il était fidèle à ses coreligionnaires, et ne s'était séparé que de leurs erreurs.
– Quelles erreurs ? interrogea le vizir.
Gomidas répliqua : Es-tu assez savant dans notre religion pour en décider ?
– Sais-tu, dit le vizir en colère, que je vais être obligé de te condamner à mort comme rebelle, selon la loi ?
– Si tu me condamnes, dit Gomidas, tu me feras une faveur. C'est pour ma religion que je suis jugé et je te fais savoir que tu n'as pas le droit de décréter contre moi la peine de mort. Si ton Altesse verse mon sang, sache que je le réclamerai du juste Juge. Tout se fait par son ordre. Vizir, tu l'es maintenant, mais tu ne le seras plus au dernier jour.
Le vizir s'émut et il admirait en secret ces courageuses paroles. – Je ne veux pas être responsable du sang de cet homme, dit-il en s'adressant au patriarche qui ne le quittait pas. Que ce sang soit sur toi si tu l'accuses faussement.
– Qu'il en soit ainsi ! répondit le Smyrniote. Et la foule criait avec lui : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants !
Le vizir inquiet se rassit pour continuer l'interrogatoire, cherchant une occasion de le renvoyer absous.
– Voilà, lui dit-il, ceux de ta nation qui t'accusent de quitter leur religion pour une autre.
Gomidas lui répondit : Des religions des chrétiens, laquelle est la meilleure selon toi ?
– Pour moi, dit le vizir, toutes sont mauvaises.
– Alors, dit Gomidas, que t'importe celle que je suis ?
Et il n'y avait rien à répondre à cela. Mais Ali lui dit encore :
– Tu seras sauvé si, à l'exemple de votre patriarche Madtéos, tu embrasses la religion de l'Islam.
Et l'un de ces malheureux interrompit par raillerie :
– Oui, plutôt que d'être franc, qu'il soit turc, et je lui paierai son turban.
– Quoi, prêtre, dit Gomidas, tu tiens ce langage ! Ta bouche sera rongée par les vers.
Et comme dès lors il confessait une foi inébranlable, Ali prononça la sentence de mort. Et ils l'emmenèrent à la place de Parmak-Kapou pour y être supplicié. Der Gomidas, au milieu de la troupe des gardes, avait auprès de lui deux des captifs qui jusque-là partageaient son sort. Il ne cessait de renouveler sa foi par un hommage méritoire, car, par l'ordre du vizir, la tentation le suivait. Dès la cour même du Palais, le bourreau, dressé à cet office, le sollicitait par l'appât de la vie et des honneurs. Il lui répondait, fort de la plénitude de l'Esprit, parlant aussi au nom de ses compagnons qu'il devinait ébranlés. Et de même que Jésus lorsqu'il montait pour sa dernière Pâque, son pas était si pressé que les bourreaux s'étonnaient. – Crois-tu donc aller à une fête ? lui disaient-ils. En chemin, ils rencontrèrent une femme nommée Irène, sœur de Gomidas. Elle avait tout fait en faveur de son frère, et maintenant dans son trouble elle envisageait d'accepter un reniement qui lui eût conservé la vie du corps. Les propres paroles de Gomidas ne sont pas connues ; sans doute songeait-il à dire : – Ne pleurez pas sur moi, pleurez sur vous ! Il reprit sa route en priant à haute voix. Quand ils furent arrivés à la place, le Bienheureux exhorta de nouveau à la persévérance ses compagnons. Il eut voulu être frappé après eux, afin de les soutenir, car ils étaient des hommes faibles. Mais son désir ayant été rejeté : – Courage ! leur dit-il avec joie, je vous donne l'exemple en prenant les devants. Les mains liées il traça dans l'air le signe de la croix et s'agenouilla, la face tournée vers Jérusalem. Et comme avant de frapper, une dernière fois le bourreau lui représentait avec compassion le sort de ses enfants orphelins tout à l'heure, et le suppliait d'avoir pitié d'eux comme de lui,
– Taillez-moi en pièces, dit Gomidas, je ne renierai pas le Christ. Il récita à voix haute le Pater, l'Ave, et sa tête fut tranchée pendant le Credo. Il fut le seul ce jour-là à être couronné du martyre. Jésus reçut au ciel son imitateur. Trois mille personnes étaient présentes, des Arméniens, des Grecs, des Latins et des Turcs. Ils s'approchèrent librement pour s'approprier ses vestiges, et recueillir avarement le sang répandu. À prix d'or, ils marchandaient au bourreau les moindres parcelles. Son corps, radieux de beauté, répandait une odeur céleste, et la nuit une colonne de lumière s'éleva au-dessus de lui. Ce que voyant les soldats se disaient : – Celui-là était vraiment un juste. Et le chef des soldats lui-même se convertit à la foi de Gomidas. Et ce soir-là le ciel, jusque-là desséché, s'obscurcit de nuages, et le tonnerre se fit entendre. Mais la pluie d'orage qui s'abattait sur la ville respecta sans la toucher la dépouille du témoin du Christ.
6 Le Bienheureux Der Gomidas Keumurdjian
Celui qui venait de disparaître pour entrer dans la célébrité ne recevait pas son illustration du seul honneur de sa mort. Ce dernier témoignage rendu par lui à la vérité achevait d'ouvrir les yeux sur la qualité du témoin : un homme éminent par sa noblesse intérieure, par l'étendue de son esprit et de ses talents et de qui la vie surnaturelle débordait, par un rayonnement personnel, au delà de ses entreprises. En laissant à sa nation, comme il l'avait souhaité, une réserve de grâces, il allait la marquer toute entière du cachet de sa propre grandeur. Aucune manœuvre humaine dans sa vie, en vue des supériorités apparentes. Son rôle au milieu de l'agitation était de la déplorer et d'en souffrir. Prêtre, parce que membre d'une famille sacerdotale, son église de Saint-Georges en quartier indigène aurait pu flatter ses espérances, s'il ne s'était pas converti. Converti, il lui demeurait fidèle, au lieu de rechercher le climat plus favorable de Galata. Il prenait les circonstances comme elles lui venaient, parce qu'il se sentait sous la main de Dieu et ne se croyait pas autorisé à remuer le monde sans ordre. Nous savons par se confidences combien il se sentait en désaccord avec les événements. « Je suis dégoûté de ce pays », écrivait-il à son fils, et il songeait moins à se cacher qu'à se transplanter une fois pour toutes. « Si c'était possible et faisable, je partirais avec ma maison et mes enfants pour le monde des chrétiens où tu es. » On savait bien pourtant que ce n'était pas un oisif, et celui qui s'appelait lui-même l'indigne, l'inutile Gomidas devait avoir quelque conscience de son ascendant sur le hommes. Bien fait, vigoureux et de haute taille, il dominait les foules par son éloquence. Lorsque l'heure fut venue de se taire, il ne put non plus se contenir et il prit la plume. Vers et prose démontrent la vitalité et les ressources de sa pensée. À cette époque, la poésie arménienne ne se limitait à aucun sujet. Le plaisir des formes rythmées s'alliait à tous les discours. Gomidas interrompait son lyrisme pour traduire les Actes des Apôtres à l'imitation d'Arator, suivant la forme employée par le grand poète Nersès de Gla. Il s'exerçait à l'histoire, et l'on possède de lui deux chroniques sur les événements contemporains. Les Arménisants vantent l'agrément de ces récits et leur précision. Mais ce n'est pas un observateur profane qui écrit, c'est Gomidas le prêtre, le témoin de Dieu ! « Maintenant, ô mes frères bien-aimés, lecteurs et auditeurs de mon récit, apprenez que tous les empires et tous les pouvoirs sont entre les mains du Dieu Tout-Puissant. C'est lui qui les élève, comme c'est son commandement qui les ruine et qui les perd. Il est l'ordonnateur de tout, lui seul et pas un autre, selon l'Écriture. C'est par sa force infinie que s'est accompli ce que je viens de raconter. » En somme, son humanité allait de pair avec celle de son frère aîné, Jérémie Tchélébi, un des érudits de l'époque, entremêlé aux affaires pour le plus grand honneur de sa nation. Gomidas, qu'une foi plus haute maintenait dans la sérénité, ne manifesta ses dons naturels que par occasions, assez cependant pour trahir sous plusieurs formes un zèle poussé jusqu'à l'épuisement. Il a la figure sans tache d'un ami de Dieu, élevé par lui aux faveurs secrètes. Sa prière s'attendrissait par le don des larmes et lorsqu'il officiait, ses paroissiens contemplaient un ange à l'autel. De l'union à Dieu, il descendait à ces actes humains qui déconcertent l'usage, tant l'égoïsme y apparaît méprisé. Il ouvrait son tombeau de famille à des étrangers sans sépulture comme nous ouvririons notre porte à un visiteur. D'autres chrétiens illustrèrent son temps. Dans sa jeunesse, il avait eu l'exemple de l'Arménien Gabriel, martyrisé à Constantinople, et presque en même temps que lui Michel, curé de Pirknik, subit la mort pour le catholicisme, à Sivas. Entre ceux-là cependant, entre tous ceux que l'interminable martyrologe arménien a recueillis, Der Gomidas Keumurdjian était celui que l'Église latine recevrait le plus volontiers pour l'élever solennellement sur les autels. Il a été en effet béatifié à Rome, en juin 1929, sous le Pontificat de Pie XI. C'est que depuis l'Illuminateur personne peut-être n'avait travaillé avec plus de charité ni plus d'intelligence que lui pour une Arménie catholique. Ses discours aux dissidents demeurent actuels par leur logique souveraine. On ne peut mieux dire, ni faire mieux appel à la persuasion. Sans cesser d'étreindre affectueusement ceux de sa nation, il tendait l'autre main vers l'Occident, vers tous les catholiques du monde. Dans la Préface de son Histoire de la Persécution, il jetait ce cri plein d'ardeur et de douleur : « Sommes-nous donc les seuls à être chrétiens ? » Et c'est encore lui que l'Arménie égarée reconnaîtra le mieux comme authentique lorsque, les passions une fois tombées, le sophisme qui le condamna sera vain. Prêtre marié selon l'usage oriental, il avait tout gardé de son parti, sauf la division et l'erreur, et surtout ce dont son austérité pouvait se satisfaire : l'abstinence, les jeûnes fréquents et rigoureux. Sa vie toute sainte et si conforme à son milieu eût dû suffire à ramener l'Arménie à l'union, son unique pensée. Après que pour lui mériter un si grand bien il s'est sacrifié lui-même, des espoirs meilleurs encore sont ouverts. La malheureuse Arménie, rachetée à si haut prix, espèrera finir par Gomidas sa querelle, et qui sait ? peut-être un jour retrouver, au milieu des nations jalouses, le plus beau de ses rêves perdus.
Victor Poucel, La légende dorée au-delà des mers, Grasset, 1930.
Prière
Dieu Eternel et Tout Puissant, Tu as donné au Bienheureux Gomidas Keumurdjian le courage de mourir pour la liberté de la Foi; que sa prière nous obtienne la grâce de supporter toute adversité par amour pour toi, et de tendre de toutes nos forces jusqu'à Toi qui est notre Vie. Par Jésus, le Christ, notre Seigneur. Amen.
Photo du Bienheureux Gomidas Keumurdjian,
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