Spiritualité Chrétienne

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Vie de Saint Géraud d'Aurillac 4e partie

 Vie de Saint Géraud d'Aurillac 4e partie


L'aveugle de Sutri


On trouve au-delà de Sutri, plus précisément près du village nommé Saint-Martin, un endroit tout couvert de joncs où les Romées ont coutume de faire étape. Les serviteurs y avaient monté les tentes. Le seigneur Géraud était dehors. Un aveugle se fit conduire en sa présence. Il se mit à le supplier humblement, ne demandant qu'une chose, que lui soit donne par grâce de l'eau que ses mains eussent touchée. « — Reste là, lui dit-il, et ne fais pas de bruit. » Il pénètre alors dans sa tente, et se met un instant en prière devant les saintes reliques. Ses serviteurs étaient occupés, chacun de son côté, à leurs charges respectives. Les voyant ainsi retenus ailleurs, et qu'il pouvait par conséquent procéder en secret, il appelle quelqu'un, et se fait amener en cachette l'hommes Alors, il se lave soigneusement les mains, trempe les doigts dans de l'eau propre et y fait avec les saintes reliques le signe de la croix. Dès que l'aveugle en eut imbibé ses yeux privés de la vue, il lui fut aussitôt accordé de voir. L'homme de Dieu l'empêcha à toute force de crier, et il se mit avec lui à rendre grâces à la divine Majesté. Il prit ensuite un de ses vêtements, un curcinbuldus à ce qu'il paraît, le lui passa, et le fit emmener, en cachette toujours, hors de la tente.


L'aveugle d'Abricola


Le fait se reproduisit lors de son retour de Rome. Il arriva un samedi à une église proche de l'endroit où on remarque des meules de terre à soufre. Tout son monde voulait repartir dès le lendemain matin. Il s'y opposa : par respect pour le jour du Seigneur, il fallait, leur dit-il, rester là au moins jusqu'à none. [Cette prolongation eut même un avantage d'ordre matériel : après célébration d'une messe solennelle, et dès après déjeuner, on se mettait en route, lorsque survint un cavalier : il montait un cheval qu'on avait perdu à l'aller, et que le seigneur Géraud fit récupérer, sans faire aucun mal à l'homme qui le remettait]. Avant d'arriver à Abricola, un aveugle, assis au bord de la route, demandait à ceux qui passaient si avec leur troupe venait quelqu'un qu'on appelait Géraud. Or, un de nos frères, alors clerc régulier, se trouvait marcher dans le groupe du seigneur Géraud . Ce clerc, par dévotion, cheminait à pied. I1 arrive, tout fatigué, près de l'aveugle susdit. L'aveugle s'enquiert auprès de lui du seigneur Géraud . « — I1 est là, lui répond-il, sur mes pas. Mais pourquoi donc, ajoute-t-il, le réclames-tu avec tant d'insistance ? » L'aveugle lui dit alors : « — Voilà neuf ans que j'ai le malheur d'être aveugle. Or cette nuit, un songe m'a dit de venir ici, de demander Géraud pèlerin de Saint-Pierre, pour le prier de se laver les mains, puis dé verser de cette eau sur mes yeux privés de voir. » Sur ces mots, le clerc  s'arrête. Géraud , l'homme de Dieu, arrive à son tour. Il avait coutume de chevaucher isolément, pour se livrer plus à loisir à la psalmodie. Il arrive. « — Le voilà ! » dit tout bas le clerc à l'aveugle. Et notre homme de le supplier de s'arrêter un instant. Et il lui raconte le songe qu'il avait eu. Le seigneur changea de visage, se fâcha tout rouge de ce qu'il venait d'entendre, et il se dispose à poursuivre son chemin. L'aveugle l'adjura en tremblant de rester encore, de secourir un malheureux, de ne pas lui refuser la faveur espérée. Et ceux qui se trouvaient là, tout spontanément, lui faisaient la même prière. I1 réfléchit un moment. I1 se souvint, j'imagine, du dire de l'Apôtre, lui faisant un devoir de ne pas négliger la grâce qui lui avait été donnée. I1 répondit par une invocation qui lui était familière : Saints de Dieu, venez à mon aide . Et il s'arrêta. C'est chose ordinaire avec tous ces accidents de terrain : un ruisselet coulait tout près de là. On va immédiatement chercher de l'eau. Lui descend de cheval, et se lave les mains, en disant : Que la volonté de Dieu soit faite. Et il se hâte de repartir. L'aveugle n'a pas une hésitation : il s'applique de cette eau sur les yeux. Il ne fut pas déçu : le prodige eut lieu. La vue lui fut même rendue si instantanément qu'il se mit aussitôt à courir après lui en criant : « O saint Géraud ! ô saint Géraud ! Dieu soit loué ! je vois ! je vois ! » Lui cependant donnait de l'éperon à son mulet, pour ne pas entendre chanter ses louanges. Il traverse Abricola d'une traite, et de deux jours ses compagnons de voyage ne purent le rattraper. Nous ferons une constatation : ces mains, par l'intermédiaire desquelles s'exerçait le pouvoir de guérir, brillaient de propreté, on n'y voyait pas la moindre tache, elles repoussaient tout présent corrupteur. Malheur, par contre, à ceux dont la droite est toute pleine de ces présents-là ! Car, selon qu'il est écrit, le feu dévore ceux qui acceptent volontiers des présents.


Prémonitions de la mort de Gerval


On raconte de lui plusieurs autres anecdotes se rapportant à ces voyages : nous les passons à dessein, pour éviter d'être long. Ajoutons-en cependant une encore, pour la raison que le miracle y est d'une autre sorte. Une fois, alors qu'il s'en allait à Rome, et qu'il se trouvait déjà en Italie, il entendit dans les airs une voix : quelqu'un le réclamait, pour lui faire savoir qu'il venait de mourir. Il lui sembla que c'était celle d'un nommé Gerval, qu'il avait laissé au pays. Il appelle donc de ses gens, et leur demande s'ils savent quelque chose de Gerval. Ils lui répondent qu'ils l'ont quitté malade. Il fait prendre note de l'heure et réciter à son intention les psaumes des obsèques. Au retour, il s'informe au sujet de cet homme : il constate qu'il a quitté ce monde le jour même où il avait de son côté entendu dans les airs cette voix.


Retraite vers le silence et la prière


Au terme des voyages que lui inspirait sa pieuse dévotion, son bonheur était d'aller vivre en des lieux plus solitaires, comme s'il, eût voulu suivre en cela l'exemple du Psalmiste, qui dit : Je me suis enfui au loin, et j'ai vécu dans la solitude. Il y cherchait le délassement du tourbillon des affaires du siècle et du vacarme des procès, afin de pouvoir se consacrer plus librement au service de Dieu. Se trouvant de séjourner pour cette raison auprès de la chapelle qu'on nomme Catuseriæ , survint la fête des saints Jean et Paul. Une bonne femme de la campagne, étant allée à son petit jardin et s'y occupant à je ne sais quel travail, une grosse goutte de sang se montra soudainement sur sa main, et cette main, tout aussitôt, se mit à entrer. Prise de peur, la femme, avec ; de grands cris, accourt auprès de l'homme de Dieu, et le supplie d'avoir pitié d'elle. Lui fait aussitôt appeler ses clercs, et leur dit de célébrer la messe à l'intention de cette femme, puis de préparer de l'eau bénite, et d'en laver la goutte de sang, cependant que lui-même, en son humilité, se tenait à l'écart, pour qu'on n'allât pas lui attribuer le miracle s'il se produisait. De fait, dès qu'on eut lavé la main de cette femme, sang et enflure disparurent immédiatement : elle repartit guérie.


Le cerf des Catuzières


Cet endroit-là était tout à fait ce qu'il cherchait, écarté, solitaire et il y faisait de fréquents séjours. Un jour qu'il avait célébré à cette même église la fête de l'Assomption de la Mère de Dieu sainte Marie, la grand'messe achevée, il sortit retrouver ses gens. C'était son habitude, après les longues prières auxquelles il s'adonnait continuellement, de se prêter à l'entretien de qui le désirait, de façon que, si l'on avait quelque chose a lui dire, on eût ainsi le moyen de le faire. Il sort donc, ai-Je dit, retrouver son monde. L'homme chargé du ravitaillement lui dit alors : « — Nous sommes désolés, notre maître ; pour votre déjeuner, impossible, un jour de fête comme aujourd'hui ! de vous trouver autre chose que de la viande salée. » Il lui répondit : « — Ne vous tracassez pas ! Si la Mère de Dieu le voulait, même ce que vous cherchez ne ferait pas défaut, en ce jour de sa fête... » A peine a-t-il dit, que, du haut du rocher qui surplombe l'endroit, se précipite un cerf. Heureux à la fois et stupéfaits», ses serviteurs s'en emparèrent, et, comme à cette saison la chair du cerf est tendre, c'est un délicieux repas qu'ils préparèrent à leur seigneur. N'allons pas tenir pour incroyable que la libéralité divine lui ait contre toute attente procuré à manger, puisque lui-même, comme le demande l'Apôtre, partageait sa bouchée de pain avec le pauvre. Car jamais — ses fils devant nous présents l'attestent — jamais il ne détourna son oreille des clameurs du pauvre. Réalisant le mot du psalmiste : Heureux ceux qui comprend ce que c'est qu'être pauvre et indigent, notre Saint, s'il entendait leurs cris, poussait un profond soupir, et savait toujours leur exprimer sa compassion.


Deux neveux de Géraud


Vous connaissiez [le comte de Toulouse] Raymond, le fils d'Odon. Il avait, dans une embuscade, fait prisonnier un neveu du seigneur Géraud , Benoît, le [futur] vicomte de Toulouse, et le détenait toujours. Le frère du captif, Raynal, se constitua comme otage, et libéra ainsi son frère. Le seigneur Géraud , apprenant qu'il s'était livré aux lieu et place de son frère, désirait vivement intervenir en faveur de ce neveu. Mais Raymond ajournait sans cesse la question de sa libération. I1 faisait même son possible pour rattraper clandestinement Benoît, et les détenir tous deux. Sept mois s'étaient déjà écoulés, et Géraud l'homme de Dieu n'avait encore pu rien faire pour lui arracher son neveu. Se trouvant un jour avec sa sœur Avigerne, il lui dit sur le ton du reproche : « — Pourquoi ne pries-tu pas sans cesse le Christ pour ton fils ? Très certainement, ou bien nous n'avons pas confiance en Lui, ou bien et plutôt, sans doute, nous ne méritons pas d'être exaucés. » Et à ces mots, il fondit en larmes. Dès ce jour-là, il se consuma, jusqu'aux moelles si je puis ainsi parler, à prier Dieu. Au surplus il envoya une première fois à Raymond l'Abbé Raoul, lequel d'ailleurs, ne pouvant, lui non plus, rien obtenir, se décida bientôt à repartir. Or, la nuit qui suivit, le susdit Raymond eut un songe : il lui sembla que l'homme de Dieu Géraud était là près de son lit, et le touchait de la main, en lui disant : « — Pourquoi restes-tu sourd à toutes mes prières ? Sache bien que, si tu persistes à détenir cet otage, ça ne te portera pas bonheur. » Raymond se réveilla sur ces mots : il réfléchit à son rêve, et en fut tout effrayé. Il appelle ses gens, et leur raconte ce songe. Parmi eux il s'en trouvait un qui jusque-là l'avait particulièrement incité à repousser toutes propositions, et voilà que cet homme, sous le coup, je ne sais comment, d'une frayeur analogue, tâche à le convaincre d'accueillir sans plus tarder la requête du seigneur Géraud ; sinon, lui déclare-t-il, c'est la mort qui vous attend. Raymond aussitôt dépêche quelqu'un à l'endroit où on avait reçu l'Abbé Raoul, pour le prier de revenir. A son arrivée, il lui raconte tout bonnement comment l'homme était venu, en songe, le remplir d'épouvante : il lui remet immédiatement l'otage, et supplie humblement Raoul d'obtenir sa rentrée en grâce auprès du seigneur Géraud. C'est de cette façon que Géraud, avec l'aide de Dieu, savait triompher de ses adversaires, et, selon le mot de l'Écriture, mettre à ses pieds les grands de la terre.


Pêche dans la rivière Aveyron


Un jour où il s'en allait à un rendez-vous avec ce même Raymond il arrivait à une rivière qu'on appelle l'Avarion lorsqu'un dé ses hommes fut amené par hasard à dire qu'on n'aurait pas ce jour-là de poisson à manger. Les gens de sa suite commentaient entre eux la chose, lorsqu'ils aperçoivent un poisson — de ceux qu'on appelle poissons blancs — qui nage dans leur direction. Un des hommes du groupe — celui qui nous fait ce récit — allonge le bras, et, de sa javeline, blesse le poisson. Sous le coup, le poisson semble un moment se sauver, mais il gagne de nouveau la berge sur laquelle il se dirigeait d'abord, et reste là immobile jusqu'au moment où l'homme n'eut qu'à tendre la main pour l'attraper. Il n'était pas de petite dimension. Aussi notre Saint rendit grâces à Dieu. Mais, comme autour de lui on criait au miracle, il tâchait de calmer son monde : simple hasard, disait-il. Et assurément on pourra toujours dire que la chose a pu se produire par hasard ; je crois pourtant qu'il sera difficile de prétendre qu'on ait déjà vu, sur un large cours d'eau comme l'est l'Avarion, un poisson se jeter de lui-même sur la rive, au milieu des passants.


Le comte Géraud chez son ami le Prêtre-ermite Géraud


Si on tient à bon droit pour miracle qu'un poisson ait sauté hors de l'eau ou qu'un cerf se soit, de façon tout à fait inopinée, précipité du haut d'un rocher, il faut en dire autant si dans une rivière un poisson est venu de lui-même se faire prendre. Mais ce qui est bien plus surprenant encore, c'est qu'il ait été — la chose arriva une autre fois — miraculeusement apporté pour le repas de l'homme de Dieu. Non loin du monastère de Friac se trouve un village placé sous le patronage de saint Georges. La charge de l'église était confiée à un prêtre nommé Géraud , que Géraud notre Saint avait en grande amitié et confiance, pour sa sainte vie — il devait, peu avant sa mort, pour l'amour de Dieu, se faire reclus. Un jour donc, notre homme de Dieu Géraud passa le voir. Après avoir prié tous deux, il l'embrassa et lui dit : « — Eh bien ! Géraud mon frère, que vas-tu nous donner à manger ? Car c'est chez toi que nous comptons déjeuner. » S'il pouvait parler ainsi, c'est par suite de la familiarité qui s'était établie entre eux. L'autre, tout joyeux, lui répondit : a -Puisqu'il plaît ainsi, seigneur, à Votre Piété, eh bien ! vous ne repartirez pas à jeun. Seulement, je n'ai à vous offrir que du pain et du vin... Je vais voir pourtant si je trouve un peu de fromage, ou des œufs. » Le seigneur lui dit alors : « — Ne prends pas cette peine. C'est jour d'abstinence. Alors ce sera très bien, si la bonne table fait défaut et s'il nous faut en conséquence faire plutôt maigre chère. » Le prêtre s'active çà et là pour tout préparer. Or, entrant dans une pièce fermée à clé, il y trouve, sur un plat, un poisson. Dans sa stupéfaction, il va discrètement - questionner son domestique : qui a bien pu apporter ce poisson ? L'autre lui dit qu'il n'en sait rien : tout ce qu'il peut affirmer, c'est que personne ne s'est présenté pour remettre un poisson. Le prêtre alors sort, et va trouver le seigneur pour le prier de vouloir bien entrer dans la pièce en question. Et là, il lui montre, à sa grande surprise, le poisson. Géraud alors, de concert avec le prêtre, rend grâces à Dieu. Toutefois, il lui fit jurer, à lui et aussi à son domestique, de ne révéler, de son vivant, le fait à personne. Peu à peu malgré tout, la chose parvint à la connaissance d'un certain nombre de gens. Car la divine Providence, voulant la gloire de tous les saints, les fait parfois connaître fût-ce à leur corps défendant. En vérité, Dieu se souvient toujours de sa promesse, et à ceux qui le cherchent aucun bien ne manquera. Par ailleurs, ne voyons là rien d'incroyable, puisque — on a souvent l'occasion de le lire — Dieu vient au secours de ses serviteurs en daignant leur procurer miraculeusement de quoi boire ou manger.


La roche de Marcolès


Pas très loin d'Aurillac se trouve un village nommé Marcolès près duquel on voit un gros rocher de forme arrondie. Un jour que le seigneur Géraud passait par ce pays-là, un homme de sa suite nommé Andral, se vanta devant ses compagnons de route dé pouvoir d'un saut monter sur ce rocher. Et il le fit illico, à la stupéfaction de tous. Or, sur le compte de cet Andral, le bruit courait déjà qu'il savait pratiquer charmes et maléfices. Quand le seigneur arriva là, il y trouva arrêtés les hommes qui le précédaient. Ils se mettent à lui expliquer le saut qu'il vient de faire. Géraud se dit en lui-même qu'Andral n'avait absolument pas pu faire ça par agilité personnelle : il lève la main, et fait un signe de croix. Après coup, Andral eut beau s'y prendre à plusieurs reprises, il lui fut absolument impossible de sauter de nouveau sur le fameux rocher. Il devint alors clair que sa souplesse lui provenait d'un charme incantatoire, charme qui, après le signe de croix, devint inopérant, et que grande devait être la puissance du seigneur Géraud , dont le signe de croix avait réduit à néant le pouvoir de l'Ennemi.


La grand-messe près Argentat


Mais puisque nous venons de raconter quelque chose qui a trait à son signe de croix, ajoutons un autre fait du même genre, opéré également par ce signe de croix. C'était la solennité de saint Laurent . Il la célébrait dans une chapelle relevant de lui, qui se trouvait non loin du bourg nommé Argentat. Or, une de ses servantes y fut atteinte d'un mal violent. C'était en pleine cérémonie. Il se retourne vers elle : au milieu des gens qui l'entourent, elle grince furieusement des dents, elle n'a plus sa tête. Tout le monde supplie l'homme de Dieu d'avoir la bonté de venir faire sur elle un signe de croix. Lui, avec son humilité coutumière, s'y refusa assez longtemps. Mais, comme cette frénésie persistait, et ceux qui étaient là l'en suppliant toujours plus instamment, il lève enfin la main et trace sur elle le signe de la croix. Elle vomit du sang et du pus mêlés, et fut guérie sur-le-champ. Gloire à Dieu, cria-t-on de tous côtés. Et on ajoutait : « Vive Géraud ! » Il en fut très mécontent, et, pour les faire taire, leur dit qu'il fallait glorifier la seule bonté de Dieu, et celle de saint Pierre, à qui cette église appartenait. C'est à cette même église qu'il se trouvait, le jour où la femme aveugle dont on a parlé plus haut avait retrouvé la vue au moyen de l'eau dont il s'était lavé les mains.


Des miracles de Saint Géraud


Un homme nommé Herloard fit une chute de cheval et se fractura gravement un genou. Il souffrait tellement que depuis six jours il n'avait pris aucune nourriture. N'y voyant pas de remède, il envoie quelqu'un à Capdenac, pour se faire apporter secrètement de l'eau dont le seigneur Géraud se serait lavé les mains. Chose étonnante, dès qu'il eut versé de cette eau sur son genou, toute douleur disparaît, il se lève guéri. On lui attribue bon nombre de faits analogues : il vaudrait la peine de les raconter, et ils ne sont pas moins admirables. Mais c'est le bruit public qui les rapporte, et non plus les quatre témoins dont j'ai parlé. Alors, nous préférons les passer. Ce qui ne veut pas dire que nous ignorions une chose, savoir, que Géraud a accompli bien des miracles dont une seule personne, ou un petit nombre, furent à même d'avoir connaissance. C'est que, à la manière des personnes véritablement pieuses et charitables, il avait le souci constant de sauvegarder son humilité, comme étant les yeux de son âme. Malgré lui cependant, bien des choses éclataient aux yeux de tous : ce qu'il ne souffrait pas, c'était qu'on lui en fît gloire.


Miracles et sainteté


Tenons-nous en là au sujet de ses miracles. Cela suffira pour donner satisfaction à ceux qui jugent de la gloire d'un saint, quel qu'il soit, non à la somme de ses bonnes œuvres mais sur le grand nombre de ses miracles. Ceux-là n'auraient que dédain pour la sainteté de Géraud si on ne leur disait rien des miracles qu'il ait faits au cours de sa vie. Si on a pour lui affection et pieux attachement, si on apporte à le vénérer un amour averti, on aimera mieux la justice dont s'inspirèrent ses actes. Mais, puisque les deux s'accordent chez lui parfaitement, je veux dire justice d'une part, sainteté et auréole des miracles de l'autre, le culte qu'ils lui rendent n'en est que mieux fondé, et leur dévotion que plus fervente. Autrement dit, s'il avait eu par exemple le don de prophétie, personne, j'imagine, ne lui refuserait le titre de saint. Mais très certainement il a fait beaucoup plus en triomphant de toute cupidité. Ainsi Balaam : à quoi lui servit de faire des prophéties d'une si mystérieuse profondeur, pour se voir ensuite rejeter en raison de sa cupidité ? Ne va donc pas, lecteur, chercher dans la vie de Géraud de plus grandi miracle que celui-ci : il ne mit son espoir ni dans l'argent ni dans les trésors. Voilà, et nous l'avons déjà dit, qui s'appelle avoir opéré des merveilles. C'est parce qu'il est très rare de rencontrer quelqu'un qui ne nourrisse pas l'espoir de trouver le bonheur dans l'argent, c'est pour cette rareté que le l ivre saint, parole de Dieu, pose la question : Qui est-il ? Où que ce soit qu'on le rencontre, un homme de cette sorte est digne de louange, et c'est le même texte qui l'ajoute : Nous ferons, y lit-on, son éloge, car il a opéré des merveilles dans sa vie. Que Géraud ait opéré ces merveilles-là, nous en avons de multiples preuves. Il est visible que tous les biens qui lui vinrent de ses parents ou des rois} il les détint à titre moins de propriété que de gérance, et encore, à son sens, exercée moins sur des sujets que sur des maîtres ; que d'autre part, il accrut ici-bas ses biens sans jamais d'injustice pour personne, et cela tout en accroissant ses trésors dans le ciel ; enfin, que, au sein de la puissance la plus haute, il sut rester pauvre d'esprit. Dès lors, poursuit le livre saint, il ne faut pas s'étonnes, ni tenir pour incroyable, que ses biens aient trouvé en Dieu leur demeure durable. Disons-le pourtant, ce qui, sans comparaison possible, est, dans sa vie, le plus grand, c'est qu'il ait, jusqu'à la fin, gardé la chasteté. Car seule la chasteté imite la pureté des Anges. Puisque notre Saint maîtrisa la sensualité, qui est, aux mains de Satan, l'arme la plus dangereuse, rien d'étonnant qu'il ait pu commander à Satan, après l'avoir vaincu en gardant la chasteté. Et pas davantage il n'est difficile d'admettre qu'il puisse aujourd'hui encore délivrer les possédés du démon, lui qui, en triomphant de l'avarice, a expulsé de son cœur le Roi de l'Argent . De même, c'est à juste titre qu'il tient aujourd'hui encore sous sa domination l'esprit d'orgueil, lui qui, au faîte de la puissance terrestre, sut toujours se mon très doux.


Livre troisième

La mort d'un saint


Déclin des forces de Géraud


Puisque, dans les pages qui précèdent, on a fait connaître par le détail le don des miracles dont fut doué de façon insigne cet homme digne de vénération que fut Géraud , il nous reste maintenant à exposer de notre mieux par écrit comment son âme spirituelle quitta le corps qui avait été sa demeure. Il est bien connu, en effet, que cet homme, bien qu'il ait dompté par la sobriété et la frugalité son appétit physique, n'en fut pas moins vigoureux et fort. Même quand les forces physiques disparurent, le courage moral ne perdit rien de sa vigueur. Cependant, quand l'heure approcha où, en raison de l'âge, il allait falloir se désister du long service qu'il venait d'assurer, on le vit alors baisser, et perdre de sa vigueur habituelle. Mais de cela même, il se rendit parfaitement compte, loin que la baisse de ses forces s'étendît à la conscience (1) qu'il pouvait avoir de son déclin. Et voyant réunis autour de lui la plupart de ceux qui lui étaient le plus foncièrement dévoués, il leur dit, avec une sorte de profond soupir de l'âme, et d'une voix abattue : « — Eh bien ! mes bons petits, mes chers compagnons, vous ne voyez pas que j'ai perdu mes forces d'autrefois ? Dites-vous bien que proche est l'heure fixée pour mon départ de ce monde, celle où mon âme, à l'appel de son Créateur, sera emmenée au lieu qui lui est destiné pour sa demeure et son refuge, tandis que retombera en poussière le corps périssable que la nature m'a donné. » Les souffrances que lui causait son épuisement ne parvinrent pas à lui faire abandonner son abstinence habituelle. Chose admirable : même cette débilité physique dont les conséquences se font d'ordinaire tellement sentir chez les vieillards, chez lui, contrairement à la loi commune, n'arrivait pas à atteindre les facultés mentales, qui y sont cependant si étroitement liées. C'est que, chez lui, il n'y avait pas eu de mollesse sensuelle pour affaiblir l'énergie spirituelle. Les vertus dont nous avons parlé, et d'autres du même genre, alimentaient sa force d'âme, et par là même ôtaient à ses forces corporelles. Seulement, dans son mépris de soi, il se croyait sans vertus aucunes, et, par suite, il ne voyait pas très bien par où avait pu pénétrer chez lui cet épuisement de ses forces. A présent, la vigueur spirituelle, qui chez lui avait si singulièrement grandi, avait presque ruiné ses forces corporelles. C'est d'ailleurs le cas habituel chez les saints : l'influence divine eût eu chez eux moins de prise si elle n'avait d'abord amoindri les forces du corps. De là, chez Daniel, après sa vision de l'Ange, cette fatigue qu'il traîna longtemps. De là, chez Jacob, quand il lutta avec l'Ange, la claudication qui s'ensuivit. S'ouvrir à la grâce spirituelle, c'est du même coup affaiblir les énergies corporelles. Et c'est là la raison pourquoi, chez Géraud , l'homme extérieur se délabrait alors que l'homme intérieur retrouvait chaque jour une nouvelle jeunesse.


Il prédit l'avenir de son monastère


Un jour qu'il était au château, qui domine la ville d'Aurillac, il regardait le bâtiment qu'il avait fait construire, et il pleurait à chaudes larmes. Un de ses familiers lui demanda pourquoi il pleurait ainsi. « — C'est que, répondit-il, les projets que je fais depuis si longtemps pour cette maison, impossible de les réaliser. Là je voyais mon repos, là ma demeure. Tout ce qui est indispensable pour la vie courante des moines, j'ai pu sans peine, par la faveur divine, l'aménager ; une seule chose me manque, les moines : eux seuls, impossible d'en trouver ! Alors, comme un homme seul et sans famille, je me morfonds de chagrin... Je l'espère pourtant, Dieu tout-puissant, le jour où il lui plaira, daignera combler mes désirs. Je ne dois pas m'étonner si le pécheur que je suis doit longtemps attendre cette réalisation, alors que le roi David se vit interdire l'honneur de construire un temple au Seigneur, bien que le Seigneur ait ensuite lui-même accordé l'héritier qui devait après lui réaliser cette œuvre. A moi aussi, même si je ne le vois pas de mon vivant, la miséricorde du Christ m'accordera cependant ce que je désire tant, le jour où il lui plaira... Je voudrais que vous le sachiez bien : l'enceinte de ces constructions sera plus d'une fois trop étroite pour les foules qui s'y rassembleront. » D'où savait-il cela ? il n'en dit rien. Mais ceux qui l'ont entendu de sa bouche, lorsqu'ils virent se produire en ce lieu, selon qu'il l'avait prédit, de grands concours de peuple, ne purent s'empêcher de penser que ce qu'il avait dit là, c'est Dieu qui le lui avait fait connaître. Sa bouche, il est vrai, se remplissait maintenant à-t l point de l'abondance du cœur que la loi du Seigneur se faisait si bien et sans cesse entendre en lui. Quoi qu'il en soit, à l'exemple toujours de David, il apprêta soigneusement tout ce qu'il pouvait prévoir qui serait nécessaire aux futurs habitants de cette maison, aussi bien pour les reliques des saints et les objets du culte ou ornements d'église, que pour les fonds de terres et revenus.


Cécité et contemplation


Cependant — pour parler comme l'Écriture, selon laquelle qui est saint doit se sanctifier encore — , il fallait que cet homme de Dieu connût avant de mourir le dépouillement de la souffrance. Et il en fut de lui comme du bienheureux Job et de Tobie : puisqu'il était agréé de Dieu, la tentation devait l'éprouver. Pendant sept ans et plus, il fut privé de la vue. Son regard pourtant était si pénétrant qu'on n'arrivait pas à le croire affecté de cécité. Ce coup non seulement ne lui arracha pas de plainte, il en ressentit même une grande joie dans le Seigneur, pour avoir bien voulu le frapper de la sorte. Il ne l'ignorait pas, en effet : si celui qui subit un châtiment n'est pas toujours le fils, il n'est pas non plus de fils de Dieu qui ne soit soumis aux châtiments. Et sa consolation fut que le juge d'En-Haut eût laissé Sa main le frapper, pour pouvoir punir ici-bas les péchés que la vie d'ici-bas ne saurait éviter. Et ainsi, assuré désormais de la miséricorde du Seigneur pour lui, il avait toute confiance qu'Il daignerait soustraire au châtiment éternel celui qu'il avait voulu accabler sous la souffrance. S'il avait pu ajouter encore à ses exercices spirituels antérieurs, on peut dire que, plus le motif de sa cécité l'avait libéré des embarras extérieurs, plus il s'adonnait et s'appliquait à la prière. Et plus il lui était refusé de voir la figure de ce monde, plus aussi, de toute évidence, il se tournait vers la contemplation de la véritable lumière, celle du cœur. N'ayant plus le moyen d'agir à l'extérieur, il se livrait entièrement à son goût de la prière, à son assiduité pour la lecture.


Dédicace de l'église du Moûtier


Deux ans avant sa mort, il fit faire la dédicace solennelle de l'église. On mit dans les divers autels un si grand nombre de reliques des saints que ceux même qui sont au courant le trouvent prodigieux, et que ceux à qui ils ont l'occasion d'en parler l'estiment, ou peu s'en faut, incroyable. C'est que, tout au long de sa vie, notre vénérable Saint s'était attaché, s'y prenant de toutes les façons et chaque fois que s'en présentait l'occasion, à en réunir de partout. Il en demandait non seulement à Rome, mais en tous lieux. Il pouvait le faire, aimable comme il était, et de parole et de visage, puis large pour payer, mais, ce qui importe plus encore, sachant, pour l'accomplissement de ses devoirs, compter sur la grâce de Dieu. Il est certain qu'il lui arriva souvent, pour obtenir de ces reliques, de donner des tentures de prix, de solides chevaux, de fortes sommes d'argent. I1 put ainsi mettre par exemple à l'autel de droite une dent de saint Martial, avec des reliques du bienheureux seigneur Martin, et aussi de saint Hilaire : cette dent, personne parmi ceux qui la lui donnaient, ne parvint à l'extraire de la mâchoire du saint, malgré tous leurs efforts ; lui, après une courte prière, l'arracha tout de suite. A propos de ce même autel — le jour même de la dédicace, il se produisit un fait extraordinaire. Un tout jeune homme, profitant de l'affluence qui se pressait, s'empara du couvre-autel, pour le passer ensuite à son serviteur, et cela bien que certaines des personnes qui l'entouraient lui eussent dit de ne pas se permettre cette témérité. Il ne l'en vola pas moins. Pris aussitôt de vives angoisses, il vit d'abord ses mains peler, puis tout son corps progressivement s'excorier, tellement qu'il lui fallut plus de six semaines pour se rétablir. Selon qu'il l'avait depuis longtemps décidé, ces lieux, de par sa donation, devinrent la pleine propriété des moines : cependant, il vint dans la suite y faire de brefs séjours.


Les dispositions dernières


Tout le temps qu'il vécut encore, il se préoccupa tout particulièrement de laisser après lui dans la paix tous ceux qui de près ou de loin se rattachaient à lui. Les terres et les serfs qu'il n'avait pas légués au bienheureux Pierre, il les distribua entre certains de ses parents ou de ses hommes d'armes, ou bien à ses serviteurs. Pour plusieurs d'entre eux cependant, ce fut avec cette clause qu'après leur mort ce qu'ils auraient reçu ferait retour à Aurillac. Il n'affranchit pour le moment que cent de ses serfs. Il faut dire en effet qu'en d'autres circonstances, à diverses époques et en divers endroits, innombrables sont ceux qu'il émancipa. Un bon nombre, d'ailleurs, parmi eux, refusant la liberté par suite de l'affection qui les liait à lui, préférèrent rester pour lui dans le servage. Ce fait suffit à montrer avec évidence la modération de l'autorité qu'il exerça sur eux, puisqu'on les voit préférer à leur liberté le servage pour lui. Certains des siens l'engageaient, du moment qu'il avait surabondance de domesticité, à en affranchir la plus grande partie. « La justice, leur répondit-il, demande que la loi séculière sur ce point soit observée, et par conséquent il ne faut pas dépasser le nombre qu'elle a fixé. » Soit dit pour faire voir à quel point il devait tenir à la fidélité envers les commandements de Dieu, lui qui se montra si soumis à ceux de la loi, aux lois humaines.


L'évêque Amblard de Clermon à son lit de Mort


Quand vint pour lui l'heure de quitter ce monde, il se trouvait séjourner à Cézernac , église qui lui appartenait et qui avait été dédiée à saint Cirice. Encore plus rempli de componction qu'à son ordinaire, il poussait de profonds soupirs, montrant bien que les désirs de son âme se portaient ailleurs, et ne trouvaient pas leur satisfaction dans le siècle présent. Parmi tous ces soupirs il versait aussi d'abondantes larmes, et levant de temps à autre les yeux vers le ciel, il suppliait d'être libéré de ce monde, en répétant sans cesse : Saints de Dieu, venez à mon aide. C'est là une prière qu'il avait sans cesse à la bouche, c'est l'invocation qui lui venait habituellement en présence d'un incident imprévu. Bientôt on vit dépérir, sous l'effet d'une sorte de spasme, son énergie vitale, ainsi que les forces physiques diminuer, et l'équilibre général se rompre. Se rendant compte que sa fin approchait, il fit mander l'évêque Amblard, pour qu'il vînt assister de ses prières son trépas, et pour que son pasteur de la terre vînt remettre cette brebis, au moment où elle allait partir vers les pâturages du paradis, entre les mains du Christ, Pasteur de toutes les âmes. Cependant, toutes les mesures à prendre soit en vue de ses funérailles, soit pour subvenir aux besoins de ceux qu'il laissait après lui, il les régla sain d'esprit et la mémoire intacte. Le bruit se répandit très rapidement de tous côtés que l'homme de Dieu, Géraud , approchait de sa fin. On vit alors accourir — tous dans l'affliction, pour un malheur qui semblait les atteindre tous — des clercs et des moines en grand nombre, mêlés à des personnes de la noblesse, une masse de pauvres gens, et la population des villages, l'affliction des uns provoquant les larmes des autres. Eclatant en sanglots, laissant couleur leurs pleurs, chacun disait tout haut les regrets que leur laissait sa piété, sa charité, sa sollicitude pour les pauvres, la protection dont il entourait les gens sans défense, redoublant par là même, la lamentation générale. A travers les larmes, les uns disaient : « — Quel protecteur le monde va perdre ! » D'autres reprenaient : « — O Géraud , qu'on a tant de raisons d'appeler le bon Géraud , qui va maintenant comme toi subvenir à l'indigent ; qui va comme toi nourrir les orphelins, se faire comme toi le protecteur des pauvres veuves ; comme toi consoler les affligés ! Oui, qui saura comme toi incliner sa haute puissance vers le pauvre ! qui, comme toi, saura examiner et régler les difficultés d'un chacun ! Père plein de bienveillance, quelle amabilité en vous, toujours, et quelle douceur ! Tu avais gagné toutes les sympathies, et, par le renom d'une si grande bonté, tu t'étais attaché le cœur de ceux même qui ne te connaissaient pas. » — Ces regrets et d'autres du même genre, dont la vivacité du chagrin, :parmi les sanglots, grossit d'ordinaire beaucoup l'objet, se répandaient tellement en douloureuses lamentations, qu'on eût dit que ces larmes ne prendraient jamais fin. Il en fut ainsi tous les jours jusqu'à ce qu'il arrivât au terme fixé par Dieu pour l'appeler au paradis. Lui cependant, même aux derniers instants de sa vie, ne pouvait renoncer à sa règle ordinaire de conduite : à tous ceux qui venaient réclamer un secours, il le faisait accorder quel qu'il fût.


Affliction des population, paix et sérénité du Comte Géraud


Heureux et bienheureux, pouvons-nous dire, quelqu'un qui, comme lui, sur la terre n'a pas vu s'éteindre l'amour qu'on avait pour lui et que ses œuvres méritaient, et dans le Ciel a été accueilli dans l'amour des saints. Oui, bienheureux, lui qui, malgré son très haut rang dans le monde, ne causa jamais un tort à persom1e, n'opprima jamais personne, et contre qui nul n'eut jamais à faire entendre la moindre plainte. Si donc on appelle Nathanaël vrai Israélite, pour la raison qu'en lui il n'y eut jamais de tromperie, c'est à juste titre qu'à Géraud aussi je puis donner ce nom d'Israélite, lui qu'à l'exemple de Job, toute oreille qui l'entend proclame bienheureux, à qui tout œil qui le voit accorde son témoignage. Chez tous, c'était la même affliction, lui seul persistait dans sa joie. C'est que, il le savait bien, pour qui met son espoir en Dieu, l'éclat de midi projette sur le soir pareille lumière, et tel est bien leur héritage quand arrive pour eux le sommeil de la mort. Ainsi, bien qu'en raison de sa condition mortelle la chair connût sans doute la crainte, l'esprit, lui, tout occupé de l'apparition imminente de la gloire céleste, exultait de joie, pour la raison que, L'objet tant souhaité de cette espérance, il avait la ferme confiance qu'il allait le recevoir. Aussi bien est-il écrit que jusque dans sa mort le juste a confiance, et on eût dit que cette confiance était profondément gravée en lui, qu'il n'avait nulle crainte de la mort. De là cette joie qui rayonnait en lui : rien en lui, et si peu que ce fût, ne se manifestait qui trahît la plus légère peur. Pendant toute la durée de ce déclin de ses forces, il maintint au service de Dieu ce corps qui s'épuisait, cela jusqu'à refuser de l'église, fût-ce une fois par exception, l'office divin de nuit, et à assister, étendu au-devant de l'autel, à la messe du jour, puis à une deuxième messe à l'intention des défunts. Lors même que, de plus en plus perclus de tous ses membres, il lui devint impossible de marcher, même soutenu par quelqu'un, l'esprit malgré tout, dans sa ferveur intacte, le poussait encore à faire transporter à l'oratoire ce corps en ruines sur les bras de ses serviteurs. I1 désirait sans doute, se couvrant jusqu'aux pieds de la tunique de l'œuvre sainte, que la fin de sa vie fût le chant de louange de ses vertus.


La mort


Le vendredi au point du jour, sentant son état s'aggraver, il demanda à ses chapelains de venir dire l'office de nuit en sa présence, tandis que l'Evêque avec ses clercs le célébrerait à l'église, et il se joignit à la psalmodie des chapelains, jusqu'à ce que, Matines achevées, on eût intégralement récité même les Heures du jour. Alors, à la fin de Complies, il s'arma du signe de la sainte croix, et ajouta l'invocation qui était chez lui une habitude de toujours : Saints de Dieu, venez à mon aide. Ce furent ses dernières paroles. I1 se tut, et ferma les yeux. Ceux qui étaient là, voyant qu'il ne parlait plus, allèrent chercher l'Evêque. En même temps on le revêtit d'un cilice, et, tandis que tout le monde psalmodiait les prières pour l'âme qui sort de ce monde, un des prêtres s'en alla, à l'heure même, célébrer une messe, puis vint lui porter les saints mystères. On lui fit remarquer qu'il avait déjà trépassé. Mais le mourant, qui gardait encore sa connaissance, rouvrit les yeux, et, par cette réaction, fit voir qu'il n'avait pas encore quitté ce monde. Il reçut alors en pleine possession de soi le corps du Seigneur qu'il attendait en silence, et c'est ainsi que cette âme bienheureuse émigra aux cieux. Comme s'il eût voulu laisser son cas en pleine lumière jusque par le moyen de la série numérique des féries de la semaine, on put remarquer qu'il avait mené à bon terme la belle et bonne tâche à lui confiée — et c'est l'œuvre propre des six jours de la semaine — pour émigrer ensuite vers le véritable Sabbat, qui est aussi le vrai repos. Lui — nous n'en doutons pas — , ce qu'il désirait, il le voit à présent ; ce qu'il espérait, à présent il le possède. Sa mort cependant laissa un grand nombre de personnes dans une profonde affliction. Leur chagrin même avait beau trouver quelque adoucissement dans la certitude qu'une vie comme la sienne les invitait à se réjouir plutôt qu'à s'affliger à son sujet : ils le pleuraient cependant à grands cris, à se voir ainsi désormais privés de la familiarité quotidienne d'un homme dont ils ne pouvaient espérer voir jamais le semblable. Ils s'attristaient, chose très humaine ; les Anges, on peut le croire, étaient, eux, dans la joie. Si en effet les Anges ont sujet de se réjouir pour un seul pécheur qui fait pénitence, combien plus pour un homme juste qui a vieilli dans la pratique de toutes les vertus ! Seulement la joie de son Seigneur, dans laquelle ces mêmes Anges l'ont fait entrer, c'est la foi qui la contemple ; tandis qu'elle échappe aux yeux du corps, qui, eux, voyaient seulement un cadavre qui venait de payer sa dette à la mort. Et l'âme, elle, ils ne pouvaient encore voir la gloire éclatante qui l'attendait dans les cieux. Oui, il meurt, Géraud , mais, selon le mot de David, pas de la mort des lâches ! Et le sort qui l'attend, c'est au milieu des saints. S'il lui a fallu, à lui aussi, acquitter la dette que rappelle le Psalmiste: Puisque hommes vous êtes, il vous faudra mourir, il faut lui appliquer cependant, tout pareillement, les mots qui précèdent : J'ai dit : vous êtes des dieux, tous fils du Très-Haut. L'Évangéliste l'affirme de son côté : Nous sommes fils de Dieu, mais ce que nous sommes n'est pas visible encore. Heureux donc saint Géraud , pour avoir su distinguer ce qui compte de ce qui est sans valeur. Car, dès qu'il eut goûté comme est doux le Seigneur, il ne s'abandonna jamais aux plaisirs de cette vie en mépris de ce même Dieu. Au contraire, cette vie, qui a tant de prix aux yeux des réprouvés, à ses yeux à lui fut sans valeur et la mort, qui pour eux est le malheur suprême, il y découvrit, lui un trésor inestimable. Oui, heureux est-il, pour avoir passé ses jours dans la douleur, ses années dans les gémissements : il a maintenant éprouvé comme est grande l'immensité de la douceur que Dieu réserve à ceux qui le craignent. Cette bonté, Dieu en donne quelque idée, aux yeux même des enfants des hommes, par les divers miracles qu'il opère. Quelle différence avec les vedii, c'est-à-dire les mauvais riches ! Lui, en effet, les larmes furent son pain, les larmes lui firent bonne mesure pour sa boisson. Eux passent leurs jours dans l'abondance de tous les biens, et, selon le mot de l'Évangile, ils ont dès ici-bas leur consolation. Lui, de la terre, a passé, parmi les chants de joie, aux Tabernacles éternels; d'eux il est dit qu'ils descendent en un instant au séjour des morts. Il reste que, fût-on en mesure de raconter de façon digne du sujet ce qui aurait trait à sa vie extérieure, en revanche, pour ce qui concerne les délices qui l'ont surabondamment comblé à la droite du Seigneur, il n'est personne parmi nous qui puisse je ne dis pas seulement les décrire avec des mots, mais même en avoir quelque sentiment, sauf peut-être celui qui en son cœur découvre ce que c'est que mettre ses délices en Dieu son sauveur.


L'action de grâce de Saint Odon pour l'oeuvre de Dieu en Saint Géraud


Cependant, puisque Dieu est admirable dans ses saints, en qui il nous est demandé de Le louer, par ces paroles de l'Écriture : Louez te Seigneur en ses saints, ces louanges, ô bienheureux Géraud , nous voudrions, en ton honneur, les faire monter de notre mieux vers Lui, Le louer pour t'avoir choisi, et pour t'avoir justifié, pour avoir en toi fait éclater sa miséricorde; pour t'avoir conduit par les voies de la justice; pour t'avoir donné de recueillir le fruit de ton labeur et enfin, pour ne t'avoir jamais abandonné, jusque dans ta vieillesse et tes vieux ans; mais, plus encore que tout cela, pour t'avoir compté parmi les fils de Dieu et, de surcroît, comblé de gloire aux yeux de tous. Oui, puisque pour les saints convient la louange, à la louange de Dieu nous te louons toi aussi, pour avoir, selon le mot de Jérémie, porté dès ton adolescence le joug du Christ ; pour n'avoir pas fait fi de la grâce de son appel ; pour n'avoir rien voulu accepter en échange de ton âme; pour n'avoir pas laissé sans fruit la promesse de son salut; pour n'avoir pas rejeté loin de toi le trésor intérieur que l'amour du Christ avait déposé en toi; pour n'avoir pas fui à l'heure de l'épreuve; pour ne t'être pas livré et abandonné aux joies extérieures de la vie présente ; pour n'avoir jamais cessé de faire le bien. Toi cependant, Seigneur mon Dieu, par son intercession, pardonne notre présomption. Car, dans ce récit que nous venons de faire, nous redoutons d'avoir fait preuve de prétention, pour avoir tenté un travail pour lequel nous n'avions absolument pas les moyens voulus. Bien qu'en effet il soit digne de louange, puisqu'en lui c'est Toi que nous louons, nous n'en sommes pas moins, ô mon Dieu, indignes de Te la présenter, parce que la louange, dans la bouche du pécheur, perd tout son charme. Dès lors, que ce soit, comme il est écrit, Tes Saints qui Te bénissent, et Tes œuvres qui proclament Ton nom. Mais nous savons que Tes yeux voient les misères de Ton Église, et qu'ils auront pitié de ses pierres terrestres. Nous Te supplions de faire que ceux qui méritent ce nom de pierres par la fermeté de leur vertu, daignent venir à notre secours, nous à qui notre perversité vaut de n'être que terre ; et que nous qui ne sommes pas revêtus du vêtement de la justice, nous puissions avoir recours à ces pierres pour pouvoir, par leurs mérites à eux, couvrir notre nudité. Daigne donc Ton serviteur avoir pour nous la pitié dont Ton amour a si profondément imprimé en lui le sentiment et la vertu et que, du séjour éternel qui est maintenant le sien, parmi les dignitaires de la Cour céleste, il ait un regard de bonté pour cette vallée de larmes d'où il a pu sortir. Qu'il exauce les prières de chacun, et qu'il nous assiste tous auprès de Toi dans nos besoins par la faveur de notre Seigneur Jésus-Christ Ton Fils, qui étant Dieu a vie et gloire avec Toi en le Saint-Esprit, dans les siècles sans fin Ainsi soit-il.


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27/12/2008
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