Vie de Saint Géraud d'Aurillac 3e partie
Vie de Saint Géraud d'Aurillac 3e partie
Livre second
Le moine de désir
Préface
Ceux qui, à la légère, contestent les mérites du seigneur Géraud, auraient réponse à leurs doutes s'ils voulaient bien, avec attention, examiner et étudier ce que fut sa vie. Du haut pour ainsi dire d'un tribunal, ils entendent décider s'il doit ou non être dit saint, alors que la chose relève du seul jugement de Dieu, qui fait habituellement passer par les méchants les miracles qu'il destine à l'utilité des bons. Oui, ils auraient pleine satisfaction par l'attestation des miracles que le Christ daigne opérer par lui, soit de son vivant, soit depuis sa mort. D'autres voudraient tirer avantage de Ce que — à ce qu'ils disent — Géraud fut d'un haut rang, et pourtant est un saint. Ceux-là, nous voudrions les convaincre de ne pas trop vite s'en féliciter : à moins, en effet, de vivre dans la pauvreté spirituelle, à moins aussi — comme il le fit lui-même — d'imprégner de religion leur haut rang social, leur Cas ne pourra pas ne pas être grave. Le rapprocher, comme ils font, du sien, pèsera même lourdement contre eux, pour avoir pu, Comme lui, Vivre dans la justice, et ne l'avoir pas voulu : effrénés mangeurs et buveurs, dirai-je — sans en exclure tels qui font profession de religion —, gens ingénieux à se trouver des excuses pour leurs péchés, et qui, coupe en main, déclarent couramment : — « Bah ! il mangeait bien de la viande, Géraud , et pourtant c'est un saint ! » La profession religieuse qui est la leur devrait leur interdire ce langage. Car à un laïc bien des choses sont permises, qui ne le sont pas à un moine. Si Adam fut puni, ce n'est pas parce qu'il y avait dans le paradis terrestre un mauvais arbre, mais parce qu'il passa outre à une interdiction. Géraud usait très licitement de ce que comportait son rang, parce qu'il se gardait par ailleurs de tout ce qui est illicite de nature, et qu'il partageait sa nourriture avec les pauvres. Il savait que le vin nous a été donné pour être pris avec sobriété. La viande, Elie aussi en a mangé, et il fut pourtant jugé digne d'être enlevé au ciel. C'est cependant par la convoitise qui en pousse aussi d'autres qu'Esaü perdit pour un plat de lentilles son droit d'aînesse. Disons-le donc : le cas est tout autre, de Géraud , et des gens qui parlent de la sorte. Ceux en particulier qui, dans leurs radotages, prétendent qu'on ne saurait l'appeler ni confesseur ni martyr, qu'ils sachent, ceux-là, qu'on peut dire de lui et l'un et l'autre : cela, d'ailleurs, qu'il s'agisse de lui, ou aussi bien de tout homme qui porte sa croix en -résistant aux forces du péché, ou glorifie Dieu par ses bonnes actions. Car on confesse Dieu par les actes, saint Jean en témoigne quand il dit : En ceci nous savons que nous le connaissons : si nous observons ses commandements ; et on le renie aussi par les actes, comme l'Apôtre le dit de certains : i1s confessent connaître Dieu, mais ils te renient par leurs actes. Ainsi donc, puisqu'on appelle ici confesseur celui qui confesse Dieu, et que d'autre part c'est par Ies actes qu'on le confesse ou qu'on le renie, on a d'autant plus raison d'appeler Géraud confesseur qu'il a confessé Dieu par des actions davantage dictées par la justice. Quant aux judaïsants, qui réclament, eux, des miracles, que font-ils donc de Jean-Baptiste dont on lit dans l'Écriture que, mise à part sa naissance, on ne lui voit aucun miracle ? Dans la vie de Géraud , ils ne manquent pas tout à fait. Pourtant, la seule réponse que nous ferons, ce sera celle-ci : C'est en ne mettant pas ses espérances dans l'argent et les trésors que, pour parler comme l'Écriture, il a mis le miracle dans sa vie.
Le désir de Dieu
Combattant de l'armée céleste, au cours de ses longues luttes sur la scène de la vie de ce monde, il dompta énergiquement les bataillons des vices . C'est que, portant en lui le verbe de vie, au milieu d'une nation perverse, il y brillait comme une lampe allumée. Et, comme il fallait qu'il connût l'épreuve au plus noir de l'orage, L'ennemi, dans sa malignité, s'efforçait, tant par lui-même que par ses satellites, et par toutes les ruses dont il pouvait disposer, d'étouffer cette flamme. Mais il va sans dire que, comme la flamme agitée par le vent n'en est que plus fortement attisée, il en fut de même pour l'étincelle de l'amour divin dont le cœur de Géraud encore tout enfant commença déjà à brûler : la pluie des tentations ne parvint jamais à l'éteindre. Bien plutôt, au fur et à mesure qu'il avançait en âge, maîtrisant peu à peu tous les penchants au mal, on voyait chaque jour croître en lui la vigueur des vertus. Il s'ouvrait déjà à toutes les ascensions de l'âme ; il s'élevait déjà, selon le mot du Prophète, plus haut que toutes les hauteurs terrestres. Vous auriez dit les premiers feux de l'aurore de sa sainteté préparant le plein éclat du jour ; vous auriez dit un lis croissant parmi les épines et qui, plus il atteignait à sa pleine croissance, plus il s'épanouissait en fleurs de vertus, plus il les déployait et étendait de toutes parts. Comme s'il eût ainsi dominé de très haut les choses de ce monde, tous les désirs de son âme s'attachaient au bonheur d'en-haut. Et, ce désir du ciel le pénétrant profondément de sa lumière, elle lui permettait de discerner tout de suite les ténèbres des concupiscences de ce monde. Ne dois-je pas appeler ténèbres les concupiscences terrestres qui aveuglent les amis du monde au point de leur faire préférer ce qui n'est que vanité ? Géraud , lui, avait appris à distinguer ce qui a du prix et ce qui est sans valeur, et il jugeait indigne de lui d'aller lécher la terre, quand il se savait appelé à partager la table de l'Agneau céleste. Des gens qui l'affligeaient beaucoup, c'était ceux qui, pour l'amitié du monde, se font les ennemis de Dieu. Et, pour avoir goûté comme est doux le Seigneur, il se refusait à approcher ses lèvres d'eaux clandestines, même encore plus douces. Des personnes qu'il plaignait davantage encore, c'était ceux qui, selon le mot du bienheureux Job, courent, en criant, ronger quelque racine de genévrier, il entend par là : les passions, fertiles en amères piqûres. Aussi les grandeurs de ce monde, dont il était abondamment comblé, le mépris qu'il en avait les avait mises sous ses pieds. Cependant, de même que les gens habiles font tout concourir à leur intérêt il cherchait sans cesse le moyen d'administrer de telle sorte les biéns dont il avait la possession temporelle qu'ils lui fussent le gage d'un bonheur éternel.
« Moine oui, mais dans le monde », lui dit son ami, l'évêque de Rodez
Il convoqua donc Gausbert, évêque pleinement digne de louanges et de vénération, avec un certain nombre d'autres honorables personnes, pour leur faire part, en toute simplicité, d'un projet qui lè tourmentait. Ce seigneur Gausbert était très aimé de l'homme de Dieu, et leur commun zèle pour la sainteté mettait entre eux une grande intimité. Il éprouve, leur déclare-t-il, un vrai dégoût pour la vie présente, il voudrait prendre l'habit religieux : il compte donc se rendre à Rome, et faire don, en forme de testament légal, à saint Pierre, prince des Apôtres, de tous ses biens. Après un long échange de vues, le serviteur de Dieu Gausbert, qui considérait la chose sous son plus sérieux aspect, lui conseilla finalement de garder, extérieurement du moins, l'habit séculier, dans l'intérêt général de la population de sa province ; par contre, de suivre son désir de consacrer ses biens au bienheureux Pierre. Lui, ne voulant pas paraître s'obstiner à défendre ses plans avec une excessive opiniâtreté et commettre ainsi une désobéissance, donna son assentiment. Toutefois, en conformité avec le mot de l'Apôtre qui déclare que, Juif — mot dont le sens est : louange de Dieu ; on le sera bien plus profondément et plus vraiment dans le secret du cœur que devant le public, il se fit faire une tonsure de forme particulière, qui restât invisible aux hommes, bien visible à Celui qui d'en-haut nous suit tous de Son regard. Voici : il se fit couper la barbe, et désormais on passait le rasoir sur sa tête, lui coupant aussi en partie les cheveux, en forme de couronne. Afin de tenir la chose absolument secrète, à certains de ses chambriers qui étaient au courant, il fit jurer de ne jamais, lui vivant, la révéler, pour quelque raison que ce fût. On peut donc le penser, en se comportant de la sorte, il a mérité une double récompense. D'une part en effet, l'ardeur de son amour pour le Seigneur le fit devant Dieu travailler sans cesse à l'œuvre de sa conversion ; d'autre part, dans la ferveur de sa charité envers le prochain, il se contraignit, pour mieux rester à son service, à garder malgré lui l'état extérieur de vie dont il ne voulait plus. En vérité, quelle existence pouvait-il mener plus agréable à Dieu que celle-là, où il ne négligerait rien des services à rendre à tout le monde, sans rien retrancher des voies et moyens de sa perfection personnelle ? Vie, nul n'en doute, qui eut d'autant plus de prix qu'elle était au service du grand nombre, tout en restant connue de Dieu seul. Et Dieu, dirons-nous avec l'Écriture, conduisit de telle sorte le cours de ses desseins que, tout en se voyant contraint à épouser Lia, il n'eut pas à renoncer aux tendresses qui lui étaient les plus chères, celles de Rachel.
La « couronne » monastique
Pour bien cacher sa tonsure, il trouva un moyen facile. Il se faisait couper la barbe, comme étant plutôt un embarras, et, tandis que sur le cou il portait les cheveux longs, sur la tête il cachait la couronne en la recouvrant d'une sorte de turban qu'il ne quittait jamais. Par ailleurs, sur ses habits de lin il portait en outre une pelisse, pour la raison que ce genre de vêtement est d'usage courant chez les clercs aussi bien que chez les laïques. Mais il ne voulut jamais avoir deux pelisses à la fois en sa possession. Quand il fallait absolument lui en mettre une nouvelle, il faisait sur-le-champ donner l'autre à un pauvre. Quant à son épée, s'il montait à cheval, il la faisait d'ordinaire porter en avant de lui par le premier homme qui se présentait : jamais il ne la touchait lui-même de sa main. De son baudrier et des ornements de son ceinturon, il avait depuis longtemps fait faire une croix d'or. Il ne montait autant dire jamais un cheval richement harnaché. Par là, et par d'autres comportements du même genre, on voyait assez quel était son souci de vie simple, et à quel point il dédaignait le haut rang qui était le sien.
Le legs à Rome et la fondation du monastère d'Aurillac
Après s'être ainsi, quant à lui, totalement voué au service de Dieu, il voulut aussi consacrer ses biens au Seigneur, et, dans ce but, il partit pour Rome, où il légua son insigne domaine d'Aurillac au bienheureux Pierre, prince des Apôtres, cela par un testament en forme, avec toutes les clauses complémentaires qu'il fallait pour que les moines qu'il avait l'intention d'y faire venir eussent tout le nécessaire en fait de subsistances. Ardent en effet était son désir d'y créer un établissement monastique, où des cénobites, avec un Abbé de leur Ordre, mèneraient la vie de communauté. Il s'engagea aussi pour une contribution annuelle à verser au Trésor de Saint-Pierre. Une fervente générosité d'âme lui avait dicté ces projets. Comme convenu avec lui-même, il partit donc, et, par la faveur divine, il lui fut donné de réaliser ce qu'il avait décidé. Dès son retour, il fit rassembler d'un peu partout tailleurs de pierre et maçons, et fit entreprendre des fondations pour la construction d'une église en l'honneur de saint Pierre. Mais Satan, qui jalouse toujours les gens de bien, trouva je ne sais quel moyen de tromper les prévisions des maîtres d'œuvre. Ils firent les fondations sur un terrain peu solide, et alors qu'on avait déjà sacrifié à la dépense une somme fort importante bien que les murs ne s'élevassent encore pas très haut, les pierres de taille déjà mises en place se disjoignirent tout à coup et s'écroulèrent. Notre Saint ne s'en laissa pas décourager à l'excès. Il est écrit : Le juste ne se laisse pas attrister par le premier accident imprévu. I1 garda la ferme confiance qu'en dépit du retard qu'allaient ainsi subir ces travaux, la récompense du travail ainsi retardé n'en serait pas, elle, pour autant perdue. I1 comprenait que c'était par la volonté de Dieu que lui avait été occasionné ce coûteux accident. Mais, en presque tous nos actes, c'est une loi générale : plus de tranquillité on a en quelque chose qu'on veut faire pour Dieu, plus de difficulté on aura à le mener à terme. Déjà d'ailleurs dans l'ordre de la nature ce qui monte trop vite tombe non moins vite, et ce qui croît péniblement durera plus longuement.
L'église du monastère
Quand vint le temps du Carême, l'air désormais plus clément fut aussi plus propice à la construction. Géraud , par un certain matin, ses prières habituelles une fois dites, sortit du château, qui domine l'emplacement. Il fit quelques pas, porta ses regards dans les diverses directions, et se mit à calculer à part lui l'endroit le plus approprié pour y jeter les fondations de son église. Il se détermina finalement pour un endroit qu'y prédestinait déjà la divine Providence. Sur son ordre, les ouvriers reparaissent, l'ardeur se rallume, les travaux interrompus sont repris, avec la prudence voulue on hâte le travail commencé, et on donne les justes proportions et le style de plein cintre à l'église que son père avait jadis construite en l'honneur de saint Clément. Car, nous l'avons déjà dit, son père était très religieux, comme il est naturel de quelqu'un dont les ancêtres furent eux-mêmes si pieux.
Mais les moines, où en trouver ?
Cependant qu'on poursuivait la construction de l'édifice, il ne cessait de réfléchir sur le moyen de trouver des moines de .mœurs éprouvées, et susceptibles de venir l'habiter avec intention d'y mener la vie régulière. C'est là chose rare à trouver, et, dans l'embarras que lui causait cette difficulté, il ne savait que décider. Alors il envoya un certain nombre de jeunes gens de famille noble au monastère de Vabres : l'observance de la Règle y était dans toute sa ferveur, et il espérait en conséquence que dans cette communauté ces jeunes gens seraient formés sur un parfait modèle de vie régulière. L'un d'eux vit encore, et ce que nous disons là dudit bienheureux .Géraud , c'est lui qui nous le raconte pour l'avoir vu de ses yeux, c'est lui qui l'écrit de sa main. On rappelle bientôt les jeunes gens en question. Mais, faute de maîtres, et sous l'effet de la faiblesse de volonté ordinaire à la jeunesse, ils se laissèrent bientôt aller au relâchement. I1 en résu1ta que les projets de Géraud ne purent prendre corps : il fallut en venir à porter l'un d'eux à la tête du groupe. Mais lui aussi persista dans cette vie relâchée, et le serviteur du Seigneur en sourit profondément, n'ayant pas les moyens de le corriger, ni d'en trouver un autre à lui substituer. Les voyant, tous de connivence, prendre ainsi le chemin d'une vie déréglée, il allait répétant, avec de profonds soupirs, le mot de David : Seigneur, mets en déroute les plans d'Achitophel.
Géraud et sa détestation de la tiédeur chez les moines
Il lui arrivait parfois de laisser échapper des lamentations au sujet de ces hommes qu'il voyait rouler vers le mal. Et il formulait tout haut sa plainte : par leur attachement au monde, ces hommes allaient à leur perte ; la piété disparaissait ; l'iniquité débordait de toutes parts ; de la plupart des cœurs s'enfuyait l'innocence, des bouches la sincérité. Mais il refusait de se mêler de leurs disputes : il priait seulement le Dieu tout-puissant de rétablir chez tous la paix ; il faisait à cette intention célébrer des messes, et reprenait souvent le mot d'Ezéchias : Seigneur, qu'au moins sur mes jours luisent la paix et la vérité ; et cet autre : Oh ! comme la sainteté se fait rare ! oh ! que les fils des hommes maltraitent la vérité.
État monastique et état laïc
La nostalgie qui le consumait pour les choses du ciel et le faisait se déprendre de celles de la terre, il l'apaiserait, espérait-il, s'il pouvait trouver des compagnons qui partageraient les mêmes sentiments. De jour et de nuit le poursuivait cette obsession ; il ne parvenait pas à chasser de son âme son ardent désir de rassembler une communauté monastique, et il s'en entretenait souvent avec ses gens de maison et son entourage. Ce désir le tourmentait en effet à un tel point qu'il lui arrivait de s'écrier : « Qui m'obtiendra de trouver de saints moines ? Je suis tout prêt en retour à accepter de leur donner tout ce que je possède et de passer le reste de ma vie à mendier ! Cet engagement, rien ne me le ferait différer... » Son entourage, alors, lui faisait parfois observer « Les moines ne manquent pourtant pas dans nos pays ! et on en trouverait plus qu'il n'en faut pour venir se grouper ici selon vos veux. » Lui, avec une courageuse franchise, émettait cette opinion : « Si les moines, disait-il, mènent la vie parfaite, ils sont comparables aux saints anges ; mais s'ils se mettent à regretter la vie du siècle, c'est aux anges apostats, déchus du ciel leur patrie, qu'à juste titre, pour leur apostasie à eux aussi, on les compare. Je le confesse devant vous, un bon laïque est incomparablement meilleur qu'un moine qui manque sans cesse à ses résolutions. — Mais alors, lui faisaient-ils remarquer, pourquoi tous ces dons que vous avez l'habitude de prodiguer aux cénobites non seulement du voisinage, mais aussi de bien plus loin ? » Lui alors, avec son humilité coutumière, de déprécier ce qu'il faisait pour eux : « Moi, leur dit-il, mais je ne fais pour eux vraiment rien ! :.. Si cependant, comme vous le prétendez, je faisais pour eux quelque chose, je suis fermement assuré de la vérité des promesses de Celui qui s'est engagé à ne pas laisser sans récompense un verre d'eau donné en son nom. A eux de voir ce qu'ils peuvent bien être aux yeux de Dieu. Il reste vrai que celui qui accueille un juste en tant que juste, recevra la récompense promise au juste ». Ce qu'il disait là, et d'autres paroles de ce genre, fait assez voir que les charmes de cette vie lui étaient à charge, qu'il brûlait du désir du ciel, qu'il voulait se défaire de tous ses biens, si n'avaient pas fait défaut des personnes à qui il pût raisonnablement les remettre. Le proverbe bien connu dit vrai : passera pour fait, ce qu'on a eu la volonté de faire. C'est la raison pourquoi celui qui hait son frère est déclaré homicide. Et Jean l'Évangéliste, bien que mort très paisiblement, est tenu cependant pour avoir bu le calice de la Passion. Et par conséquent, si ce qu'on a eu la volonté de faire est compté comme fait, on ne peut absolument pas refuser à Géraud la récompense de ceux qui ici-bas ont renoncé à tout.
Son « monastère domestique »
Ainsi, c'est contre tous ses désirs qu'il était retenu dans le siècle. Et, bien que lui fissent défaut des compagnons avec lesquels il eût aimé renoncer à ce même siècle, il s'adonnait cependant tout entier, avec une ardeur admirable, à l'œuvre de Dieu. Il était si empressé à écouter les saintes lectures, en alternance avec les prières, tantôt avec d'autres personnes, tantôt tout seul, qu'on se demande vraiment comment il a pu y apporter une telle application, ou se faire une règle de toujours réciter un nombre si considérable de psaumes. Cela, alors surtout qu'il avait sans cesse d'autres affaires à débrouiller. Car il ne s'opiniâtrait pas au point de laisser de côté les occupations indispensables. Toutefois, après leur avoir donné le maximum de soin qui s'imposait, il se hâtait bientôt d'aller retrouver la douceur, qu'il goûtait si fort, de la psalmodie. L'attitude pleine de respect qui était la sienne à l'église, on ne saurait la décrire comme il le faudrait : on eût dit qu'il contemplait pour ainsi dire quelque vision céleste, et que son visage émerveillé traduisait ce sentiment du Prophète : Vivant est le Seigneur, en présence de qui je me trouve. Mais un exemple va l'illustrer parfaitement. C'était la fête du dimanche de l'Ascension, fête qui doit être solennisée, et il avait fait diligence pour venir la célébrer au monastère de Solignac. Car il lui eût été intolérable de réciter sans solennité aucune l'office d'une si grande fête, ou encore, comme on le fait trop souvent, de ne la célébrer qu'en pressant et abrégeant le cours de la célébration. Quand il arriva, les moines du couvent, comme il convenait pour un personnage de son rang et de sa valeur, lui préparèrent siège et prie-Dieu, et recouverts d'étoffes précieuses. Lorsqu'après avoir visité les diverses chapelles, il eut pris place, les religieux commencèrent leur office solennel, qui, selon l'usage, fut très long. Mais le seigneur Géraud , jusqu'à la fin, resta tellement perdu en contemplation qu'on ne le vit ni s'asseoir, ni même s'appuyer tant soit peu sur le prie-Dieu, et l'immobilité du corps manifestait assez la dévotion de son âme et la constance de son attention. Pour nous, hélas ! il n'en va pas de même ! On dirait que notre prière s'adresse à un Dieu qui ne nous voit pas, et c'est d'une voix pompeuse beaucoup plus que d'un cœur simple que nous chantons les louanges divines ! Et alors que voix et intelligence des paroles devraient marcher de pair, notre voix doit sans cesse courir après notre légèreté d'esprit ! Géraud , lui, se ressouvenait de ce mot de 1'Apôtre : Nous sommes sous le regard de Dieu, et il se comportait comme étant en présence du juge qui voit tout.
Guérison d'un aveugle
Dieu a daigné glorifier devant les hommes celui dont la fidélité à ses commandements Le glorifiait auprès de ceux qui les négligent. Bien que les temps de l'Antéchrist soient maintenant proches et que les miracles des saints y doivent prendre fin, Dieu malgré cela, se souvenant de la promesse qu'Il a faite de glorifier ceux qui te glorifient, a daigné glorifier son serviteur en lui donnant d'opérer des guérisons. Ce pouvoir de guérir s'exerça de façon très particulière, car Géraud refusait par humilité d'imposer les mains aux malades, mais il lui arrivait fréquemment de les guérir alors même qu'il n'était pas là et alors même qu'il s'y refusait. Les malades, en effet, lui dérobaient l'eau tout simplement dont il se lavait les mains : elle les guérissait presque toujours. Mais, pour qu'on nous en croit plus volontiers, nous estimons devoir mentionner quelques cas.... Nous parlions du monastère de Solignac... Tout près de ce monastère, un paysan avait un fils aveugle, et il y avait longtemps qu'il gémissait de se voir écraser sous les coups conjugués de cette cécité et de sa pauvreté, lorsqu'il reçut dans une vision le conseil d'aller trouver le seigneur Géraud , puis de verser sur les yeux de son fils l'eau dont notre Saint se serait lavé les mains. S'en remettant à cette vision, l'homme, quand il arriva, raconta le songe qu'il avait eu. A son récit, Géraud fut rempli de consternation et d'une véritable frayeur. Se refusant absolument à tant de présomption, il lui dit que tout cela n'était qu'illusion : « — C'est pour vous tromper! vous, et c'est pour me tromper, moi, et m'induire à des tentatives illicites. Demander de ces choses-là, c'est se bercer d'un fol espoir, • c'est s'égarer. » Le père de l'aveugle se prit à gémir, tourmenté comme il l'était à son sujet. Mais, comprenant que l'homme de 13ieu, en son humilité, ne consentirait jamais à sa requête, il fit seulement semblant de s'en aller de là, et d'un des serviteurs obtint l'eau en question. I1 rentre chez lui, et en lave, tout en invoquant le nom du Christ, les yeux éteints de son enfant, à qui la lumière fut rendue. Un autre fait du même genre suivit de peu celui-là.
Guérison d'un enfant estropié
Près d'Aurillac demeurait un petit garçon estropié, qu'on avait mis, pour lui permettre de gagner sa vie, en apprentissage chez un menuisier. Lui aussi reçut en songe l'avis de se procurer pareillement de cette eau ; mais le menuisier, qui devait la lui apporter, sachant très bien que l'homme de Dieu était là-dessus d'humeur intraitable, n'osa pas en réclamer ouvertement : les gens de maison la lui procurèrent en cachette. Il la répandit sur ces membres qui refusaient leur service, et aussitôt la vertu divine qui agissait par elle les fendit à leur fonctionnement normal. Le bruit s'en propagea peu à peu, et parvint en fin de compte à la connaissance du seigneur Géraud . Tout saisi de frayeur devant un fait si extraordinaire, il déclara [qu'il était dû], non à son mérite à lui, mais à la foi de ceux qui avaient donné de cette eau au menuisier. [Il voulut savoir qui l'avait donnée,] mais tout le monde s'entendit pour le lui cacher. Ne pouvant le savoir, il se porta à de violentes menaces contre qui dorénavant oserait encore en agir de la sorte : « — Si c'est un serf qui le fait, déclara-t-il, je lui fais couper la main ; si c'est un homme libre, je le chasse de chez moi. » C'est qu'il ne redoutait rien tant que les louanges. Et alors qu'il comblait de bienfaits ses ennemis, il était au contraire très dur à l'égard des flatteurs.
Guérison d'une aveugle
A Postomia, où il avait une de ses plus belles terres, une aveugle recouvra la vue avec l'eau dont il se lavait les mains. Tout le monde le sut bientôt ; à lui on le cacha avec le plus grand soin, surtout parce qu'on craignait pour celui de ses serviteurs qui avait donné l'eau à cette femme. Car ses gens se gardaient de prendre à la légère les menaces terribles qu'il avait proférées naguère sur ce point : ils savaient très bien que, s'il attrapait le coupable, il ne s'en sortirait pas impunément.
L'humilité du thaumaturge
Le fait se reproduisit encore alors qu'il séjournait à la petite église qui se trouve auprès du domaine qu'on appelle Crucicula. Une autre femme, qui faisait partie de sa domesticité, avec l'eau que sa main avait touchée, recouvra semblablement la vue. Dès que la chose vint à sa connaissance, sans retard il fait chercher qui a donné l'eau, dépiste l'homme, nommé Rabboldus, et le renvoie immédiatement de chez lui. Toutefois, quelque temps après, un homme de la noblesse, nommé Ebbon, vint le raisonner, et lui dire que c'était peut-être aller contre la volonté de Dieu que de négliger ainsi, sous le prétexte d'une humilité mal comprise, ce don que lui accordait le Ciel, et d'abandonner à leur triste sort ceux qu'il eût soulagés ; ce don, qui lui avait été sans doute accordé pour eux, il valait mieux, ajoutait-il en faire usage, quand ils venaient le supplier sur des sujets d'extrême nécessité, pour leur en procurer le bienfait. Il n'avait pas à craindre, disait-il encore, d'en tirer vanité, puisque ce n'était pas de gloire qu'il était désireux, ni non plus de se montrer en cela présomptueux, étant donné que ceux qui recouraient à lui alléguaient un avertissement du ciel, et alors surtout que, comme l'expérience l'avait démontré, la grâce de la santé recouvrée, qu'on l'avait supplié d'obtenir, plus d'une fois avait été effectivement accordée sans qu'il eût lui-même rien su. Ainsi poursuivait-il, avec un parfait bon sens. Géraud , lui, poussait des soupirs, versait des larmes : il craignait, disait-il, d'être le jouet d'une ruse du démon, qui saisissait ce moyen de l'abuser, et qui, pour le cas où il eût jamais fait quelque bien, se fût par là arrangé pour lui arracher la récompense ainsi méritée. Finalement pourtant, soit à force de prières, soit vaincu par ces raisons, il reprit chez lui l'homme qu'il en avait chassé, et, à la femme dont nous avons parlé, fit remettre douze écus.
Prière et Charité
Convaincu que la vie spirituelle se maintient mieux par l'alternance qu'on aura su établir entre la prière et la lecture, il se faisait lire, nous l'avons dit, les paroles saintes. Il adopta même l'usage de la lecture au repas, et son lecteur ne devait pas l'omettre même s'il y avait à table des invités. Parfois cependant, il consentait à arrêter la lecture, et, aux gens instruits qui pouvaient se trouver là, il faisait alors donner des explications sur ce qu'on venait de lire. Ceux à qui il s'adressait ainsi le priaient d'ordinaire de prendre plutôt lui-même la parole : il finissait par leur céder, s'exprimant très bien, et montrant qu'il connaissait la question aussi bien qu'un homme de la partie. Il veillait toutefois à ne pas couvrir de confusion les clercs présents. Quand tout le monde, après le repas, se retirait chacun de son côté, à lui on faisait encore la lecture, particulièrement de ce qu'on avait passé des textes lus par ailleurs à l'église. Alors qu'il s'occupait ainsi à écouter une lecture, personne n'eût facilement pris sur soi d'aller le déranger pour une affaire quelconque. Car, selon le mot de Job, il savait se faire craindre de ses inférieurs, et le moindre regard de lui produisait toujours son effet. Pour ce qui concerne ses entretiens et sa conversation, ils ont laissé un merveilleux souvenir. Là où il pouvait laisser libre cours à la gaieté, il était extrêmement agréable à écouter. Si c'était des reproches, par contre, qu'il avait à faire, on eût dit des coups d'aiguillon, qu'on redoutait presque plus que les verges. Il était très lent à donner, mais ce qu'il avait une fois donné, il ne le reprenait jamais. S'il était au courant de la mauvaise réputation d'un prêtre, il n'allait pas pour autant en concevoir du mépris pour sa messe : il savait très bien que ce saint mystère, ce ne sont pas les péchés d'un homme qui peuvent en compromettre la grandeur. Exigeant ou indulgent selon le cas lorsqu'il s'agissait de juger .les actions d'autrui, il ne savait que rabaisser les siennes propres. A vrai dire, il s'en remettait pour elles à Celui qui les regarde du haut du ciel, et cela avec d'autant plus de soin qu'il leur accordait à part lui moins de prix.
… Suavis est Dominus...
Comme il laissait, pour ainsi parler, sans cesse entrer plus à flots en lui le désir du ciel, sa parole était à tel point nourrie de l'abondance du cœur, que cette bouche désormais ne faisait presque plus entendre que la loi de Dieu. I1 avait en effet retenu à son usage diverses paroles de l'Écriture qui semblaient spécialement indiquées pour les divers devoirs de la journée. Par exemple celle-ci, pour le matin avant d'avoir encore dit mot : Mets ô mon Dieu, une garde à ma bouche, et à mes lèvres un poste de surveillance, et d'autres du même genre, qu'il appliquait aux diverses circonstances, comme par exemple au réveil, au lever, en se chaussant, en mettant ses habits ou son ceinturon, et plus encore lorsqu'il partait en voyage ou entreprenait un travail quel qu'il fût, tellement que, pour parler comme l'Apôtre, il semblait faire toutes choses au nom du Seigneur. Aussi bien, s'il lui arrivait de s'asseoir un instant, soit tout -seul, soit en compagnie, on le voyait parfois méditer longuement et en silence on ne sait quoi, verser d'abondantes larmes, et, tout secoué d'émotion, laisser échapper du fond de sa poitrine de grands soupirs, si bien qu'il était facile de supposer que son âme se fixait ailleurs et ne trouvait pas ici-bas son bonheur. De ses silences comme de ses paroles, on peut dire que sa bouche faisait entendre la louange du Seigneur, et que la méditation de son cœur le tenait sans cesse en sa présence.
Moine « dans le siècle »
On savait très bien autour de lui qu'il aspirait de tout l'élan de son âme, à l'habit religieux. Cependant, il savait voir les choses comme elles sont, et, se disant qu'on a beau faire profession extérieure de cet admirable plan de vie, si on s'y laisse séduire par l'amour du monde, on n'en tombe que plus lourdement de p1us haut, il jugea préférable de rester où il était, plutôt que de tenter, sans collaborateurs de vertu éprouvée, une entreprise aussi difficile. Ainsi donc, à s'en tenir à ses désirs, il pratiqua fidèlement, par son attachement pour le Christ, la profession monastique. Et c'est un titre de gloire véritablement exceptionnel que, sous l'habit séculier, tout mettre au service de ce dessein de vie religieuse, de même qu'il est non moins honteux, sous ce même habit religieux, de ne rechercher que la vie du siècle. Cet homme, donc, ne trouvant pas, nous l'avons dit plus haut, des frères avec qui mener tous ensemble une sainte et heureuse vie commune, l'exil de cette vie lui était sa charge. Et, semblable à la colombe de Noé, qui jadis, ne trouvant pas au dehors où se poser, retournait à l'Arche et à Noé lui-même, notre Saint, parmi les flots de ce monde, allait demander au secret de son cœur le repos délicieux qu'était pour lui le Christ. I1 ne faisait pas comme le corbeau en se jetant avidement sur le cadavre du plaisir des sens : son âme refusait de demander consolation aux honneurs de la vie présente, son bonheur était de penser à Dieu, et elle retournait sans cesse au secret de son cœur, comme à une Arche, pour y chanter sa joie. Car il n'eût pas supporté de voir plus longtemps dans son cœur l'iniquité, par crainte de voir de son côté le Seigneur rejeter sa prière. Pour mieux dire, ces péchés qui sont le lot obligé de l'humaine condition, et qui nous paraissent à nous de si peu d'importance, mais qu'il considérait, lui, comme graves, i1 prenait sans cesse un tel soin de s'examiner à leur sujet, qu'il pouvait après cela fermement espérer de la clémence divine la rémission des impiétés du cœur. Voilà pourquoi son Roi et Maître, avec bonté, le gardait en droit chemin en Sa présence, et accordait à la voix de sa prière une attentive bienveillance. On veillait par ailleurs si soigneusement à ce qu'il fût toujours reçu et logé non loin d'une église, que, sur tout un long cours d'années, il ne passa jamais de nuit à l'écart d'un oratoire, sauf une, celle de la fête des saints Innocents, où il se trouva en chemin. Sa suite comptait toujours un nombre important de clercs, pour pouvoir, avec eux, assurer rigoureusement l'office divin. I1 faisait de même emporter avec lui tous les objets indispensables aux fonctions d'église, pour pouvoir, avec le maximum de soin et de respect, assurer le ministère du service divin, particulièrement les jours de fête. Pour l'office de nuit, il devançait largement tout le monde à l'oratoire, et, l'office terminé, il avait coutume de s'y attarder seul, trouvant alors d'autant plus de douceur que c'était davantage en secret, à savourer les délices des joies intérieures. Parfois cependant, il sortait, joyeux et gai, soit, selon la circonstance, pour aller se coucher, soit pour aller retrouver ses gens. Voilà quelle était sa manière de vivre, au point qu'aucun esprit droit ne pouvait pas ne pas être dans l'admiration, à voir couler en lui la grâce divine avec une telle abondance. Mais cette manière de vivre, il la faisait passer jusque dans ses habitudes extérieures, si bien que ses serviteurs savaient d'avance comment, à telle époque de l'année, il allait se comporter.
Le pèlerinage de Rome
Il s'était fait une habitude d'aller assez souvent à Rome. On savait déjà qu'il y alla à plusieurs reprises. Nos informateurs sont en mesure de préciser : sept fois. Toujours voir la lumière est un désir instinctif de la nature humaine : lui, en homme de profonde vie spirituelle qu'il était, ressentait le vif désir spirituel de voir ces deux grands luminaires du monde que sont saint Pierre et saint Paul. Les voir eux-mêmes en personne, il n'y prétendait pas encore. Alors, il rendait fréquemment visite à leurs tombeaux et à leurs basiliques, et il légua tous ses biens audit bienheureux Pierre. I1 s'était assigné pour loi de revenir tous les deux ans à leur tombeau, emportant en même temps — comme pourrait le faire un esclave qui irait implorer son maître — dix sous suspendus à son cou (84 bis), à titre de redevance pour son Maître à lui. Seulement, qui pourrait convenablement faire comprendre quelle dévotion il mettait dans l'accomplissement de sa promesse ? Il était si libéral pour les indigents qu'autant dire aucun pauvre n'était oublié dans ses largesses, or dans ce pays, c'est en foule qu'on les rencontre. C'est qu'il avait le ferme espoir d'être exaucé pourvu qu'il entendît lui-même la clameur des pauvres. Aux monastères qui se trouvaient sur sa route, il faisait également d'abondantes largesses. Aussi la réputation de son extrême libéralité s'était-elle répandue un peu partout. Moines, pèlerins, les pauvres, les personnes chez qui il prenait logement, tous, à la saison qui voit d'ordinaire passer les Romées, posaient avec insistance la question : le comte Géraud venait-il cette année-là ? ou encore : quand devait-il venir ? I1 n'est pas jusqu'aux Marruques, habitants des glaces alpestres, qui n'aient estimé qu'il n'y avait pour eux rien de plus lucratif que de transporter les bagages de Géraud par les crêtes du mont Joux.
Le voleur de chevaux
Un jour qu'il faisait ce chemin, arrivé dans une ville nommée Asta, un voleur lui déroba deux de ses bêtes de charge. Mais quand le voleur parvint à un certain ruisseau, il eut beau les pousser, impossible de les faire passer, tellement que les hommes du seigneur Géraud n'eurent qu'à se saisir de lui. Géraud récupéra ses bêtes, il laissa le voleur tranquille.
Le saint homme Alibert et son poisson
Sur cette même route, il avait une fois dans sa suite un moine nommé Alibert, homme réputé pour son grand esprit de pénitence. I1 aimait en effet ce genre de compagnie, et, quand il lui arrivait de rencontrer ainsi quelqu'un qui menât une sainte vie religieuse, il goûtait beaucoup sa société. Il arriva un jour qu'on n'eut aucun mets qu'on pût préparer pour l'ascète à manger avec son pain. Le seigneur, avec sa sollicitude, demanda à ses gens s'ils lui avaient préparé à manger comme d'ordinaire. Du pain, c'est tout ce que nous avons, répondirent-ils. I1 s'en tourmenta : « — Oh ! dit-il, qu'est-ce qui nous arrive là ! Pour nous, un repas complet ; pour le serviteur de Dieu, les restrictions. » Car ce jour-là n'était pas jour d'abstinence. Quand vint le moment de se laver les mains, Samuel — ici présent, c'est lui qui raconte le fait — , courant chercher de l'eau, trouva inopinément un petit poisson échoué sur la berge, et qui frétillait encore : il venait sous ses yeux de sauter hors de l'eau. I1 le saisit, et, tout joyeux, court l'apporter au seigneur. « — Tenez, lui dit-il, Dieu vous envoie ce poisson. Je l'ai trouvé par terre au bord de l'eau. — Deo gratias », répondit Géraud . Tandis qu'on faisait frire, il entre dans sa tente, se met à genoux, et, les larmes aux yeux, fait une courte prière. C'était sa constante habitude : rien pour lui ne passait avant ]e Christ, et, tout au contraire, en toute occurrence, il lui faisait pieusement action de grâces. Sa prière faite, il se lève, et tout le monde remarqua son air de joie. Tout le monde aussi se mit à table, et l'ascète eut' à manger` à Sa faim, il restait même encore de son poisson. « — Pourquoi donc, frère, insista le seigneur, ne veux-tu pas achever ce bien modeste poisson, puisque tu n'auras pas autre chose à manger ? » Le moine se dit rassasié. Le seigneur en goûta alors, pour voir s'il était bon. I1 lui trouva un goût excellent : il en put manger lui aussi à sa faim, et en distribuer, comme aliment béni, un petit morceau à tous ceux qui étaient. Tous rendirent grâces, reconnaissant la main et le don de Dieu dans la découverte du poisson comme aussi dans le fait qu'il y eût eu tous ces restes. Car il avait tout au plus quinze centimètres de long.
L'aveugle de Lucques
Toujours sur le chemin de Rome, comme il venait d'arriver dans une ville de Toscane nommée Lucques, une femme se présenta à lui : un songe, lui dit-elle, l'avait avertie qu'il rendrait la vue à son fils. I1 fit là-dessus de vifs reproches à cette femme, laissa là le mulet qu'il montait, et s'éclipsa. La femme demandait partout comment elle pouvait s'y prendre pour obtenir de l'homme de Dieu la faveur espérée. Un des serviteurs se laissa aller à lui dire que l'eau dont il se lavait les mains avait déjà opéré des prodiges. Seulement, le seigneur Géraud , dont la demande de cette femme ravivait la méfiance, faisait tout de suite verser l'eau par terre devant lui. La femme le suivit partout, jusqu'au jour où il ne songea plus à faire jeter l'eau. Elle en obtint enfin, à son insu à lui. Elle alla en mouiller les yeux de son fils aveugle, et la vue lui fut aussitôt rendue. Quand l'homme de Dieu eut quitté la ville, ladite femme vint lui présenter son fils guéri. Tous étaient dans l'admiration de ce qui s'était passé là ; lui allait son chemin, en pleurant silencieusement. Et personne n'eût osé en sa présence y faire allusion, non plus qu'à d'autres faits du même genre.
A « Font Vineuse »
Je vais raconter quelque chose de tout à fait extraordinaire, et qui paraîtra peut-être même incroyable. Mais je m'en rapporte aux deux témoins qui le racontent. L'homme de Dieu, nous disent-ils, rentrait d'Italie par la route qui de Turin vient aboutir à Lyon. Il avait déjà franchi les Alpes, et ils s'engageaient dans un endroit totalement dépourvu d'eau, paraît-il, mais on ne pouvait passer que par là. Or le vin de leurs outres lui-même vint à manquer. Comme cette région a depuis longtemps déjà été dévastée par les Sarrasins, l'eau d'autre part y faisant défaut, et le vin, naturellement, encore plus introuvable, une terrible soif s'empara d'eux. Ils essayaient de voir s'ils ne pourraient pas faire plus rapidement ce parcours en hâtant la marche, mais gens de pied et bêtes de somme n'en pouvaient plus. Le seigneur Géraud fut contraint de faire faire halte. Ses hommes étaient étendus dans l'herbe, découragés ; quant aux animaux de bât, sous l'aiguillon de la soif, ils erraient çà et là à travers les pâturages. Un des clercs partit les chercher pour venir reprendre leur chargement : on ne voulait pas prolonger davantage la pause. Or, ce clerc rencontra un trou rempli d'un liquide. Très surpris, il voulut examiner ce que c'était, et se pencha dessus. Et voilà que le liquide exhala une odeur de vin. Il revient tout joyeux vers le seigneur. « Je viens de trouver, lui annonce-t-il, quelque chose... je ne sais quoi... mais qui ressemble à du vin. — Tu n'es pas malade ! lui répond Géraud . Dieu fasse que ce soit déjà de l'eau que tu aies trouvée ! Du vin ! Dans ce pays ! » Notre bon clerc prend le premier récipient venu, va puiser un peu du susdit liquide, et le lui apporte. Sans conteste possible, ce qu'il avait apporté là offrait tant la couleur que l'odeur du vin ! Le seigneur alors donne l'ordre à ses chapelains de prendre la croix et les coffrets aux reliques, pour aller faire, sur le trou qui contenait ce liquide, les exorcismes de l'eau bénite. Après quoi, en invoquant le nom de Dieu, il leur dit de goûter pour voir ce que c'était. Ils constatèrent que c'était bien du vin. Grandement étonné et tout rempli de joie, l'homme de Dieu, avec eux tous, se tourna vers Dieu pour le remercier. Avant de boire lui-même, il fit donner à boire à tout le monde, sans cependant permettre à personne d'en emporter si peu que ce fût dans leurs flacons. Soit dit sur la parole de ceux qui affirment avoir vu. Il reste néanmoins que, Si on songe à ce qui se passe actuellement encore à son tombeau, on incline à croire aussi bien ce qu'on raconte de lui pour ce temps-là que pour aujourd'hui.
Ad limina sanctorum
Cette route-là, notre Saint la fit souvent. Car ce n'étaient plus les palais des rois, ni les camps des gouverneurs des Marches, encore moins les réunions des grands, qui l'attiraient. C'est aux Consuls du ciel, savoir saint Pierre et saint Paul, qu'il désirait, nous l'avons déjà dit, faire plus souvent visite. Pourtant il mettait toute sa ferveur de dévotion à fréquenter aussi d'autres lieux saints, comme par exemple le tombeau de Monseigneur saint Martin ou celui de saint Martial. Je suis convaincu qu'il contemplait en esprit la joie de cette armée des bienheureux, à la Cour du Capitole céleste. Et à la pensée que l'heure était proche où il leur serait réuni, il goûtait comme les prélibations de la joie de son Maître.
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