Les Frères de la Rue
La cour des miracles des Frères de la rue
Les "Frères de la rue", groupe de prière et d'entraide, placé sous la protection du Père Marie Antoine de Lavaur , est ouvert en priorité aux SDF et aux exclus. Rencontre avec Raymonde, sa "bergère".
Luc Adrian
"Mon nom est Bond... James Bond - Et moi c'est... monde, Ray-monde." Après un pastis ou deux au bar de la Côte Pavée, sur les hauts de Toulouse, on imagine volontiers le dialogue coloré entre l'agent star et son exact opposé, à l'accent phare, Raymonde Dellalou. Cette femme menue et vive de 59 ans, au physique anonyme et aux lunettes anodines, cheveux bruns à la coupe garçonne, ne paie pas de mine. Pourtant, si James Bond protège le monde du feu nucléaire, Raymonde met le feu (de la foi) au monde de la rue. Elle est la "bergère" d'un détonnant groupe de prière : les "Frères de la rue". Cette confrérie, ouverte en priorité aux SDF, aux exclus et aux blessés de la vie, est placée sous la protection du Père Marie-Antoine, dont elle est l'héritière. "Dieu et les pauvres d'abord", affirmait le "saint de Toulouse".
L'atypique communauté a germé en 1985 de la rencontre d'une religieuse, de deux clochards, et de quelques amis de la communion charismatique de L'Olivier. "Elle est née devant le Saint-Sacrement pour répondre aux besoins spirituels des SDF ; l'aide alimentaire et sociale n'est venue qu'ensuite", précise Raymonde. Ceux-là se rassemblent deux fois par semaine - le dimanche et le jeudi - pour adorer Dieu, intercéder les uns pour les autres, partager un goûter-dîner, et répartir les colis de la banque alimentaire. "Ici on vient pour un cœur à cœur avec Dieu et on découvre un coude à coude avec ses frères", résume un participant.
On demande la prière du Grand Frère capucin
Même si le groupe ne se réunit plus dans la crypte du couvent bâti par le Père Marie-Antoine (aujourd'hui occupée par les éditions du Carmel), il arrive que tel ou tel frère de la rue demande la prière du Grand Frère capucin. On se rend alors sur sa tombe, dans l'une des chapelles de l'église, toujours fleurie. "L'association se nourrit de la présence mystérieuse de ce grand serviteur de Marie", assure Raymonde, qui attribue à son intervention plusieurs guérisons inexplicables dans cette cour des miracles. "Tout ce que le Seigneur nous a inspiré pour les exclus, le Père Marie-Antoine l'avait déjà fait", ajoute-t-elle. Ateliers de cartes de vœux ; théâtre de rue ; pèlerinages à Lourdes - ces inoubliables moments d'amitié, de conversion, de guérison.
Il y a les marches de Cannes pour James Bond, et les marches des Carmes pour Raymonde. Elle évoque, au pied de l'église de brique rose, ce qui l'a conduit dans cette salutaire galère dont elle est la bergère. Son témoignage mériterait un troisième pastis à la santé éternelle du Père Marie-Antoine, mais les carmes - très accueillants au demeurant - ne servent que l'eau du Ricard.
À 6 ans, la petite Raymonde, très malade, est placée en maison de repos. Une résidente la prend en affection et l'emmène un jour à la messe. "J'ai été saisie par l'eucharistie sans savoir ce que c'était ; mes parents ne pratiquaient pas." À l'adolescence, elle voue une profonde dévotion à saint Antoine et à la Vierge. Plus tard, elle épouse un musulman, ils ont trois enfants. Ils poussent ; elle prie. Un jour, sa fille aînée revient, enthousiaste, d'une assemblée de la Communauté du Lion de Juda (aujourd'hui, les Béatitudes). " J'ai cru que c'était une secte, j'ai voulu voir par moi-même, raconte Raymonde. Je me suis assise dans un coin durant une soirée de prière... et je me suis endormie. Je me réveille et j'entends : "Je t'attendais. Je vais faire de grandes choses avec toi". J'avais le cœur brûlant et les joues toutes rouges. Je me suis dit : "Zut, tu es venue pour voir, mais tout le monde te regarde ! ""
Là-dessus, le Père Antoine, un prêtre qui a mangé du Lion (de Juda), l'emmène à une réunion des " Frères de la rue". "À l'époque, pourtant, il ne fallait pas me parler des SDF ; j'étais très dure dans mes jugements : "Ils n'ont qu'à se bouger, ces paresseux !" C'était un jeudi de l'année 1987. À l'endroit précis où nous nous trouvons, au bas de cet escalier, il y avait un gars barbu, sale et puant. C'était le pire de tous ! Il s'est levé en m'apercevant, s'est dirigé vers moi - j'étais saisie de dégoût - et m'a serrée dans ses bras en m'appelant "ma petite sœur !" Malgré ma répugnance, je suis revenue le jeudi suivant. Et rebelote avec mon gars, pas plus propre que la semaine précédente ! Pourquoi y suis-je encore retournée un troisième jeudi ? Je l'ignore. Mais apercevant dans l'église une statue de saint François d'Assise, je lui ai lancé : "Pourquoi tu m'as fait ça ?" Et le Seigneur m'a murmuré à l'oreille : "Cet homme qui t'a embrassé... si c'était moi ? " Toutes mes peurs sont tombées d'un coup. Je me suis précipitée vers mon barbu et je l'ai embrassé."
Raymonde sourit. Elle épongerait volontiers une larme d'émotion et je verserais volontiers une larme dans le pastis à cette évocation, mais l'un et l'autre nous nous retenons. "Cette conversion au pauvre a entraîné de multiples conversions familiales, poursuit la bergère de ces brebis qu'on dit galeuses : mon mari, qui s'est converti au catholicisme avant de mourir, mes parents, mes enfants... Aujourd'hui, c'est ma mère qui, à 82 ans, vient faire la popote et distribuer les colis aux "Frères de la rue"."
Des fioretti, Raymonde en a plein sa musette - elle évoque de magnifiques réhabilitations -, mais il faut qu'elle file : elle part en pèlerinage à Lisieux avec dix SDF. Elle assure, regard brillant et ton résolu : "Voir le visage du Christ dans le pauvre, c'est faire un grand bond en avant dans l'amour de Dieu". Elle insiste bien sur le bond, Raymonde. Et de ce grand bond en avant, on a envie de parler à James et à nos lecteurs au plus vite.
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