Spiritualité Chrétienne

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Vie de Saint Géraud d'Aurillac

  Vie de Saint Géraud d'Aurillac

855-909

Fête le 13 octobre


Texte de Saint Odon, Abbé de Cluny


Lettre dédicatoire


Au seigneur Abbé Aymon, en témoignage renouvelé de l'amitié que je lui dois pour tant de bontés de sa part, Odon, comme lui au service de ses frères , adresse dans le Christ tous ses souhaits d'une santé durable. Ce petit travail sur le genre de vie et les miracles du bienheureux Géraud , que vous m'avez naguère, et avec une si vive insistance, engagé à composer, en utilisant au mieux toutes les ressources dont je pourrais disposer, eh bien ! je m'y mets, en dépit de mes appréhensions. C'est que, si je m'exécute, j'ai peur de faire preuve de présomption, en me chargeant d'un travail au-dessus de mes forces ; mais par ailleurs, si je refuse de m'y employer, je redoute plus encore de faire montre de bien mauvais caractère. Soit donc ! en me confiant au Christ, en pensant à Son obéissance et à Sa bonté. Je te demande seulement de vouloir bien implorer pour moi Sa divine clémence, pour que, en considération de l'amour qu'eut toujours pour Lui Son serviteur Géraud , Il daigne diriger de telle sorte mon écrit qu'il ne soit ni tout à fait indigne d'un homme que la Providence destinait à tant de gloire, ni, pour moi, matière à offenser la vérité. Et c'est justement pour échapper à ce dernier danger que j'omets certains faits dont tu vas peut-être regretter l'absence : je ne retiens pour mon récit que ceux-là seuls qui ont été portés à ma connaissance, toi présent, par des témoins absolument dignes de foi.


Préface


On voit très souvent mettre en doute l'authenticité des faits qui nous sont rapportés du bienheureux Géraud. Certains vont à l'extrême : — " Non seulement inauthentiques, disent-ils, mais pures rêveries ! " Il en est aussi qui, pour se trouver des prétextes à vivre dans le péché, mettent très haut notre saint, mais en déformant les choses : — " Géraud ! mais il a eu haut rang et fortune, il a eu à sa portée tous les plaisirs, et pourtant c'est un saint !... " C'est évidemment leur vie à eux, toute livrée au plaisir, qu'ils voudraient pouvoir ainsi autoriser de son exemple à lui. Ces façons de voir, nous voudrions, dans la mesure de nos moyens, les discuter ici un instant. Car nous aussi, et longtemps, le récit de ses miracles ne nous trouva pas moins incrédule, cela pour la raison surtout qu'en certains endroits, on voit, sur je ne sais quels bruits, se produire tout à coup de ces grands concours de peuple, qui très vite aussi se dissipent comme un vain rêve. Mais une occasion s'étant présentée de rendre visite à nos frères du monastère de Tulle, nous en profitâmes pour nous rendre à son tombeau. Là, nous demandâmes à voir quatre de ceux dont il avait lui-même assuré l'éducation, savoir : le moine Hugues, le prêtre Guibert, et deux nobles laïcs, Guitard et un deuxième Guibert. C'est auprès d'eux, mais aussi d'un grand nombre d'autres personnes, que nous avons soigneusement mené notre enquête sur ses habitudes courantes et son genre de vie, prenant soin de les interroger, tour à tour, ensemble ou séparément, pour bien voir ce sur quoi ils étaient tous d'accord, ce sur quoi leurs dires ne concordaient pas tout en examinant à part nous si cette vie était bien telle qu'il fût normal d'y rencontrer des miracles. L'enquête fut concluante en faveur d'une sainte vie. Dieu a bien voulu maintenant, dans sa bonté, nous en fournir d'abondantes preuves, et il ne nous est plus possible d'élever des doutes sur cette sainteté. Une chose qui accroît encore notre admiration, c'est que, de nos jours, où la divine charité, aux approches de la venue de l'Antéchrist , voit se refroidir à peu près complètement sa ferveur, il semblerait que dussent disparaître aussi les miracles des saints. Comment ne pas voir là l'effet de la promesse qu'on lit dans Jérémie : Je ne mettrai pas de terme à mes bienfaits envers mon peuple . Que nous soyons en présence d'un de ces bienfaits de Dieu, nous en avons d'ailleurs l'attestation de l'Apôtre quand il dit qu'en aucun siècle Dieu n'a permis qu'il n'y eût rien pour témoigner de Lui , et que Ses bienfaits ne cessent de combler de joie le cœur de hommes. Si donc il plaît à Sa divine bonté, après avoir pour nos pères réalisé tant de merveilles, de manifester sa gloire en notre temps aussi, gardons-nous bien d'y refuser notre assentiment. Mais que ces dispositions de la Providence soient prises pour le temps présent, et par le canal d'un homme d'aujourd'hui , le motif en parait assez évident: c'est que tout ce qu'ont pu dire ou faire les Saints d'autrefois, tout s'est effacé, comme il en va d'un mort que tout le monde a oublié. Et si cet homme de Dieu, comme Noé en d'autres temps , a su vivre selon la loi divine, c'est que le Seigneur l'a mis au milieu de nous pour être Son témoin vivant aux yeux de ceux qui le verraient se conduire de la sorte, pour que cette existence, éclatante de justice et de piété , réveille, ainsi vue de tout près, leur cœur, et les porte à une généreuse imitation. Ira-t-on déclarer dure ou impossible l'observation des commandements de Dieu, quand on les voit observer par un laïc, et d'un rang si élevé ? Or, rien ne contribue autant à une déplorable insouciance sur ce point, comme le fait de ne jamais se représenter la sentence qui nous attend après cette vie pour le bien ou pour le mal que nous aurons fait. L'écriture, elle, nous donne un tout autre conseil : celui de nous souvenir, dans tout ce que nous entreprenons, de nos fins dernières. Si Dieu, qui dans le ciel récompense maintenant Son serviteur, le glorifie également sur terre sous les yeux de ceux qui méprisent Sa loi, en voici la raison : par ce qui se passe sous leurs yeux, porter les contempteurs de Dieu à bien comprendre intérieurement que ce n'est pas du tout folie de servir Dieu, puisque — I1 le déclare Lui-même — ceux qui Lui rendent gloire, Il leur rendra gloire, et ceux qui Le méprisent, I1 ne voudra pas les connaître. Nous estimons aussi que cet homme de Dieu fut donné aux Grands pour leur servir d'exemple et de modèle. Cet exemple se présente à eux comme pris dans leur entourage et de leur rang. Ils se doivent donc d'étudier avec soin comment ils pourront l'imiter, de peur qu'au jour du Jugement il ne soit leur condamnation, comme le sera pour les Juifs la Reine du Midi. Pour ce qui est de nous, prenant occasion des actions du Saint, nous avons joint, sur votre suggestion , chaque fois que l'opportunité s'en est offerte, notre monition personnelle pour rappeler ces mêmes Grands à leurs devoirs. Je dois dire en effet que le seigneur évêque Turpin, et mon très cher ami le révérend Abbé Aymon, un grand nombre d'autres personnes aussi, m'ont véritablement forcé, par leurs instances répétées, à entreprendre ce travail. J'ai tenté, il est vrai, de me dérober, pour une raison très réelle, celle de mon peu de culture . Mais ils seraient très contents, me répondirent-ils, de me voir user pour mon récit d'un style tout simple. Et par ailleurs, je me suis dit que, pour un homme qui personnellement fut si humble, ne convenait pas bien le style pompeux. Mais je m'en suis rapporté essentiellement aux dires des témoins. Or, il nous ont raconté peu de miracles, la chose pourtant qu'apprécie grandement le commun des hommes, et en revanche ils se sont assez longuement étendus sur cette vie si réglée et sur ses œuvres de miséricorde, la chose qui compte aux yeux de Dieu" Il est écrit en effet qu'au jour du Jugement le Roi du ciel, à ceux — et ils sont nombreux — qui prophétisèrent, ou à ceux — nombreux, eux aussi — qui opérèrent des miracles, dira : " Je ne vous connais pas ". Ceux au contraire dont la vie pratiqua la justice — et c'est la justice qui fut le plus éclatant mérite de Géraud —, ceux-là l'entendront leur dire : " Venez, les bénis de mon Père ". Et de fait, ce qu'on rapporte de Job, de David, de Tobie, et de bien d'autres, et qui maintenant leur vaut la béatitude céleste, n'en trouve-t-on pas de toute évidence l'équivalent dans les faits et gestes de Géraud ? Tout bien considéré, la conviction s'est imposée à moi que Géraud mérita la société des saints, d'autant que son Rémunérateur céleste daigne au surplus, sur son intercession, opérer des miracles. … Mais voilà bien du temps donné à cette Préface apologétique. Le nom du Christ invoqué, abordons enfin notre sujet.


Livre premier

Le bon comte


Né à Aurillac


L'homme de Dieu que lut Géraud appartient par ses origines à cette partie des Gaules que les Anciens appelaient " Gaule Celtique ", plus précisément à la région qui se situe aux confins de l'Auvergne et du Quercy, et même de l'Albigeois, et c'est dans l'oppidum ou villa d'Aurillac qu'il vint au monde . Son père avait nom Géraud , et sa mère Adeltrude. Si la noblesse de sa naissance lui conféra un rang supérieurement brillant, c'est qu'entre les nobles maisons des Gaules, sa famille à lui révélait assez cette excellence aussi bien par la fortune que par la probité morale. L'honnêteté des mœurs, en effet, et l'esprit religieux, dont ses parents donnèrent toujours des preuves, furent chez eux, nous rapporte-t-on, comme une sorte de trésor héréditaire. Deux témoins issus de la même souche en sont une preuve qui se suffit largement à elle-même : à savoir Césaire l'évêque d'Arles, et le bienheureux Abbé Yrieix . Et comme le Seigneur protège la lignée des justes, que d'autre part la lignée dont est issu Géraud fut celle d'âmes à la recherche du Seigneur, rien d'étonnant qu'on voie la bénédiction de Dieu sur Cette lignée de justes . De fait, la fortune matérielle qui fut la leur, on en a déjà une indication par ces vastes domaines, aux nombreuses fermes, et dispersés un peu partout, qui échurent à ce même Géraud par droit de succession. Quant aux vertus qui firent l'ornement de son âme, et dont il avait puisé le germe en ses parents, il sut en lui les faire croître et grandir et resplendir ; mais en ceux dont il naquit, il faut bien d'une certaine manière que la grâce ait été non moins éclatante eux qui méritèrent de donner le jour à un enfant qui en fut si richement comblé.


Un songe de son père


Quoi qu'il en soit, son père s'attachait si bien, dans le mariage même, à observer la chasteté, que, de temps à autre, il renonçait au lit conjugal, et couchait seul, en vue, selon le mot de l'Apôtre, de s'adonner, pour un temps, à la prière. Or, une nuit, déclare-t-on, et alors qu'il dormait, il lui fut donné avis d'avoir commerce avec sa femme : un fils lui naîtrait — car il lui fut mandé également, ajoute-t-on, de lui donner le nom de Géraud , et il lui fut dit, en outre, que cet enfant serait du tout premier mérite. Il s'éveilla, et se trouvait tout heureux de sa vision. Il se rendormit ensuite. Or, il lui sembla voir sortir du pouce de son pied droit une sorte de rameau, qui peu à peu devenait un grand arbre, et qui, finalement, poussant de tous côtés ses branches, s'étendait dans toutes les directions . Il appelle alors, lui parut-il, ses ouvriers, et leur commande de l'étayer de piquets et d'échalas. Cependant, l'arbre avait beau croître démesurément, lui ne le sentait pas peser le moins du monde sur son orteil. Assurément, les visions qu'on peut avoir en songe ne sont pas nécessairement illusoires. Et s'il faut ajouter foi à un songe on peut bien dire aussi que la vision qu'on nous raconte là s'accorde parfaitement avec la réalité des faits qui suivirent. En tout cas, il eut commerce avec sa femme, et, selon ce qu'avait prédit la vision, elle conçut un fils. Peut-être cependant, puisqu'il s'agit de songe, y a-t-il place pour le doute. Mais, de la sainteté de Géraud , un autre signe, bien assuré celui-ci, suivit bientôt le premier.


Un signe « prénatal »


Alors que sa mère approchait de ses couches, plus exactement huit jours avant sa naissance, il arriva ceci : elle était au lit avec son mari, aucun des deux ne dormait encore, et ils causaient entre eux de je ne sais quoi, lorsque l'enfant fit entendre un petit cri que tous deux entendirent très bien. Tout surpris, et même stupéfaits, ils se demandaient ce que ce pouvait être. Il leur était cependant impossible de méconnaître que le cri s'était fait entendre dans le sein de la mère. Le père sonne donc la chambrière, et lui dit d'apporter de la lumière pour voir d'où a pu partir ce vagissement. "Mais il n'y a absolument pas d'enfant ici pour avoir poussé ce cri ! ", lui dit cette femme, non moins étonnée qu'eux. Or, à ce moment, l'enfant, pour la seconde fois, se fit entendre. Et au bout de quelques instants, une troisième fois encore, cri tout à fait analogue aux vagissements ordinaires d'un nouveau-né. C'est donc trois fois qu'on l'entendit dans le ventre de sa mère, et le fait est certes assez extraordinaire pour qu'on puisse affirmer qu'il est contraire aux lois de la nature. Il n'est pas dû au hasard, mais à une disposition particulière de Dieu auteur et ordonnateur de la création. Par conséquent, peut-être faut-il voir dans ce cri un présage de ce fait que, dès la captivité dans cette vie mortelle, ses actions auraient déjà leur source dans la seule vraie vie. Si le fruit, en effet, que la mère porte dans son sein a la vie, mais non la conscience, de même le genre humain tout entier, ici-bas, après le péché du premier homme, se trouve pour ainsi dire enfermé dans l'étroit réduit d'entrailles maternelles. Sans doute, par la foi, sa vie y connaît déjà l'espérance de la gloire des enfants de Dieu , mais cependant tout ce qui suppose une vie consciente, comme le simple fait de voir, et, plus encore, l'activité consciente au degré dont en put jouir le premier homme avant le péché ou dont sont doués les Saints après cette vie, lui n'a aucun moyen de l'exercer, en tout cas que difficilement et de façon très réduite. Si donc Géraud encore dans le ventre de sa mère, se fit très distinctement entendre, c'est que, apportant à sa foi en la sainte Trinité une ardeur bien supérieure à celle du commun des hommes, il voulut, par ce tout petit cri, donner à comprendre l'heureuse renommée dont il allait remplir le monde.


Portrait de Géraud enfant


Une fois sevré, et parvenu à cet âge encore bien tendre où cependant se révèlent d'ordinaire les dispositions naturelles, on voyait poindre en lui je ne sais quoi de sympathique et d'attirant où un regard attentif pouvait lire d'avance la future sainteté de l'homme que nous connaissons. C'est un fait d'expérience courante, en effet que, dans la prime jeunesse, sous l'influence de la nature corrompue les enfants sont généralement portés à la colère, à la jalousie, à satisfaire les désirs de vengeance, et autres tendances analogues. Chez Géraud enfant, au contraire, une sorte de douceur de caractère, jointe à cette pudique retenue qui confère tant de distinction à l'adolescence, firent le charme déjà même de son comportement en son bas âge. Par une disposition providentielle de la grâce divine, on l'appliqua à l'étude des lettres, étant seulement bien entendu, aux yeux de ses parents, qu'une fois les Heures dites , on l'occupait tout aussitôt aux disciplines séculières, comme il est d'usage pour les jeunes gens de famille noble, à savoir le lancer des chiens de chasse le tir à l'arc, le lâcher, avec la force voulue, des faucons et éperviers . Mais, pour éviter que, entièrement pris par ce frivole programme, il ne perdît inutilement le temps propice à l'étude des Lettres, là encore intervint la volonté divine, et il lui survint une assez longue maladie un état général de fatigue de telle nature qu'elle lui interdit les exercices séculiers d'entraînement, sans toutefois l'empêcher de s'adonner aux études. Tout son corps se couvrit de menues pustules, mais qui persistèrent si longtemps, qu'on en vint à les juger incurables. En raison de quoi, son père, avec l'accord de sa mère, décide de l'occuper plus strictement à l'étude des Lettres. Leur intention était évidente : au cas où leur fils se trouverait peu en mesure de pouvoir remplir des fonctions séculières, que lui fût donnée la formation voulue pour occuper des charges d'église . Telle fut la circonstance qui décida pour lui non seulement l'étude du chant , mais une première initiation à la grammaire. Ce lui fut, dans la suite, de grand profit, car la pratique de cette science, en affinant encore sa vivacité naturelle d'intelligence, la rendit, où qu'il voulût l'appliquer, encore plus pénétrante. En lui d'ailleurs brillait une vive finesse d'esprit, qui le mettait à même d'aborder à peu près toutes les études qu'il lui plaisait.


Son éducation: le profane et le sacré


Au terme de son enfance, et maintenant adolescent, une robuste constitution vint à bout des humeurs internes dangereuses pour sa santé. Il fut bientôt assez leste pour sauter par exemple sans effort par-dessus la croupe d'un cheval. Et à le voir ainsi sans cesse croître en force et en agilité, on se reprenait à le former au métier des armes. Mais la douceur des écritures déjà s'était insinuée dans l'âme de l'adolescent, et c'est après cette étude qu'il soupirait avec le plus d'inclination. Aussi, bien qu'il excellât aux exercices militaires, c'est le charme des Lettres qui l'attirait : se laissant aller à sa répugnance, il ne se portait aux premiers qu'à contrecœur, tandis que les études le trouvaient toujours prêt. Il se disait dès lors, je pense, que, comme l'affirme l'Écriture, mieux vaut sagesse que force , et que c'est elle qui est la vraie richesse. Et comme on la découvre aisément quand on l'aime , elle tenait une telle place dans la pensée de notre adolescent que d'elle-même elle se dévoilait à lui pour être le doux entretien de sa méditation intérieure. Aussi nul obstacle ne parvenait à empêcher Géraud de se livrer à ce goût si vif pour l'étude. Et le résultat, ce fut une connaissance à peu près complète de l'ensemble des Livres Saints, en même temps qu'une supériorité manifeste sur bien des clercs, si savants qu'ils se prétendissent en ce domaine.


Comte d'Aurillac à la mort de son père


A la mort de ses parents, toute l'autorité passa naturellement entre ses mains. Or, bien loin, comme il arrive d'ordinaire aux jeunes gens, qui n'éprouvent qu'orgueil à se voir précocement les maîtres, bien loin d'en faire l'important, rien ne vint altérer la modestie à laquelle il s'était auparavant attaché. Son autorité avait beau croître et s'étendre, son humilité le gardait absolument de toute arrogance. La protection et administration des biens dont il avait pris possession, nous l'avons vu, par droit héréditaire, l'occupaient nécessairement beaucoup, et, des douceurs spirituelles dont il avait déjà expérimenté l'avant-goût, il lui fallait passer aux amertumes des affaires temporelles. Quitter cette retraite intérieure lui coûtait beaucoup, et, dès qu'il lui était possible, il y retournait. D'ailleurs, alors qu'il pouvait paraître se précipiter pour ainsi dire des hauteurs de la contemplation au travers des affaires du siècle, en réalité, à la façon du chamois, qui, s'il saute d'un rocher, sait très bien, pour ne pas se tuer, se recevoir sur les cornes , tout de même, il avait recours à l'amour divin ou à la méditation de la Sainte Ecriture, et échappait de la sorte au désastre de la mort spirituelle. Dès lors, je crois, soufflait sur lui cet esprit de ferveur qui jadis anima David et l'incitait à interdire tout sommeil à ses yeux jusqu'à ce que, débarrassé des tracas de sa journée, il eût en lui ouvert la porte au Seigneur, pour se livrer, dans cette intimité, à l'allégresse de la louange, et pour y goûter quelle est la douceur du Seigneur . Peut-être aussi, comme il est dit au Livre de Job, peut-être la pierre qu'est le Christ lui versait-elle ainsi des flots d'huile pour empêcher que des eaux trop abondantes ne vinssent éteindre en lui la lampe de l'amour. Vers cette réfection spirituelle se portaient continûment sa pensée et ses désirs, mais, requis par le soin des affaires de sa maison aussi bien que de ses familiers, il lui fallait sacrifier tout loisir et se dépenser au service des autres.


Le protecteur des faibles


Des soucis cuisants, il en trouvait dans les plaintes et réclamations qu'il lui fallait bien, fût-ce malgré lui, accueillir. Autour de lui, en effet, on se répandait en reproches : — Comment, disait-on, comment un homme de son rang pouvait-il supporter de pareils attentats de la part de ces gens de rien qui venaient dévaster ses terres ? D'autant, ajoutait-on, que, s'étant bien rendu compte qu'il répugnait à toute idée de vengeance, ils n'en ravageaient qu'avec plus d'acharnement tout ce qui lui appartenait. N'était-il pas préférable, aux yeux de Dieu comme aux yeux des hommes, de recourir au droit de se défendre à main armée, de tirer l'épée contre des ennemis, de mettre un terme à l'insolence de ces furieux ? Ne valait-il pas mieux écraser leur audace par la force des armes que d'abandonner à leurs iniques agressions des paysans sans défense ? Géraud écoutait : docile à la voix non de la colère, mais de la raison, il se laissait incliner du côté de la pitié et du secours à porter. Se confiant entièrement à la providence et à la miséricorde divines, il délibérait à part lui comment il serait fidèle, selon le précepte apostolique , à défendre la veuve et 1'orphelin tout en se gardant de toute souillure du siècle


Contre les agresseurs et les pillards


Il se fit donc dès lors un devoir de se porter à la répression de ces agresseurs, prenant toutefois, et surtout, bien soin de se dire tout prêt à la paix et à la réconciliation avec eux. S'il prenait ce soin, c'était évidemment, soit pour vaincre le mal par le bien , soit, au cas où ils refuseraient l'accord, afin que, aux yeux de Dieu, sa cause à lui fût considérée comme la plus juste. Il lui arrivait, par cette bonté, de les gagner, et de les ramener à la paix. Mais si, par incurable perversité, tels ou tels répondaient par la dérision à ses dispositions pacifiques, alors, donnant libre cours à tout son mécontentement, il brisait les mâchoires de l'homme injuste, afin, selon le mot de Job , de leur arracher d'entre les dents leur proie. Il le faisait, non certes, comme il arrive trop souvent, emporté par la passion de la vengeance, ni séduit par le désir de la gloire du monde, mais enflammé d'ardent amour pour de pauvres gens incapables de pourvoir par eux-mêmes à leur défense. Il agissait de la sorte pour ne pas paraître s'endormir dans une lâche inaction, et négliger ainsi son devoir d'être tout au soin des pauvres. Car il est fait commandement d'arracher le pauvre, de délivrer l'indigent, de la main des méchants . C'est donc en toute justice qu'il ne voulait pas laisser le dernier mot au malfaiteur. Parfois cependant, quand il se voyait contraint d'en venir à engager le combat, il lui arriva de donner l'ordre formel de tourner en arrière la pointe des épées, pour attaquer garde en avant. C'eût été-là, pour l'ennemi, chose simplement ridicule, si Géraud , puisant en Dieu sa force, n'avait été très vite la terreur insurmontable de ses adversaires. Eux aussi, ses hommes n'auraient vu là qu'une parfaite absurdité, s'ils n'avaient eu par expérience la preuve que Géraud , bien que mis en état d'infériorité, au moment critique de la bataille, par ses sentiments religieux, l'emportait finalement toujours. Alors, le voyant victorieux malgré cette étrange façon de se battre en y faisant intervenir la religion, la raillerie faisait place à l'admiration. Et même, assurés de vaincre, ils exécutaient sans hésitation tous ses ordres. Car on n'entendit jamais dire que soit lui soit les soldats qui lui donnèrent en guerre leurs loyaux services aient vu démentir par l'événement leur confiance en la victoire. Une chose non moins certaine, c'est qu'il ne porta jamais une blessure à qui que ce soit, pas plus qu'il n'en reçut lui-même de personne. C'est que le Christ, comme il est écrit , était à son côté, pénétrant les intentions de son âme et voyant bien que c'était par amour pour Lui qu'il se montrait si bon, au point même de ne pas vouloir s'en prendre à la vie de ses ennemis, mais seulement rabattre leur insolence. En tout cas, qu'on n'aille pas se laisser troubler par le fait qu'un homme juste comme lui ait eu parfois recours à la pratique de la guerre, comme paraissant incompatible avec la religion. Quiconque voudra bien peser la question sans fausser la balance, se rendra compte que, sous ce rapport-là, la gloire de Géraud échappe à toute tentative de dénigrement. Plus d'un d'ailleurs parmi les Patriarches eux-mêmes, et des plus irréprochables, des plus longanimes, eurent énergiquement recours aux armes contre leurs adversaires : Abraham par exemple, qui, pour délivrer son neveu , mit en déroute une masse considérable d'ennemis ; quant au roi David, c'est même contre son propre fils qu'il lança ses troupes.


Le souci de justice


Si Géraud entrait en campagne, ce n'était pas pour s'emparer du bien d'autrui, mais pour protéger le sien, ou, mieux encore, pour protéger les droits de ses sujets. Il n'en était pas à ignorer ce buffle de l'Écriture — symbole de tous les dépositaires de 1'autorité — qu'on attache avec des courroies pour lui faire retourner et briser les glèbes de la vallée, savoir les oppresseurs des petites gens. L'Apôtre l'a dit : Ce n'est pas sans raison que le magistrat porte glaive : c'est qu'il a c11arge de défendre les droits de Dieu. Il est donc parfaitement normal que, laïc, il ait porté le glaive, à son poste, dans la bataille, pour protéger une population désarmée, comme il eût fait, pour parler comme l'Écriture, d'un troupeau inoffensif, contre les loups du soir. Et afin aussi, dans le cas de gens qu'une censure de l'église ne suffit pas à contraindre, afin de les réduire soit par la loi de la guerre soit par autorité de justice. Pas la moindre ombre, par conséquent, sur sa gloire, du fait qu'il se soit battu pour la cause de Dieu, puisqu'il est écrit que pour Dieu contre les insensés combat l'univers entier. Il est bien davantage à sa louange qu'il ait toujours vaincu au grand jour, sans tromper personne, sans jamais user de pièges, et que malgré cela il ait eu sur lui la protection divine au point, nous l'avons dit plus haut, de n'avoir jamais trempé son glaive de sang humain. Ainsi donc, si comme lui on prend les armes contre l'ennemi, que, comme lui aussi, on cherche non son intérêt propre mais le bien commun . Car on en voit qui, pour la gloire ou pour le profit, s'exposent hardiment à tous les périls, et qui, pour l'amour de ce monde, acceptent volontiers d'en affronter les maux : ce sont, il est vrai, ses peines qu'ils trouvent, tandis que, si je puis ainsi parler, ils perdent ses joies qu'ils cherchaient. Mais, ces gens-là, c'est une autre affaire. Le comportement de Géraud, lui, est transparent, parce qu'il a sa source dans la simplicité du coeur.


Tentation contre sa chasteté


L'antique séducteur du genre humain observait depuis longtemps la conduite de notre adolescent : remarquant chez lui je ne sais quoi de tout divin, il brûlait de jalousie, et en conséquence s'ingéniait de son mieux pour le prendre au piège des diverses tentations qu'il pouvait dresser contre lui. Mais le jeune homme savait déjà recourir à la prière et se remettre entre les mains de la divine bonté, pour repousser, par la grâce du Christ, les ruses du démon. Dans sa haine insatiable, cependant, l'ennemi, s'étant par expérience rendu compte que ce n'était pas par la volupté charnelle qu'il parviendrait à le dominer, préféra se servir de malhonnêtes gens pour soulever contre lui, comme nous venons de le dire, les désordres de la guerre : ces gens-là pourraient se porter à l'attaque de cette citadelle de sainteté qui s'élevait dans son cœur et qu'il lui était, à lui, impossible d'aborder directement. Mais pour en revenir cependant à son jeune âge, sa chasteté, que, dès son enfance, il aima chèrement, provoquait chez ce maître en fourberie le plus amer dépit. Car c'était pour lui chose inouïe et sans exemple qu'un jeune garçon ait pu sans peine échapper au naufrage de sa vertu. I1 se mit donc, sans trêve, à lui suggérer des pensées sensuelles, le plus efficace, peut-être le tout premier des moyens dont il dispose pour suborner le genre humain. Repoussé complètement, l'ennemi se désespérait : il ne pouvait même pas les faire pénétrer jusqu'aux portes de son cœur. I1 revint donc à sa vieille ruse, et eut recours au procédé de séduction dont il usa ordinairement, soit pour Adam, soit pour sa postérité, je veux dire : une femme. Il le mit, raconte-t-on, en présence d'une jeune fille. Imprudent il arrêta son attention sur l'éclat de ce teint si frais, et se laissa bientôt toucher par le plaisir qu'il y prit. Ah ! si, plus sage, il avait su comprendre ce que recouvrait cette apparence ! Car qu'est-ce qui fait la beauté corporelle, sinon simplement ces brillantes couleurs ? Il détourne sa vue, mais 1'image que ses yeux ont transmise à son cœur y reste gravée. Le voilà à se tourmenter, à se laisser fasciner et aveugler par la flamme qui le brûle. Finalement, il cède, et envoie dire à la mère de la jeune fille qu'il viendra à la nuit. Se mettant à son tour en chemin, il se précipitait, dans sa folie, vers la perte de son âme. Toutefois, à la manière des captifs qui dans leurs fers, se rappellent en gémissant leur liberté première Géraud poussait des soupirs, et repassait dans sa mémoire les douceurs familières de l'amour divin. Et, bien qu'à contrecœur, il priait Dieu de ne pas permettre qu'il succombât irrémédiablement à cette tentation. On arrive à l'endroit convenu, et la jeune fille entre dans la chambre. Comme il faisait froid, elle se tint tournée vers le feu qu'on avait allumé. Sur Géraud cependant, s'était porté le regard de la grâce divine. Cette jeune fille lui parut alors tellement laide qu'il ne pouvait croire que ce fût la même qu'il avait vue auparavant : il lui fallut pour cela que le père le lui affirmât. Il comprit qu'il y avait là une intervention divine, pour que la même jeune personne n'eût plus ainsi, pour lui, même beauté : il se tourne vers la miséricorde du Christ, soupire amèrement, et, tout troublé par cette aventure, monte à cheval. Sans retard, et rendant grâces à Dieu, il presse tout aussitôt son départ.


Sa pénitence


Il se trouve qu'il faisait un froid absolument glacial. Il s'y laissa tout exprès griller toute la nuit, certainement pour se punir, par l'âpreté de cette température, d'avoir en quelque mesure cédé aux tièdes attraits de la volupté. Mais, par ailleurs, il fait dire au père de la jeune fille de la marier tout de suite. Quant à elle, il l'affranchit, et lui fit don d'une petite propriété, avec droit de transmission par héritage. S'il fit ainsi presser le mariage, c'est peut-être parce qu'il redouta sa fragilité C'est pourquoi, au titre d'œuvre pie , il lui accorda aussi sa liberté, pour que lui fût promptement trouvé un bon parti. Mais comment se peut-il que toi, qui devais un jour être cèdre du Paradis, tu aies connu pareille tempête ? Sans nul doute, pour t'apprendre ce que tu étais, livré à toi-même. Car ton illustre Patron, je veux dire le Prince des Apôtres, à qui dans la suite tu te donnas totalement, toi et tes biens , lui non plus ne se serait pas suffisamment connu sans l'assaut inopiné de la tentation. Maintenant que tu sais par expérience ce qu'est l'homme par ses seules forces, et ce qu'il est par la grâce de Dieu, ne refuse pas de compatir à la fragilité de ceux qui implorent ton pardon. Par ailleurs, sachons, nous, que la tentation n'est pas une chose inconnue des Saints. A leur naissance, en effet, ils portent en eux les mauvais penchants de la nature corrompue, pour qu'ils trouvent sur leur route le combat, que le combat soit victorieux, et que leur victoire soit couronnée. Ce qui importe, c'est de voir si on consentira à la délectation du péché pour y succomber, ou bien si on la repoussera victorieusement, pour donner dans son cœur la première place à la délectation de la vertu, et ainsi chasser loin de soi le poison de la délectation coupable — qu'on aura peut-être un instant absorbé — par le contrepoison d'une ardente imploration. Pour revenir à notre adolescent, mieux instruit par l'expérience du danger, et comme quelqu'un qui vient de glisser et de trébucher, il mettait maintenant plus de circonspection dans son comportement, évitant soigneusement que de ses yeux ne vînt à son cœur rien qui fût de nature à apporter en même temps, par cette fenêtre, la mort à son âme.


Sa punition


Toutefois, s'il est bon, le Seigneur est juste aussi : la douceur de sa bonté avait préservé son serviteur Géraud de cette souillure, la sévérité de sa justice ne négligea pas de le punir pour son mauvais désir. Au bout de quelques jours à peine, le coupable se vit affliger d'un glaucome qui, pour toute une année et même plus, le rendit aveugle, afin que, de ses yeux, dont il avait mésusé il n'eût plus, pour un temps, même l'usage normal. Cependant, ni sur les paupières ni sur les prunelles des yeux on ne distinguait la moindre marque du mal. Son entourage ordinaire était au courant de cette cécité, des regards pénétrants prenaient grand soin de la laisser ignorer aux gens de l'extérieur. Pour lui il s'humiliait sous la main de Dieu qui le frappait, et, comme s'il fût tout disposé à accepter ces coups, il n'en parlait jamais. Il ne refusait pas pour autant de se soigner, mais ne s'en mettait pas tellement en peine : il attendait simplement avec patience le moment et la manière dont son Maître, sa décision de le frapper une fois parvenue à ses fins, jugerait bon de mettre fin aux coups. Car il savait bien que pour un fils le fouet est d'usage . Quant au juge qui lit dans les cœurs, il nettoie dès cette vie, chez ses élus même les plus petites taches, pour qu'il n'y reste rien qui plus tard puisse offenser ses regards. Et voilà pourquoi, à Géraud aussi il infligea ce châtiment : afin de purifier pour le passé sa jeune âme et, pour l'avenir, de la garder plus pure. Quand donc Dieu eut réalisé sur lui son dessein, il écarta le mal, et rendit à ses yeux la lumière.


La prière et la psalmodie


Les sens ainsi durement macérés par l'épreuve, Géraud à présent menait une vie grandement louable, et, dans la voie d'un juste discernement spirituel, il ne se laissait entraîner, ni dans un sens ni dans l'autre, hors de la juste mesure . Il ne voulait se soustraire à aucune des affaires séculières dont il avait charge, il ne voulait pas non plus laisser les embarras terrestres l'empêcher de rendre à Dieu ses devoirs : alors, il s'entourait, dans sa vie privée, d'hommes particulièrement considérés et de clercs de parfaite réputation, pour célébrer avec eux, chez lui ou au dehors, tous ensemble ou chacun pour son propre compte, l'office divin. C'était un dimanche : il devait, comme convenu, se rendre à un plaid, qui allait réunir un certain nombre de nobles personnages. Pour ne pas arriver en retard et les faire attendre, il prit soin d'être matinal et de partir avant le jour. Car il était très attentif à ne pas donner dans le travers de ces grands airs hautains qui vous rendent ou inaccessible ou inabordable, comme il est de mode aujourd'hui chez certains qui, au sortir pour ainsi dire du lit, courent manger et boire avant de s'occuper des amis, en dépit de l'Écriture qui dit : " Malheur au pays dont le chef se met à table dès le matin " . Pour Géraud , il n'en allait pas de la sorte. Il eût jugé tout à fait indigne, placé comme il était à la tête d'un grand nombre de sujets, de s'assujettir lui-même à la tyrannie des vices. C'est à jeun qu'il se rendait au plaid, pour n'être pas exposé à compromettre par l'intempérance la 3ustesse du jugement. Ce qu'il cherchait à si bien discerner, c'étaient les exigences de la cause du Christ, de la cause de la paix, de la cause du bien commun. L'office de nuit achevé, s'il avait un voyage à faire, suivait aussitôt une messe chantée : c'est après s'être ainsi confié, lui et les siens, à la clémence divine, qu'il se mettait en route. Or, le dimanche dont nous venons de parler, comme il avait fallu partir avant l'aube, il n'avait pas eu la messe : il espérait l'entendre une fois le plaid terminé, il n'y en eut pas possibilité. Très contrarié, il s'adressait de côté et d'autre, partout où il pensait pouvoir trouver. Vainement ! Il appelle alors les clercs qui se trouvaient là, et ceux des hommes d'armes qui savaient psalmodier, et leur dit : ´ C'est ma faute à moi si ce saint jour s'écoule sans fruit aucun pour nous. Il reste de nous mettre à louer Dieu, si nous ne voulons pas paraître avoir passé à des riens le jour saint. " Cela dit, et prenant par le commencement — d'une voix qui n'était pas d'un mortel —, il récite avec eux tout le psautier. Et il se fit désormais une règle de réciter le psautier presque chaque jour. Quand il avait achevé, on lui voyait la joie de quelqu'un qui vient de prendre part à un banquet spirituel, la joie qu'on manifeste d'ordinaire quand on voit tous ses désirs comblés.


Portrait physique de Géraud


Il ne semble pas sans intérêt de dire ici quelque chose de sa personne physique. Bien qu'en effet la chair ne serve de rien , bien que trompeuse soit la grâce et vaine la beauté, cependant, comme elle est d'ordinaire, pour certains, foyer de concupiscence et d'orgueil, il faut proclamer à la louange de notre saint que, beau et bien fait comme il le fut, il ne se soit pas souillé à la boue de la volupté. Géraud était de taille moyenne, et, comme on dit, euphormis, à savoir bien proportionné. Chaque partie du corps avait chez lui sa beauté propre, le cou cependant était d'une blancheur si délicate, et, pour ainsi parler, lui était un ornement si bien en rapport avec le genre de vie qu'il s'était donné, qu'il eut été difficile de penser qu'on pût voir rien de si aimable. Cette distinction physique était encore rehaussée par le charme de ses qualités d'esprit. Aussi voyait-on sur son visage se refléter son âme. L'écriture, elle aussi, le fait observer : Le rire des lèvres, dit-elle, et l'air du visage révèlent l'intérieur d'un homme. Il avait déjà pressenti comme le Seigneur est doux , et suave l'embrassement de l'époux céleste ; et c'est pourquoi il ne pouvait souffrir que la pure beauté de son âme allât, sous les yeux de ce même époux, se laisser séduire par les plaisirs de la chair. Les siens aimaient bien pouvoir se jeter à son cou pour l'embrasser : il ne s'en fâchait point, c'est l'orgueil qui est intraitable, et l'orgueil ne pouvait prétendre à s'établir chez lui. Sous le rapport de l'agilité, il était extrêmement rapide, et, pour la résistance, robuste. Tout cela, il est bon de le mentionner, pour qu'on voie bien comme est digne de louange l'homme qui, ayant matière à concevoir de l'orgueil se réfugie dans l'humilité et, inversement, comme sont blâmables ceux qui s'enflent de vanité sans avoir que peu ou pas sujet de le faire. Du jour, il est vrai, où il s'adonna plus entièrement aux occupations de l'esprit, cette agilité corporelle diminua beaucoup. Disons encore qu'il était pour tout le monde d'une grande amabilité dans ses paroles, et que, s'il s'agissait d'étudier ou d'organiser quelque chose, son avis était toujours d'une profonde pénétration. Il évitait en conversation la bouffonnerie, mais il avait si bien sa manière à lui de dire les choses sérieuses, que même ses familiers y trouvaient plaisir. S'il lui fallait menacer, c'était le plus possible sans paroles blessantes; et si on lui causait du tort, il ne gardait pas rancune. Quant aux faveurs quelles qu'elles fussent, il ne les prodiguait pas au hasard, mais, une fois accordées, il ne les reprenait pas sur un simple changement d'humeur. S'il avait dit oui, on était sûr que ce serait lait, à moins qu'après coup il n'y eût discerné un péché.


Sa sobriété


I1 était soucieux de tempérance, et se surveillait, lui et aussi les siens, contre l'ivresse. A sa table, il n'admettait l'excès ni du manger ni du boire. Il ne forçait jamais ses invités à boire, et ne buvait lui-même pas plus souvent que le reste des convives . Il savait si bien, pour les repas, régler les choses, qu'on ne se levait de table ni ivre ni trop triste. Ses hôtes, à qui il consacrait tous ses soins, il lui arrivait de les mener se restaurer dès le matin : lui, jamais avant la troisième heure du jour, et, les jours de jeûne, avant la neuvième . Il était fidèle à ce précepte de l'Écriture : Heureux le prince qui ne mange qu'à l'heure voulue, pour soutenir ses forces et non pas pour se livrer à l'intempérance. Qu'est-il en effet pour lui de plus recommandable à éviter que l'ivrognerie, puisque, outre qu'elle est la mort de l'âme, et que, au témoignage de l'Apôtre, elle interdit, au même titre que l'homicide, l'entrée au royaume de Dieu , il est reconnu que pour le corps aussi elle est la source de bien des maux. Les forces déclinent, les tremblements surviennent, les organes des sens se débilitent : bref, on se voit affliger d'une vieillesse prématurée. La vue, la parole, les traits du visage, tout se dégrade, et peu à peu dépérit aussi notre belle parure, la piété. Aussi bien est-il impossible de s'emplir à la fois de vin et de l'Esprit-Saint, et nul moyen pour Jérusalem de se préserver des atteintes du feu de la fornication si elle refuse de s'employer à faire lever le siège à Nabuzardan, je veux dire au chef cuisinier.


L'accueil aux pauvres


On prévoyait toujours devant lui des bancs pour les pauvres ; parfois même, c'était des tables qu'on y préparait pour eux : il tenait à voir par lui-même ce qu'on leur donnait, et en quelle quantité, pour les sustenter. Et pas de limite fixée d'avance au nombre de gens à accueillir : s'il s'en présentait plus que prévu, pourvu seulement qu'on vît bien qu'ils étaient de la condition requise pour être admis, on introduisait tout le monde auprès de lui. A personne d'ailleurs on n'eût fermé la porte sans lui avoir fait l'aumône. Ses serviteurs veillaient à ce qu'il eût toujours sous la main de quoi donner à manger, pour pouvoir le donner lui-même. On y mettait aussi de quoi boire : il regardait, goûtait, puis il le leur passait, pour que fussent les premiers à boire ceux avec qui il partageait aussi son pain. Pleinement convaincu qu'en leur personne c'est le Christ qu'il recevait, c'est à Lui aussi qu'en eux, avec grande révérence, il rendait honneur, et en eux toujours, il accueillait en sa demeure Celui, dit le Prophète , qui console en rendant ses forces à qui est las. Comme ils compromettent déplorablement la récompense qui les attendait, ceux qui, tout en faisant remettre une aumône à la porte, ne font pas entrer les pauvres auprès d'eux ! Car le Christ a dit : J'étais étranger, et vous m'avez accueilli ; or, en agissant de la sorte, ils semblent lui interdire leur demeure. Puis, pour s'élever, comme l'a demandé le Seigneur , plus haut que la justice des Pharisiens, il faisait mettre à part la neuvième partie du revenu de ses terres. C'est sur ces réserves qu'en certaines de ses maisons on nourrissait les pauvres, et c'est par ce moyen aussi qu'on leur fournissait vêtements et chaussures. Quant aux pauvres qu'il rencontrait en chemin, il prenait toujours de l'argent en prévision du cas, et, soit de sa main, soit par un serviteur de confiance, il le leur faisait distribuer sur place, avec la discrétion voulue. Lors de distributions d'argent faites au nom de quelque personnage, il lui arriva, mêlé aux nécessiteux, d'en recevoir comme eux, tout heureux et au comble de ses vœux de se voir ainsi assimilé aux pauvres. Toutefois il en faisait aussitôt don, cependant que par reconnaissance il offrait une bonne partie de son office divin à l'intention de ceux dont il avait reçu ce même cadeau.


Géraud à table


Pendant le repas, on lui témoignait la plus grande déférence. Ce n'est ni le bavardage ni la bouffonnerie qui régnaient : la conversation portait soit sur un sujet imposé par les circonstances, soit sur tout autre qui respectât seulement les bienséances, soit mieux encore sur la parole de Dieu.

En tout temps en effet, il se mettait à table une fois seulement par jour, sauf cependant durant l'été, où il soupait avec quelques restes ou quelques fruits. A sa table on commençait par une assez longue lecture ; mais, pour s'accommoder aux séculiers, il faisait interrompre un instant, et demandait aux clercs d'expliquer ce dont il y était question — à ceux, du moins, qu'il savait capables de répondre. Il faut savoir en effet qu'il avait chez lui des clercs de famille noble, de qui il réclamait l'honnêteté des mœurs non moins que les connaissances intellectuelles. Envers les jeunes gens en effet, il se montrait plutôt réservé, disant à combien de périls est exposé l'âge où l'adolescent cesse de ressembler, de la voix ou du visage, à sa mère, pour prendre peu à peu la voix ou la figure du père, et que, si on savait à cet âge se préserver de ces périls, on pouvait facilement dans la suite vaincre les sollicitations de la chair. … Il interrogeait, disions-nous, au su jet de la lecture : ceux à qui il s'adressait le priaient de prendre plutôt lui-même la parole il s'y prêtait finalement, et leur faisait part, à sa manière habituelle, de ce que lui inspirait, non pas une érudition solennelle, mais une science habillée de simplicité. Naturellement, comme, en cette conjoncture, il ne manquait pas d'habitués de la plaisanterie et de la facétie, il les modérait, non pas en manifestant un mécontentement qui les eût blessés, mais en répondant sur le même ton plaisant. Ce qu'il n'acceptait jamais, cependant, c'était qu'on vînt devant lui étaler sa vanité. Il savait que tous les chrétiens sans exception sont invités à manger leur pain en observant chacun de son côté le silence . Sur la fin du repas, toutefois, le lecteur reprenait toujours la lecture. De la sorte, Géraud passait la plus grande partie de son repas soit à parler de Dieu soit à écouter Dieu lui parler dans la lecture qu'on lui faisait. Ils devraient bien retenir l'exemple qu'il leur donne, ceux qui sourds aux reproches du Prophète , font jouer de la cithare et du luth à leurs festins. Cette musique les enchante, le son des instruments les transporte. Ils ne songent certes pas à en faire une louange pour Dieu , puisqu'à travers ce vacarme ils n'entendent même pas les cris du pauvre. Eh bien ! véritable est la parole qu'a dite le Christ, la Vérité même, à savoir que la bouche parle de l'abondance du coeur . Ces gens qui ne s'entretiennent que des choses du siècle, et rarement, ou peu, de Dieu, que peuvent-ils aimer en dehors de là ? et qu'est-ce qui peut bien abonder de leur cœur ?

 

Suite du Texte

 



27/12/2008
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