Saint François d’Assise, un homme de paix formé par la liturgie
Saint François d’Assise, un homme de paix formé par la liturgie
L’histoire de François d’Assise, comme celle de tous les hommes, restera en un certain sens un mystère. Ce qui n’empêche pas de continuer à l’approfondir grâce aussi aux connaissances acquises jusqu’ici. C’est dans cette perspective que l’on est en train de reconnaître le rôle important, pour ne pas dire fondamental, de la liturgie dans la vie du saint.
On ne peut pas ne pas reconnaître qu’en un certain sens François d’Assise, comparé à d’autres saints, a connu un sort enviable: déclaré en 1992 par le Time magazine l’un des hommes les plus représentatifs du second millénaire, étudié par des centres de recherche universitaires laïques et religieux, il a fait l’objet d’innombrables publications scientifiques, d’ouvrages de divulgation, différents films lui ont été consacrés et il a été reconnu comme une référence idéale par des personnes de cultures et de religions diverses. S’ajoute à tout cela le choix qu’a fait Jean Paul II d’Assise, la ville de saint François, pour la journée historique du 27 octobre 1986 qui a donné naissance à ce que l’on appelle l’”esprit d’Assise”, à savoir un mouvement interreligieux en faveur de la paix; le Souverain Pontife y est encore retourné les 9 et 10 janvier 1993 et, malgré les nombreuses réserves et perplexités qui se sont exprimées au sujet de l’opportunité de cette visite, le 24 janvier 2002, c’est-à-dire après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.
Un saint François très en honneur donc, et même si le jour de sa fête, le 4 octobre, n’est pas devenu en Italie une fête nationale, son nom est de toute façon synonyme de dialogue interculturel et interreligieux. Tout le monde sait toutefois que le succès glisse facilement dans l’outrance et le saint d’Assise n’échappe pas à la règle.
Les études franciscaines ont passé au crible les sources concernant son expérience chrétienne et d’innombrables chercheurs continuent à approfondir l’étude de ces sources pour y découvrir le visage de ce saint, au-delà de toute image hagiographique ou de toute manipulation idéologique. On a approfondi sa formation culturelle et spirituelle dans laquelle on a reconnu les strates suivantes: la culture du fils du marchand, une idéologie chevaleresque qui faisait de lui idéologiquement un chevalier, la culture courtoise qui subsista en lui après sa conversion, l’élément évangélique et même la réminiscence des vies anciennes des Pères du désert. Après ces innombrables études, qui ont commencé avec Paul Sabatier, il semble qu’il n’y ait désormais plus rien à approfondir au sujet du frère François d’Assise, le fils du marchand Pietro di Bernardone. Mais en fait l’image la plus répandue de saint François non seulement semble outrée mais elle donne parfois l’impression d’avoir été amputée de quelque chose d’important, quand elle n’est pas victime de quelque opération idéologique au service d’autres fins. Certainement, l’histoire de François d’Assise, comme celle de tous les hommes, restera en un certain sens un mystère. Ce qui n’empêche pas de continuer à l’approfondir grâce aussi aux connaissances acquisesjusqu’ici. C’est dans cette perspective que l’on est en train de reconnaître le rôle important, pour ne pas dire fondamental, de la liturgie dans la vie du saint.
Une période de réforme liturgique
L’époque à laquelle vécut saint François est une époque de grands changements et de grandes transformations culturelles: le développement des communes, la naissance des universités, l’incitation aux échanges commerciaux, l’apparition de nouvelles exigences religieuses qui débouchaient souvent sur l’hérésie mais aussi sur des mouvements inspirés par l’esprit de pauvreté. Tous ces aspects sont généralement pris en considération par les chercheurs les plus avisés, lorsqu’ils décrivent le cadre historique de l’histoire de François d’Assise. Mais la considération que ces années furent l’un des moments névralgiques de l’histoire de la liturgie a été presque totalement négligée. Si l’on prend en effet n’importe quel livre d’histoire de la liturgie, on peut constater qu’Innocent III commença une réforme de la liturgie de la Curie romaine dont les résultats se diffusèrent partout par l’intermédiaire, justement, des Frères mineurs, au point que cette réforme est encore aujourd’hui l’élément caractéristique de la liturgie latine de rite romain.
Au début du XIIIe siècle existaient fondamentalement à Rome quatre types de liturgie: celle de la Curie romaine, qui résidait au Palais du Latran, celle de la basilique Saint-Jean toute proche, celle de la basilique Saint-Pierre et celle dite de l’Urbe c’est-à-dire de la ville de Rome. Innocent III, dans son programme de réforme, qui trouva sa meilleure expression au moment du Concile Latran IV de 1215, n’exclut pas la liturgie. L’un des fruits les plus prestigieux de la réforme de la liturgie fut le bréviaire. En rapprochant, intégrant, adaptant à la vie de la Curie romaine, dont les déplacements étaient fréquents, des textes qui étaient précédemment distribués dans des livres différents, Innocent III fournit un instrument maniable à ceux qui étaient souvent en voyage. Ce bréviaire, en raison précisément de sa commodité, fut aussi rapidement adopté par certains diocèses dont celui d’Assise. De la sorte, François et la communauté des Frères Mineurs eurent accès à un livre liturgique qui se révéla rapidement conforme à leurs exigences de personnes itinérantes qui vivaient en “étrangers et pèlerins. Ainsi les Frères Mineurs adoptèrent-ils pour eux-mêmes la prière liturgique et spécifiquement celle de la Curie romaine, c’est-à-dire celle du Souverain Pontife.
Ce n'était pas seulement une question de prière
Il n’était pas indifférent d’adopter tel ou tel livre liturgique. C’est ce qu’avait déjà compris le pape Grégoire VII qui redoutait toute disparité liturgique parce que, dans certains cas, celle-ci conduisait à une disparité non seulement juridictionnelle mais aussi doctrinale, autrement dit à l’hérésie. Adopter, par exemple, le bréviaire de la Curie romaine réformé par Innocent III signifiait accueillir toute une tradition précédente; la disposition dans cet ouvrage des différentes fêtes, le choix de certaines lectures, l’assemblage de passages de la Bible pour former des antiennes, versets et répons, la présence d’innombrables lectures issues des Pères de l’Église ou des anciens martyrologes étaient fondamentalement le résultat de la réflexion ecclésiale et de l’expérience monastique de tout le millénaire précédent. Ainsi donc, en adoptant le bréviaire, François et la communauté des Frères Mineurs s’insérèrent dans une histoire qui les avait précédés et qui avait été transmise au long des siècles. Cela ne signifie pas qu’ils se sentirent prisonniers de cette tradition ou qu’ils agirent comme s’ils l’étaient: en effet, comme le note une source, François ne manqua pas d’affirmer sa particularité en repoussant certains modèles précédents.
Toujours est-il que, comme le montrent les innombrables réminiscences liturgiques présentes dans les écrits de François, les Frères Mineurs s’insérèrent, en accueillant la prière du bréviaire, dans la tradition spirituelle et théologique qui avait mûri au long des siècles dans l’Église. Ces réminiscences, que l’on appelle en langage technique cas d’”intertextualité et d’interdiscursivité” – c’est-à-dire des citations à proprement parler ou des renvois conceptuels – sont souvent la transmission de textes patristiques intériorisés par le saint. Si cela peut surprendre, surtout au regard d’une certaine historiographie qui a présenté François d’Assise comme le Saint du seul Évangile – presque une sorte de précurseur de la réforme protestante –, le fait que souvent la Bible et donc l’Évangile soient présents dans ses écrits par l’intermédiaire de la liturgie est encore plus riche de conséquences. Cela, naturellement, conduit à revoir certaines descriptions de l’expérience spirituelle de François, dans lesquelles le saint est représenté comme un homme qui a eu un rapport immédiat, sans médiation, avec l’Écriture. Ce qui apparaît, au contraire, à une étude plus approfondie, c’est que saint François a connu l’Écriture à travers la liturgie, c’est-à-dire par la médiation de l’Église. Et la liturgie est elle-même une explication de l’Écriture, autrement dit une exégèse: en effet, le seul fait qu’une lecture ait été attribuée à une fête plutôt qu’à une autre indique déjà la clef de lecture et donc de compréhension d’un passage déterminé. Ainsi, le fait d’avoir placé dans le Commun de la Vierge Marie la lecture du chapitre 11 d’Isaïe, dans lequel il est question du rameau qui sort de la souche de Jessé, est déjà, en soi, une perspective mariale donnée à ce passage-là. Perspective notablement renforcée si, ensuite, on remplace le mot virga, c’est-à-dire rameau, par virgo, c’est-à-dire Vierge, comme cela a été fait dans le bréviaire qui a appartenu à saint François d’Assise: «La Vierge sortira de la souche de Jessé, et de sa racine une fleur montera, sur lui se reposera l’esprit de Yahvé».
Le témoignage du Brevarium Sancti Francisci
On trouve un témoignage de l’importance de la liturgie dans la communauté des Frères Mineurs et dans l’histoire de François d’Assise non seulement dans la Règle des Frères Mineurs confirmée par le pape Honorius III en 1223 mais surtout dans un manuscrit conservé parmi les reliques du protomonastère Sainte-Claire, près de la basilique du même nom, à Assise. Comme en témoigne un ajout autographe de frère Léon, l’un des compagnons et témoins du Saint, ce manuscrit fut utilisé par saint François lui-même. «Le bienheureux François procura ce bréviaire à frère Ange et à frère Léon, ses compagnons, car, au moment où il était en bonne santé, il voulait toujours dire l’Office, comme le comporte la Règle; et quand il fut malade, au contraire, comme il ne pouvait pas le réciter, il voulait l’écouter; et cela, il continua à le faire tant qu’il vécut».
Le manuscrit, appelé Breviarium sancti Francisci, se compose essentiellement d’un bréviaire, du psautier et de l’évangéliaire; la première partie, la plus consistante, est constituée du bréviaire de la Curie romaine réformé par Innocent III. L’ancienneté du texte, qui fait de lui un témoin privilégié de cette réforme et donc de l’histoire des livres liturgiques en général, est confirmée par la présence, surtout dans les solennités mariales ou de saints liés au ministère pontifical, comme Pierre, Paul et Grégoire le Grand, de lectures tirées des sermons du même Innocent III; ces lectures, après la mort de ce Pape en 1216, furent rendues facultatives par son successeur, Honorius III, et disparurent immédiatement du bréviairev. Le Bréviaire de saint François est le seul véritable bréviaire qui contienne l’intégralité de ces lectures. Ce manuscrit fut utilisé par saint François et il contribua certainement à former en lui une culture théologique, aussi rudimentaire fût-elle, qui lui permit d’exprimer sa spiritualité et sa pensée dans des écrits, dont trois sont encore en notre possession sous leur forme autographe.
Il faut donc, étant donné le rôle qu’a joué la liturgie dans la formation culturelle et spirituelle de François, attribuer à celle-ci la place qui lui revient quand on cherche à comprendre le message du saint d’Assise. Ainsi, ce dont il faut tenir compte lorsque l’on veut approfondir un thème particulier de sa pensée, c’est surtout du contenu du manuscrit; le rôle que joue la Vierge Marie, par exemple, dans la pensée de saint François deviendra plus intelligible si on lit ses écrits en tenant compte de l’Office de la Bienheureuse Vierge et des quatre fêtes mariales contenues dans le bréviaire dont nous avons parlé, à savoir la Présentation de Jésus au Temple, le 2 février; l’Annonciation, le 25 mars; l’Assomption et son octave, du 15 au 22 août; et la Naissance de Marie, le 8 septembre. Même si les deux premières fêtes, soit la Présentation au Temple et l’Annonciation, célèbrent deux mystères de la vie de Jésus-Christ, elles avaient déjà acquis depuis des siècles une forte connotation mariale. C’est si vrai que la première reçoit le nom dans le Breviarium de fête de la Purification de la Vierge Marie.
L’importance du Breviarium sancti Francisci fut reconnue et témoignée par ce même frère Léon qui le donna à l’abbesse Benedetta du monastère Santa Chiara à Assise pour qu’elle le conserve comme un témoin privilégié de la sainteté de François. Cependant, avant de le remettre, il marqua dans le calendrier des jours anniversaires de différents défunts, parmi lesquels figuraient Innocent III et Grégoire IX. Pendant quelques années encore, le bréviaire du Saint fut utilisé comme livre liturgique, après quoi il fut définitivement déposé parmi les reliques du monastère où on peut encore l’admirer aujourd’hui. C’est précisément l’importance qu’il revêt qui valut à sa couverture d’être décorée au XVIIe siècle de deux ornementations d’argent représentant saint François et sainte Claire.
Saint François et l'Eglise
L’un des sujets les plus débattus dans l’historiographie franciscaine est le rapport de François avec l’Église. Certains historiens ont parlé de François comme d’une sorte de révolutionnaire mais il y en a d’autres qui, ne pouvant contredire les sources, ont cherché la raison de son obéissance à la hiérarchie dans le choix qu’il a fait de vivre la vie de frère mineur. Dans une interprétation comme dans l’autre, son attitude est toujours considérée d’un point de vue que nous pourrions qualifier de détaché, extrinsèque. La considération de l’importance de la liturgie dans la vie de François peut aider à mieux comprendre son rapport avec l’Église: il vécut, et certainement pas de façon passive, l’insertion dans une histoire qui le précédait et qui s’était exprimée, entre autres, à travers des formules liturgiques précises. La prière et la méditation de textes antérieurs à lui, expressions de la vie et de la sainteté de l’Église tout au long des siècles, devinrent pour François le lieu de communion avec l’histoire du salut. C’est la raison pour laquelle il se montra très déterminé contre ceux qui ne voulaient pas réciter l’Office, comme en témoigne ce qu’il écrit dans son testament: «Et bien que je sois simple et faible, je veux toujours avoir un clerc qui me récite l’Office comme le prescrit la Règle. Et que tous les autres frères soient tenus à obéir ainsi à leurs gardiens et à dire l’Office selon la Règle. Et si se trouvent des frères qui ne disent pas l’Office selon la Règle, et qui veuillent y introduire des transformations ou qui ne soient pas catholiques, que tous les frères, où qu’ils soient, soient tenus par obéissance, où qu’ils aient trouvé l’un de ceux-ci, à le faire comparaître devant le custode le plus proche du lieu où ils l’auront trouvé. Et que le custode soit fermement tenu par obéissance à le garder sévèrement, comme un homme en prison, jour et nuit, de sorte qu’il ne puisse lui être ôté des mains jusqu’à ce qu’il le remette personnellement dans les mains de son ministre. Et que le ministre soit fermement tenu, par obéissance, à l’envoyer par le moyen de ces frères qui le gardent jour et nuit comme un homme emprisonné, jusqu’à ce qu’on le présente devant le Seigneur d’Ostie, qui est le seigneur, le protecteur et le correcteur de toute la fraternité»viii. Cette suite d’opérations qui se termine par la remise au “Seigneur d’Ostie”, c’est-à-dire à celui qui était appelé le cardinal protecteur de l’Ordre des Frères Mineurs a été considérée comme l’une des “duretés” du frère François, laquelle contraste beaucoup avec l’image irénique que l’on a de lui; et cette dureté s’exerce contre ceux qui ne récitent pas le bréviaire. Cela est dû au fait que cette prière précise, et donc son refus, étaient directement liés à l’orthodoxie ou la non-orthodoxie de la personne et de la communauté.
Le principe lex orandi, lex credendi, lex vivendi, auquel saint François, comme nous pouvons le constater, s’est conformé dans sa vie est aussi considéré par ce dernier, même si ce n’est pas de façon explicite, comme l’un des points de référence de son expérience chrétienne. La modalité selon laquelle François a prié, à savoir la récitation du bréviaire, dont il a voulu qu’elle fût aussi celle de la communauté des frères Mineurs, est l’expression de sa foi – celle de l’Église représentée par le Souverain Pontife – qui s’est exprimée dans son expérience concrète. Ainsi donc, si l’on veut comprendre pleinement l’expérience du saint d’Assise et sa prédication de paix – avec la signification que celle-ci a eue tout au long de l’histoire et surtout grâce au pontificat de Jean Paul II –, il n’est pas possible de négliger la foi qu’il a exprimée à travers la prière, la prière liturgique surtout, et la récitation du bréviaire.
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