Spiritualité Chrétienne

Spiritualité Chrétienne

Yves Nicolazic 3e partie

 Yves Nicolazic, suite et fin

 

Troisième partie, le bâtisseur


Son esprit d'initiative


Sainte Anne avait donné une double investiture à Nicolazic. Elle lui avait commandé d'aller trouver son recteur pour l'informer que le moment était venu de relever la chapelle du Bocenno. Elle avait ajouté: C'est vous qui en prendrez soin. Du jour où elle lui a donné l'assurance que Dieu pourvoirait à tout, et que, d'autre part, l'Évêque l'a autorisé à commencer les travaux, un autre homme se révèle en Nicolazic. Désormais aucun obstacle ne l'arrêtera, ni le dur labeur qu'il s'impose, ni la diversité des occupations qu'il assume, ni les railleries des personnages qui le critiquent, ni la nécessité de négliger ses propres intérêts. Il ira toujours de l'avant avec un entrain qui fera la stupéfaction de tous ceux qui le connaissent.


Assurément l'entreprise est bien au-dessus des moyens d'un simple paysan, qui ne sait ni lire ni écrire, et qui ne parle que le breton. Mais Dieu, qui lui a assigné une fonction exceptionnelle, saura lui donner en même temps d'exceptionnelles qualités pour les remplir. Et ainsi va se manifester d'une façon éclatante la transformation du laboureur illettré en homme supérieur. Nicolazic fut à la fois le trésorier de l'entreprise et le directeur des travaux. Il s'était chargé du soin de recueillir les offrandes; et, à voir son abord si doux et si agréable, son empressement à rendre service, son désintéressement personnel, en l'entendant exposer ses projets et son désir d'élever à la gloire de sainte Anne « une église grande comme une cathédrale », les pèlerins se sentaient gagnés, et leur générosité s'ouvrait spontanément pour venir à son aide. Toutes les offrandes étaient scrupuleusement réservées pour l'œuvre. Et, malgré l'insistance de certains pèlerins, il ne voulut jamais garder pour lui-même ni pour sa famille les dons qu'on lui proposait. Mais pour réaliser son projet, il ne pouvait compter uniquement sur les ressources offertes par les pèlerins, quelque généreuses qu'elles fussent. Il sut créer dans toutes les paroisses d'alentour un concours merveilleux de bonnes volontés qui dura jusqu'à la fin des travaux; et grâce à son initiative, sainte Anne acquit « un droit de corvée » à quatre lieues à la ronde « sans autre paiement que celui de la récompense qu'attendaient ces braves gens dans le paradis. »


La direction des travaux


Ces bonnes volontés, qui venaient s'offrir à lui après l'annonce faite au prône des paroisses, il sut admirablement en tirer parti, en se multipliant lui-même. Sa carrière de pierre était à Plumergat: il y allait tous les jours. Le bois qu'il exploitait était à Baud: Il s'y rendait de jour et de nuit pour le faire abattre, équarrir, débiter. La chaux, les ardoises et les autres objets que le pays ne lui fournissait pas, il les faisait venir par mer jusque sur les quais d'Auray. Et ces matériaux, d'un transport difficile, il s'agissait ensuite de les amener à pied d'œuvre, parfois d'une grande distance, par des chemins difficiles, et à toutes les époques de l'année. Il y réussissait toujours sans difficulté. Au temps des moissons comme à l'époque des semailles, les paysans se mobilisaient spontanément à son appel. On le voyait parfois à la tête d'interminables files de charrettes qui, de Saint-Goustan, de Baud ou de Plumergat, se dirigeaient vers le Bocenno. Et dans ces charrois, qui réunissaient tant de monde, chose inouïe, il ne se produisait ni confusion, ni murmures, ni excès d'aucune sorte. C'est que l'animateur savait assigner à chacun sa place et sa besogne. Il pourvoyait libéralement à la nourriture des travailleurs; et par l'amabilité de ses procédés il gagnait toutes les sympathies. – Le charroi terminé, les gens s'en retournaient heureux, contents d'avoir contribué à la sainte entreprise, et renouvelant leurs offres de service pour toutes les circonstances où l'on aurait besoin d'eux. Nicolazic s'occupait avec le même soin des travaux qui s'exécutaient sur place au Bocenno: Il avait l'œil à tout, et rien n'échappait à sa vigilance; il surveillait jusqu'à l'architecte, qu'il soupçonnait de vouloir faire trop petit. C'est lui qui faisait les marchés et payait les fournisseurs; et ni le sénéchal d'Auray ni le commissaire de l'Évêque, qui venaient régulièrement contrôler sa gestion, n'y ont trouvé la moindre erreur. Le souci de manier tant d'argent, de régler tant d'affaires différentes, loin de troubler un homme comme lui qui n'avait pas la ressource de l'écriture pour aider sa mémoire, le laissait dans une parfaite tranquillité d'esprit: son égalité d'humeur était si grande qu'il n'avait jamais l'air d'avoir des préoccupations. Mais, si parfois les Religieux que l'Évêque avait chargés d'organiser et de présider le nouveau Pèlerinage, hésitaient à faire certaines dépenses pour l'embellissement de la chapelle, c'était plaisir de le voir, lui d'ordinaire si calme et si doux, protester et blâmer avec humeur cette prudence trop humaine. Il eut néanmoins une déception. Le plan de la chapelle lui paraissait trop mesquin; si malgré des résistances irréductibles il réussit par adresse à élargir quelque peu le plan primitif, l'édifice ne lui donnait pas satisfaction. La chapelle aux vastes proportions qu'il entrevoyait en rêve, toute de granit, capable d'abriter la foule dans son enceinte aux jours des grandes assemblées, si elle devait surgir un jour du Bocenno, ce n'est pas à lui que Dieu réservait la joie de la faire sortir de terre.


Nicolazic quitte Keranna


Lorsque sa présence à Ker-Anna ne fut plus indispensable, il se retira dans sa métairie du bourg de Pluneret pour se dérober aux importunités des pèlerins. Il lui déplaisait d'être sollicité sans cesse par leur curiosité, et surtout de se voir en butte à la vénération que les gens de toute condition lui prodiguaient à l'envi. À Pluneret, il reprit sa vie de laboureur, s'occupant de ses jeunes enfants et de ses terres, sans rien changer à la simplicité de ses habitudes anciennes, et comme si rien n'avait interrompu le cours ordinaire de sa vie paysanne. Néanmoins à aucune époque, il ne demeura étranger à l'œuvre qu'il avait fondée. Quand il venait à Ker-Anna, il avait sa cellule réservée chez les Religieux; et les jours de grand Pardon, on lui imposait toujours l'honneur de porter en procession la grande bannière de sainte Anne.


Les vertus éminentes de Nicolazic


Longtemps on s'est représenté Nicolazic comme un homme simple et pieux, dont le seul mérite aurait été d'accomplir avec fidélité et conscience la mission qui lui avait été confiée d'en haut. C'est une erreur. Nicolazic était bien autre chose qu'une âme docile et mystique. Il a été aussi un homme d'action énergique et tenace; on vient de le voir. Il a été surtout un chrétien d'une vertu éminente. Déjà bien avant les manifestations que nous venons de raconter, le paysan de Ker-Anna avait, on s'en souvient, un ensemble de qualités qui le distinguaient de ses voisins. Pendant la période des apparitions, sa piété devint plus fervente encore, et son âme fut dès lors absorbée tout entière par des pensées surnaturelles. Quand il eut acquis enfin la certitude que c'était bien à Dieu qu'il avait à obéir, on vit se manifester en lui, sous l'influence de la grâce, des qualités insoupçonnées, et il en arriva à remplir son mandat avec une habileté pratique qui étonna les plus expérimentés. Il devait monter encore plus haut. En même temps que l'homme s'élevait, et sous l'action des mêmes influences, le chrétien se transfigurait.


Ce qui frappait en lui, au premier abord, c'était la beauté de son âme: elle se révélait dans son langage loyal comme dans sa physionomie ouverte ; et c'est ce qui explique l'attirance singulière qu'il exerçait sur les pèlerins de toute condition et la vénération universelle dont il était l'objet. Parmi les vertus que ses contemporains ont signalées chez ce laboureur avec une spéciale insistance, il en est une qui n'est guère dans le tempérament des gens de sa condition: le mépris des biens de la terre. Bien loin d'être âpre au gain et jaloux de ses droits, Nicolazic a fait preuve en toute occasion d'un absolu détachement. Quand sainte Anne le presse de commencer les travaux, il lui déclare à l'instant qu'il est tout disposé à vendre tout ce qu'il possède pour exécuter ses ordres. Le P. Ambroise lui demandant, un jour de fête, s'il n'était pas contrarié de voir les pèlerins enlever son foin et son blé: « Point du tout, répliqua-t-il, ça m'est aussi indifférent que si je ne possédais rien au monde. Je ne me soucie que d'une chose: que sainte Anne soit honorée. » C'est une chose très remarquable, observe encore son historien, que cet homme qui mania tant d'argent, n'a enrichi ni sa famille ni ses héritiers. Souvent des personnes de qualité se faisaient un plaisir de lui offrir des dons personnels; et parfois il acceptait l'offrande, mais c'était toujours pour la verser dans la caisse du Pèlerinage. Bien mieux, il y versait même tous les ans le superflu de ses modestes économies.


Si sa délicatesse de conscience se refusait à tirer de sa mission aucun profit matériel, elle répugnait encore davantage à en recueillir quelque gloire. Il était humble: c'est malgré lui, et Dieu sait après quelles longues résistances, qu'il est sorti de son obscurité. Lui qui était si irréductible quand il s'agissait de justifier tout ce que sa « Bonne Patronne » avait fait, il était pleinement d'accord avec ses contradicteurs, quand il s'agissait de reconnaître son indignité personnelle. Non seulement il ne cherchait pas à se faire valoir, mais il acceptait les plus dures humiliations sans révolte et sans murmure, aussi résigné à laisser mépriser sa personne qu'énergique à défendre l'œuvre qu'on lui avait confiée. Lorsque, sa mission une fois achevée, il se trouva dans l'auréole du succès, l'admiration des pèlerins fut la grande épreuve de son humilité, et ce fut en même temps pour elle l'occasion de remporter un nouveau triomphe. Tout le monde voulait l'approcher, entendre de sa bouche, le récit des apparitions, le féliciter, se recommander à lui. Mais sa finesse venait au secours de sa modestie: tantôt il détournait habilement le sujet de la conversation, tantôt il éludait par une saillie de bonne humeur les questions indiscrètes. Néanmoins les hommages qu'il recevait lui étaient trop pénibles; et c'est pour s'y dérober qu'il avait pris le parti de s'éloigner de son village.


Si l'on admirait l'humilité de Nicolazic, il faut pourtant reconnaître que sa qualité dominante, sa caractéristique, était sa confiance en sainte Anne. Dans la première phase de sa mission, il s'agissait de faire connaître par l'autorité ecclésiastique que sa mission venait du ciel; dans la seconde, la difficulté était de communiquer autour de lui la conviction que l'œuvre durerait. Il eut toujours gain de cause: la confiance qui débordait en lui finissait par s'imposer à tout le monde. Ses affirmations se formulaient avec une précision et une assurance victorieuse. Il disait: Les pèlerins ne cesseront pas de venir ici. Il disait: L'argent ne fera jamais défaut; plus on en dépensera pour la gloire de sainte Anne, plus les fidèles apporteront d'offrandes. Il disait: Il s'accomplira ici des merveilles en abondance. En parlant ainsi il ne faisait sans doute que répéter les paroles que sainte Anne lui avait dites; mais, s'il les répétait avec cette conviction communicative, c'est qu'il y croyait lui-même avec une confiance illimitée. Et, chose digne de remarque, depuis plus de trois siècles les événements n'ont cessé de justifier cette confiance qu'il avait en sa Bonne Patronne.


La mort de Nicolazic


Avant de mourir, Nicolazic vit l'accomplissement des promesses que sainte Anne lui avait faites. Les foules étaient venues et continuaient à venir; les ressources étaient abondantes, la chapelle avait été bâtie, et il s'opérait des conversions et des miracles sans nombre. Son humble village était devenu la métropole du culte de sainte Anne; et le Pèlerinage était déjà un des plus fréquentés de la France et du monde. Sa mission était accomplie; la demande de sainte Anne était réalisée; il pouvait désormais aller recevoir sa récompense des mains de sa « Bonne Patronne ». Il avait toujours manifesté le désir d'être inhumé à l'endroit même où il avait découvert la statue miraculeuse. Aussi les gardiens du Pèlerinage, qui avaient une si grande vénération pour lui, se préparèrent-ils à faire droit à sa demande, dès qu'ils apprirent qu'il était gravement malade. On l'envoya chercher dès le lendemain, et on le transporta sur une civière, pendant que son confesseur marchait à côté de lui tout le long du chemin. Pendant les six jours qu'il vécut encore, il édifia tous les Religieux par sa résignation, sa patience, son humilité qui se montrait reconnaissante des moindres services qu'on lui rendait, et surtout par la grande sérénité de son âme, répétant sans cesse ce mot qui lui était familier, et qui est la marque de la véritable sainteté: « À la volonté de Dieu! À la volonté de Dieu! »


Il se confessa plusieurs fois, reçut le saint viatique ; et, le mal s'aggravant, il voulut aussi recevoir l'Extrême-Onction en pleine connaissance. Aussitôt muni du secours de l'Église, il entra en agonie et perdit la parole. Autour de son lit, deux ou trois Religieux l'assistaient; l'un murmurait à son oreille des invocations saintes, avec le nom de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge et de sainte Anne; les autres récitaient les prières liturgiques, s'attendant à chaque minute à le voir expirer. Son fils était présent à l'agonie. Tout à coup ses traits bouleversés par la souffrance se transfigurèrent. Son visage prit une expression extraordinaire de joie et de beauté. Ses yeux, tout à l'heure éteints, se fixèrent avec ravissement sur un objet qui paraissait venir d'en haut. — « Que regardez-vous ainsi ? lui demandèrent les Religieux. Et quels sentiments éprouvez-vous? » Nicolazic, qui avait comme perdu la parole, répondit d'une voix très calme et très intelligible: « Je vois la Sainte Vierge et Madame sainte Anne ma bonne Patronne! » Puis il se tut. À ces mots de sainte Anne, son confesseur fut inspiré de lui demander une suprême déclaration. Il alla prendre la statue, et, la présentant à Nicolazic, il lui dit : « Est-il vrai que vous avez trouvé miraculeusement cette image, ainsi que vous l'avez affirmé un grand nombre de fois? — Oui, répondit le mourant. — Avez-vous toujours votre confiance ordinaire en sainte Anne; et êtes-vous heureux de mourir à ses pieds? — Oui, dit-il encore. — Eh bien! L'heure est venue de paraître devant Dieu, baisez la sainte image. » Il baisa la statue avec tendresse et respect: et perdant de nouveau la parole, il ne tarda pas à expirer, en présence de tous les Religieux que l'on avait convoqués par le son de la cloche. Sainte Anne, qui était là, avait interrompu, un moment, l'agonie de son messager, afin que sa dernière parole fût, un témoignage de plus à la réalité des apparitions. C'était le 13 mai 1645. Ainsi mourut Nicolazic: il avait 54 ans. Le lendemain son corps fut inhumé dans la chapelle du Pèlerinage, et, comme il en avait exprimé le désir, à l'endroit même où, vingt ans auparavant, il avait miraculeusement découvert la statue de sainte Anne. Déplacés, au moment de la reconstruction de la chapelle, ses restes reposent maintenant au pied de l'autel Saint-Yves, au fond de la basilique.


Conclusion


La cause de Nicolazic


Deux auteurs, ses contemporains, ont raconté les traits principaux de sa vie. L'un, le P. Kernatoux, après avoir décrit toutes ces merveilles de la vie et de la mort de Nicolazic, n'ose pas parler de sa canonisation, par déférence, dit-il, pour l'Église à qui seule il appartient de se prononcer à ce sujet. Le P. Hugues, qui avait connu Nicolazic et qui vécut longtemps dans son intimité, est plus hardi dans son jugement. Ce religieux, qui se montre en toute occasion d'une théologie si prudente et d'une exactitude si rigoureuse, ne craint pas d'écrire, à propos du Voyant de Ker-Anna, qu'il est « bienheureux au Ciel ». Sortira-t-il jamais de la pénombre où il est demeuré jusqu'ici? Lui accordera-t-on jamais les honneurs qui seraient la reconnaissance officielle de ses vertus?... L'Église seule en est juge; et nous n'avons qu'à attendre ses décisions. L'Église sait bien que les honneurs qu'elle rend elle-même aux Saints n'ajoutent rien à leur bonheur du ciel: mais elle attend le moment opportun pour mettre sous les yeux du peuple, tel ou tel d'entre eux, dont les vertus peuvent être un exemple ou un entraînement.. Ainsi, quand le patriotisme commençait à être battu en brèche parmi nous, elle nous a montré l'exemple de Jeanne d'Arc. Quand on a remarqué que l'Angleterre aspirait à rentrer dans l'Église catholique, elle a béatifié les victimes qui, au XVIe siècle, ont donné leur vie pour demeurer fidèles au Pape. Lorsqu'on a attaqué l'enseignement chrétien et les Congrégations religieuses qui s'y dévouaient, elle a canonisé J.-B. de La Salle, la Mère Barrat et plusieurs autres.


Or la classe paysanne prend rang de nos jours dans la société française. Elle s'organise, et très rapidement. Elle étudie, elle se rend compte de ses droits; et elle revendique sa place dans le monde. Le paysan est toujours à la peine... En connaissez-vous qui soient à l'honneur chez nous, dans les quatre cantons de Bretagne, en France et même dans le monde entier? En voici cependant un dans le pays de Vannes et d'Auray. Ce n'est pas un personnage de légende et de fantaisie. On sait la date de sa naissance et celle de sa mort; on connaît son village, sa maison, les terres qu'il cultivait, la paroisse où il remplissait ses devoirs religieux, l'endroit où ses restes ont été déposés; son histoire a été écrite, à l'époque même où il vivait, par des auteurs qui ont vécu avec lui, dans des livres que nous avons sous les yeux et qu'on se dispute comme des trésors; il eut un fils, qui fut prêtre, et deux filles, dont les arrière petits-enfants sont heureux de reconnaître en lui le grand ancêtre; enfin une œuvre a été enracinée, par ses soins, dans la terre de Bretagne, un arbre, pourrait-on dire, dont la frondaison couvre le pays tout entier. Dans notre histoire, il n'y a pas de personnage plus authentique. Et c'est un vrai paysan, tout ce qu'il y a de plus paysan. Un tenancier, comme on disait autrefois, un fermier, comme on dirait plutôt maintenant, un laboureur, un homme de la terre, un homme du pays. On pourrait encore aujourd'hui, sans aucune peine, en dépit des changements survenus, marquer les endroits où il travaillait de la bêche, où il conduisait la charrue. Ici c'était la grange, où il couchait en été pour garder son seigle des voleurs, plus loin sa laiterie, sa basse-cour, et là-bas l'abreuvoir où il menait boire son troupeau. Ni riche, ni pauvre, par la grâce de Dieu! Il jouissait d'une honnête aisance. Il n'allait à la ville que pour ses affaires. Il ne savait ni lire, ni écrire; et il était tellement attaché à la simplicité de sa vie paysanne qu'il refusa d'apprendre le français. Ces lacunes, qui seraient inexcusables aujourd'hui, ne l'empêchaient pas alors d'être un paysan modèle. Ses terres étaient des mieux tenues et donnaient un rendement excellent. Il était l'homme du village: il jouissait d'une telle considération que sans avoir aucun titre officiel il était l'arbitre tout naturellement désigné pour régler les difficultés qui pouvaient s'élever entre ses voisins.


Il y a près de trois cents ans que Yves Nicolazic est mort, mais il n'a pas disparu. Nous sommes aujourd'hui témoins d'un spectacle inouï. Nous voyons un paysan monter dans la gloire. On se souvient toujours de lui. On s'intéresse à son existence. On veut connaître les événements auxquels il a été mêlé, ses épreuves, ses difficultés, ses souffrances, ses joies; ses qualités d'homme et ses vertus de chrétien; les vérités qu'il recevait du ciel; le message divin dont il fut investi et l'héroïsme avec lequel il s'en acquitta; ses rapports avec les autorités ecclésiastiques ou civiles de son temps; son attitude devant les juridictions auxquelles il lui fallut se soumettre; les prédictions qu'il a faites et leur accomplissement; sa mort, dans le couvent des Carmes. On est heureux de porter son nom. Des écoles et des sociétés se placent sous son patronage. On le vénère, on l'admire, on l'aime, on travaille à l'imiter. On le traite en personnage toujours vivant. On lui adresse des hommages, on le prie, on lui demande des faveurs, on le sollicite d'intervenir auprès des puissants personnages au milieu desquels ses mérites l'ont placé. On le remercie des grâces qu'on croit avoir obtenues par son intervention. On lui attribue le pouvoir des miracles. Il n'y a pas que les gens de sa profession à se tourner vers lui. Ce paysan compte aujourd'hui des admirateurs dans toutes les classes sociales. Il y a peu de pèlerins qui, après avoir rendu leurs hommages à sainte Anne dans la plus vénérée de ses chapelles, ne tienne à saluer celui qui demeure le plus aimé dès serviteurs... Et si cette popularité, si franche et si pure, continue de croître, au rythme que nous observons ici depuis un certain nombre d'années, demain ce sera la voix de tout un peuple que l'on entendra chanter sa grandeur et sa gloire.


Cette réputation, notre époque ne l'a pas créée. Elle ne fait que l'étendre. De son vivant, Nicolazic était considéré, par ceux qui l'approchaient, comme un grand ami de Dieu et de sainte Anne. C'est en partie pour se soustraire aux témoignages d'estime et de vénération, dont l'entouraient les pèlerins, que l'humble Voyant, sa mission une fois accomplie, se retira à l'écart, loin du théâtre des événements et des foules que son appel, transmis une fois pour toutes, continuait à attirer. Il ne fut pas oublié. Les religieux Carmes, à qui l'évêque de Vannes confia la direction du nouveau pèlerinage dont Nicolazic était comme le fondateur, le traitaient comme un des leurs, et voulurent qu'il eût une cellule à lui dans leur Couvent. Ce fut entre leurs bras qu'il mourut sous le regard de sainte Anne et de la Sainte Vierge venues du Ciel pour bénir ses derniers moments. Cette réputation de sainteté, Nicolazic l'a toujours gardée. Elle était consignée dans les livres que les Carmes ont publiés et dans les archives de leur monastère; elle se transmettait fidèlement comme un précieux dépôt d'une génération à l'autre. C'était comme un germe déposé en terre en attendant l'heure où la Providence le ferait lever. Si Nicolazic n'a jamais été oublié, même après sa mort, il faut cependant reconnaître qu'il disparaissait dans le rayonnement de la gloire de sainte Anne. Sainte Anne était la Patronne, la Souveraine, la Mère. C'était elle avant tout que les pèlerins venaient invoquer à l'endroit même où Dieu voulait qu'elle fût honorée. Nicolazic était bien de sa maison, un officier sa cour, mais, qui donc au XVIIe, au XVIIIe siècle, à une époque où la hiérarchie sociale était si rigide, aurait songé à adresser des hommages particuliers à un serviteur, quelque estime qu'on eût pour ses mérites, à le placer sur un piédestal dans le palais même de la reine! Grâce au recul du temps, et grâce peut-être aussi à la lente évolution des idées sociales, sa physionomie puissante se détache, de nos jours, avec un relief plus net, une grandeur plus incontestable, un charme plus prenant. Dans le Voyant, dans le Messager de sainte Anne, et sous ces titres mêmes qui arrêtaient quelque peu la pensée, on s'est attaché à regarder l'homme, le chrétien, et cet ensemble admirable de qualités et de vertus que les historiens ses contemporains avaient discernées en lui et qui font de lui, si on tient compte de son œuvre qui s'étend à toute la Bretagne, un des grands héros de notre histoire religieuse et nationale.


Deux historiens contemporains, qui ont fait une étude approfondie des origines du pèlerinage et de la vie de Nicolazic, qui en est inséparable, ont, il y a quelques années, fait les premières démarches officielles en vue d'une future béatification. Elles ont été favorablement accueillies, le procès canonique se déroule régulièrement. Quelle sera la sentence de l'Église? Elle sera ce qu'il plaira à l'Église de la faire. Nous l'attendons avec ferveur et sérénité, avec un très grand espoir aussi. Le jour où il sera canonisé, en Bretagne, en France, dans le monde, les paysans et les pères de famille seront à l'honneur.


Appendice


La famille de Nicolazic


Les premiers historiens du pèlerinage, attentifs à décrire l'origine miraculeuse de la dévotion ont laissé dans l'ombre la famille d'Yves Nicolazic, le pieux voyant de Ker-Anna. À peine nous donnent-ils quelques détails au cours de leur récit: nous savons par eux que son père et sa mère étaient déjà morts à l'époque des premières apparitions; il avait un frère Pierre et une sœur Yvonnette; il épousa Guillemette Le Roux, dont il eut, après quinze ans de stérilité, un fils nommé Sylvestre et qui deviendra prêtre, puis une fille dont on ne nous dit rien de plus. Les documents d'archives nous avaient déjà fourni quelques heureux éclaircissements. MM. Buléon et Le Garrec, en produisant l'acte d'inhumation de Louis Le Roux, beau-frère de Nicolazic, tranchaient la question de son prénom en faveur du P. Kernatoux, contre le P. Hugues qui le nommait Jean. Ils mirent au jour également les actes de baptême des deux enfants de Nicolazic: Sylvestre et Jeanne. Un autre document signalait encore une « sœur germaine de Jeanne », appelée Paterne. Jeanne Nicolazic épousa François Le Marouil du Gorvenec, en Plumergat, et mourut en janvier 1679; elle fut enterrée dans l'église paroissiale de Plumergat. La date de la mort de Sylvestre Nicolazic (vers 1660, selon le P. Kernatoux) et le lieu de sa sépulture demeuraient inconnus. On ne connaissait pas davantage la date exacte de la naissance d'Yves Nicolazic, ni les noms de ses père et mère. Le P. Hugues et le P. Kernatoux s'accordaient à lui donner 43 ans au moment de la découverte de l'image sainte, le 7 mars 1625, et 63 ans quand il mourut, le 13 mai 1645. En s'autorisant de ces témoignages on plaçait généralement sa naissance en 1582, mais toutes les recherches pour découvrir son acte de baptême, à cette date, étaient demeurées vaines. D'intéressantes précisions ont été apportées par M. le Docteur Bénard, médecin-chef des Hôpitaux de Paris. Ses recherches généalogiques le conduisirent à Pluneret où se conserve la collection des registres paroissiaux, ininterrompue de 1582 à 1792. Il eut le bonheur non seulement de reconnaître un lien de parenté avec le voyant de Ker-Anna mais de retrouver son acte de baptême et de reconstituer toute sa famille.


1 L'acte de Baptême d'Yves Nicolazic


Dans les registres de Pluneret on peut lire l'acte de baptême suivant: « Le dimanche des Rameaulx, IIIe jour d'apvril 1591, fut baptisé Yvon Nicolasic, fils légitime de Jean Nicolasic et de Jeanne Le Thominec, sa compaigne. Furent compère Messire Yves Rodoué, recteur de la cure et paroisse de Plœneret et Gilles Bullion, commère Anne Nicolasic. Messire Yves Le Héno, curé, fist le baptistouère led jour et an. En tesmoing de quoy ay signé. Arresté led jour et an. (Signé) Y. Le Héno, Y. Rodoué. »


L'acte est entièrement rédigé de la main du recteur et l'écriture assez difficile à déchiffrer. On serait tenté de lire 1592 mais c'est bien 1591 car l'acte vient immédiatement après le dernier de 1590 et en tête de ceux de 1591. Le recteur se nomme Rodoué ét non Rodouez et cette orthographe employée d'une manière constante par les deux recteurs de ce nom qui se succédèrent à Pluneret, adoptée également par Luco dans son « Pouillé du diocèse de Vannes » doit être retenue. Le nom exact du sous-curé est aussi Le Thominec et non Thominec. De même on écrit Nicolasic plutôt que Nicolazic. Sommes-nous en présence de l'acte de baptême du voyant de Ker-Anna qui serait ainsi neuf ans plus jeune que ne l'affirme la tradition ? Le docteur Bénard n'hésite pas à répondre par l'affirmative. En 1582, le nom de Nicolazic n'apparaît en effet qu'une seule fois, dans la personne de Marguerite Nicolazic, sœur du père d'Yvon. Les années suivantes, on ne trouve mention d'aucun autre Yves Nicolazic jusqu'en 1636. Reste l'hypothèse de la naissance antérieure à 1582, date du plus ancien registre. Mais comme cet Yvon Nicolazic a bien un frère nommé Pierre et une sœur Yvonne, nés comme lui de Jean Nicolazic et de Jeanne Le Thominec, nous sommes fondés à croire qu'il s'agit bien ici du paysan de Pluneret à qui apparut sainte Anne.


Comment expliquer alors l'erreur de témoins aussi autorisés que le P. Kernatoux qui a pu interroger le fils de Nicolazic et son beau-frère Louis Le Roux, que le P. Hugues surtout qui a connu Nicolazic lui-même? Les traditions en matière d'âge et de dates sont toujours sujettes à caution. Quand, vers 1660, on commença de préciser, dans les actes d'inhumation, l'âge du défunt, on le faisait suivre de la mention « environ » et il n'est pas rare de voir attribuer 90 ans à qui n'en avait que 78 ou 80. Le P. Hugues lui-même insinue que le fils de Nicolazic naquit moins d'un an après la découverte de la statue, alors que l'acte de baptême nous donne la date du 18 janvier 1628. Comme le fait justement remarquer le docteur Bénard, ce rajeunissement de Nicolazic, importe peu à l'histoire du pèlerinage. S'il avait, au moment des apparitions, 32 ans et non 41 « il n'était pas pour autant un gamin ». De même le fait d'avoir eu son premier enfant à 37 ans au lieu de 46, n'enlève rien à la croyance qu'il devait sa naissance à une faveur de sa « Patronne », car un homme marié depuis de longues années et resté sans enfant jusqu'à cet âge a des craintes fondées de n'en avoir jamais. Ainsi donc la naissance de Nicolazic doit être ramenée à l'année 1591: quand il mourut, le 13 mai 1645, il avait 54 ans.


2 La famille d'Yves Nicolazic


L'acte de baptême de Nicolazic nous révèle les noms jusque-là ignorés de son père et de sa mère. Son père, Jean Nicolazic, descendait, sans aucun doute, de cet autre Jean Nicolazic qui fit aveu en 1540 pour sa tenue sise au village de Ker-Anna. Il épousa en premières noces Françoise Corlobé dont il eut au moins deux filles: Marie-Anne, en 1584, et Vincente, en 1586, puis, en secondes noces, vers 1590, Jeanne Le Thominec. Yvon Nicolazic est l'aîné des enfants de ce second lit. Après lui, naquirent successivement Julien en 1593, Pierre en 1596, Yvonne en 1600, Jean en 1605, un autre Jean en 1609. C'était donc une famille nombreuse que celle de Jean Nicolazic.


Elle s'était établie, semble-t-il, depuis relativement peu de temps dans la paroisse de Pluneret, mais son aisance lui donnait droit à une certaine considération. Dans la longue liste des parrains et marraines – il y en eut régulièrement trois pour chaque baptême jusqu'en 1599 – on trouve peu de Nicolazic et c'est presque une exception de voir comme marraine d'Yvon Nicolazic Annette, une sœur de son père. Ordinairement on était contraint de faire appel au voisinage ou aux relations, ce qui prouve le peu d'étendue de la parenté. Il n'est pas rare de rencontrer des noms nobles, tel celui de Jeanne d'Auray. Le frère de Nicolazic, Pierre « le lettré de la famille » qui parle couramment le français et signe d'une belle écriture, choisira pour « nommer » ses enfants, des personnes de condition: Anne de Larlan, dame de Penran, Jean de la Motte, seigneur des Fontaines, Julien du Rohello, etc. Il est donc vraisemblable, et cette conclusion rejoint celle de MM. Buléon et Le Garrec, que le fermier du Bocenno, sans être riche, jouissait d'une certaine aisance.


Ses relations avec le clergé de la paroisse étaient aussi des plus cordiales et des plus suivies. Il n'est pas téméraire de croire que Jeanne Le Thominec, la mère de Nicolazic, était une parente, peut-être la sœur du sous-curé de Pluneret. Le premier parrain d'Yvon, celui qui lui a donné son nom, n'est autre que le recteur de la paroisse, lui-même, Yves Rodoué qui, vers 1600, résignera son bénéfice en faveur de son neveu Sylvestre. Il est fort probable que le second, Gilles Bullion, appartenait à la famille illustrée par Dom Jacques Bullion, bachelier en Sorbonne et recteur de Moréac, qui fut chargé d'interroger Nicolazic au lendemain de la découverte de la statue, et que l'on retrouve, en 1636, comme parrain d'un de ses neveux. Le docteur Bénard explique par ces relations ou même cette parenté, l'attitude si violente du recteur et du curé de Pluneret à l'égard du voyant. Non seulement, les deux prêtres entendent garder leur paroisse d'un scandale, mais ils craignent d'être compromis dans une aventure qui risque de tourner à leur confusion. Lorsqu'ils disent à Nicolazic « qu'il faisait grand tort à sa famille et qu'on la soupçonnerait cy-après de folie comme luy », ils ne font que défendre leur propre réputation.


3 les enfants de Nicolazic


Yvon Nicolazic épousa Guillemette Le Roux. Quand ils moururent, en 1645, le P. Hugues nous dit qu'ils laissaient après eux « un fils et une fille, celuy-là, en 1'âge de 19 ans, que la glorieuse Sainte leur avait donné par miracle l'année que commença sa dévotion ». En réalité, le fils de Nicolazic, baptisé le 18 janvier 1628, n'avait alors que 17 ans. L'irascible recteur de Pluneret, revenu de ses préventions, avait tenu à être le parrain et lui avait donné son nom, Sylvestre. La fille se nommait Jeanne et avait été baptisée le 25 mars 1630. Poussant plus loin ses investigations, M. le Docteur Bénard a découvert deux autres enfants de Nicolazic: Yves, né en 1636, et Julien, en 1640. Par contre, il n'a pas trouvé trace de Paterne, la « sœur germaine » de Jeanne. Les deux plus jeunes enfants de Nicolazic furent bien vite ravis à son affection: Yves mourut huit mois après sa naissance et Julien à l'âge de trois ans. Du moins le vieux laboureur, retiré dans sa métairie de Pluneret, pouvait se réjouir du progrès de ses deux autres enfants. L'aîné surtout le consolait: il avait commencé ses études en vue du sacerdoce, auprès des Carmes de Sainte-Anne; il assistera son père dans ses derniers moments. Devenu prêtre, Sylvestre Nicolazic se dépensera au service de sa paroisse natale et aussi dans les missions organisées par les Pères Jésuites. On lit sa signature dans de nombreux actes de baptême, toujours suivie de la mention « prêtre indigne ». Hélas! son ministère ne fut que de courte durée: il mourut en effet à l'âge de 31 ans, ainsi qu'en témoigne son acte d'inhumation découvert encore par le docteur Bénard: « Messire Sylvestre Nicolazic, prêtre de la paroisse de Pluneret, estant décédé en la communion de Nostre la Sainte Eglise (sic), après avoir reçu les Saints-Sacrements de Pénitence et d'Extrême-Onction, a été enterré en l'église paroissiale de Pluneret, le vingt-deuxième jour de juillet an mil six cens cinquante et neuff par MM. les Recteurs. » Les premiers historiens du pèlerinage avaient pour ainsi dire arraché Nicolazic à son milieu familial pour nous le montrer en tête à tête avec sa « bonne Patronne ». Les documents d'archives nous permettent désormais de le contempler au sein d'une bonne et belle famille paysanne de la paroisse de Pluneret.


Abbé Joseph Danigo, Professeur au Petit Séminaire de Sainte-Anne-d'Auray

 

Site du sanctuaire de Sainte Anne d'Auray

www.sainteanne-sanctuaire.com

 



21/12/2008
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