Spiritualité Chrétienne

Spiritualité Chrétienne

Considérations sur les Stigmates

Considérations sur les Stigmates de Saint François

Introduction

Les lunes se succédaient. Le printemps passa, puis l'été. Nous regardions d'en haut se transformer le visage de la terre. Les blés verdissaient dans la plaine, puis jaunissaient et se couchaient finalement sous la faux. Les souches noires des vignes bourgeonnaient, fleurissaient et se chargeaient de grappes qu'emportaient les vendangeurs. Mais notre montagne ne changeait jamais; elle était toujours désolée et sans la moindre fleur. Vint l'automne et le mois de septembre. La fête de la Croix approchait. François ne prenait plus qu'une bouchée de pain et une gorgée d'eau par jour, il jeûnait pour l'amour de la sainte Croix. Sur la Règle de l'Ordre, il avait écrit de sa propre main: «Nous t'adorons, ô Seigneur, et nous te louons, car au moyen de ta sainte Croix, tu as daigné racheter les péchés du monde.» Donc à mesure qu'approchait la fête de l'Exaltation qui a lieu le 14 septembre, François fondait comme un cierge allumé. Il ne pouvait plus dormir et gardait jour et nuit les yeux levés, comme s'il attendait que lui apparût un signe au milieu d'éclairs et de bruissements d'ailes. Un jour, il me prit par la main et me montra le Ciel: Regarde toi aussi, tu Le verras peut-être. Il est dit dans les Ecritures que la Croix se dressera dans le Ciel au moment où le Seigneur viendra pour juger. Frère Léon, je sens que le Seigneur viendra pour juger! Il regarda ses pieds et ses mains. Le corps de l'homme est une croix, poursuivit-il - étends les bras et tu verras - et Dieu est cloué sur elle. Il leva les mains au Ciel: O Christ, mon bien-aimé Seigneur, murmura-t-il, je te demanderai de m'accorder une grâce avant que je meure! C'est que dans mon corps et dans mon âme, autant que cela sera possible, je puisse ressentir Ta douleur et Ta passion..... Une nuit, je m'embusquai derrière mon rocher et regardai: François priait, agenouillé devant sa hutte. Un halo de lumière frémissante entourait son visage et, à la lueur des éclairs, je voyais distinctement briller ses mains et ses pieds. Non pas briller, mais brûler. Je l'observai ainsi longuement, immobile. Le vent était tombé, pas une feuille ne bougeait. Le ciel commença de blanchir du côté de l'orient. Au loin, perché sur quelque branche, chantait un oiseau matinal. La nuit rassemblait ses étoiles et ses ombres et se préparait à partir. Soudain, une clarté intense, bleue et verte, illumina le ciel. Je levai les yeux: un séraphin avec six ailes de feu descendait et sur son sein, enveloppé dans les plumes, était Jésus crucifié. Une paire d'ailes enlaçait la tête, une autre le corps et la troisième, à droite et à gauche, recouvrait les bras étendus du Christ. L'Alverne était au milieu des flammes dont les reflets éclairaient la plaine. Le Christ ailé fondit du Ciel en sifflant et un éclair atteignit François qui poussa un cri déchirant comme si on le perçait de clous. Il ouvrit les bras et s'immobilisa, crucifié, en l'air. Puis il murmura quelques mots inintelligibles suivis d'un nouveau cri.....

Alors, au-dessus de lui, se fit entendre la Voix Divine: "C'est à la Crucifixion que prend fin l'ascension de l'homme." Et, de nouveau le cri désespéré de François: "Je veux aller plus loin, jusqu'à la Résurrection!" et la voix du Christ, à travers les plumes du Séraphin: "Mon cher François, ouvre les yeux et regarde: Crucifixion et Résurrection ne font qu'un!" "Et le Paradis?" clama François. "Crucifixion, Résurrection et Paradis, ne font qu'un! " dit encore la voix. A ces mots, un coup de tonnerre ébranla le ciel, telle une voix ordonnant au miracle de retourner à Dieu et le séraphin aux six ailes de feu, pareil à un éclair rouge et vert, remonta au Ciel. François s'effondra, le corps agité de convulsions. Je me précipitai vers lui et le relevai. Ses mains et ses pieds saignaient. Ecartant son froc, je vis sur son flanc une large plaie, comme ouverte par un coup de lance. "Père François, Père François, murmurai-je.... en l'aspergeant d'eau pour qu'il reprenne connaissance. Je ne pouvais l'appeler frère. Je n'osais plus. Il s'était élevé au-dessus de ses frères et au-dessus des hommes...Je l'aidai à s'étendre, déchirai mon froc et bandai ses plaies, puis je me prosternai devant ses mains et ses pieds en pleurant. Quand je le quittai pour regagner ma hutte, le jour se levait. "Le voyage a pris fin, murmurais-je, le voyage a pris fin. François a atteint le sommet; l'homme ne peut pas aller plus loin que la Crucifixion..."

Nikos Kazantzaki, Vie de saint François, pp342 – 345

Dans les parties à venir, nous considérerons avec piété les Stigmates de notre bienheureux père Messire saint François, qu'il reçut du Christ sur le saint mont Alverne ; et parce que les dits Stigmates furent cinq, conformément aux cinq plaies du Christ, ce traité aura pour cette raison cinq considérations. La première sera la considération de la manière dont saint François parvint au saint mont Alverne. La seconde sera celle de la vie qu'il mena et du séjour qu'il fit avec ses compagnons sur ledit mont. La troisième sera celle de l'apparition du Séraphin et de l'impression des Stigmates. La quatrième sera celle de la manière dont saint François, après qu'il eut reçu les Stigmates, descendit du mont Alverne et retourna à Sainte-Marie des Anges. La cinquième sera celle de certaines apparitions et révélations divines desdits Stigmates glorieux, faites après la mort de saint François à de saints frères et autres personnes dévotes.

Première Considération

Comment Messire Roland de Chiusi donna le Mont Alverne à Saint François

Quant à la première considération, il faut savoir que saint François, à l'âge de quarante-trois ans, en 1224(1), partit, inspiré par Dieu, du Val de Spolète pour aller en Romagne avec frère Léon, son compagnon; et sur sa route il passa au pied du château de Montefeltro, où il se faisait alors un grand banquet et une assemblée parce que l'un de ces comtes de Montefeltro était armé chevalier. Apprenant cette solennité qui se faisait là et que beaucoup de gentilshommes de diverses régions s'y trouvaient réunis, saint François dit à frère Léon: « Allons là-haut, à cette fête, car, avec l'aide de Dieu, nous y ferons quelque bien spirituel. » Parmi les autres gentilshommes qui étaient venus à cette assemblée, il y avait là un riche et considérable gentilhomme de Toscane, nommé Messire Roland de Chiusi en Casentino, qui, en raison des choses merveilleuses qu'il avait entendues sur la sainteté et les miracles de saint François, lui portait grande dévotion et avait très grand désir de le voir et de l'entendre prêcher . Saint François arriva à ce château, y entra et s'en alla sur la place, où était réunie toute la foule de ces gentilshommes; en ferveur d'esprit, il monta sur un petit mur et commença à prêcher, en prenant comme thème de sa prédication ces paroles en langue vulgaire : Tanto è quel bene ch 'io aspetto, che ogni pena m'è diletto. Et sur ce thème, sous la dictée de l'Esprit-Saint, il prêcha, avec une telle dévotion et une telle profondeur, en le prouvant par diverses peines et martyres des saints Apôtres et des saints Martyrs, et par les dures pénitences des saints Confesseurs, et par les nombreuses tribulations et tentations des Vierges saintes et des autres Saints, que tous ces gens y demeuraient les yeux et l'esprit fixés sur lui, et écoutaient comme si c'était un Ange de Dieu qui parlât. Parmi eux, ledit Messire Roland, touché de Dieu en son coeur par la merveilleuse prédication de saint François prit la résolution d'aller, après la prédication, s'entretenir avec lui des choses de son âme.

Aussi, la prédication terminée, il prit à part saint François et il lui dit: « Père, je voudrais m'entretenir avec toi du salut de mon âme. Saint François répondit: « Cela me plaît beaucoup, mais, ce matin, va et fais honneur à tes amis qui t'ont invité à cette fête, dîne avec eux, et après le dîner nous parlerons ensemble tant qu'il te plaira. Messire Roland s'en alla donc dîner et, après le dîner, il retourna à saint François et il lui exposa et régla entièrement avec lui les choses de son âme. Et, à la fin, ce Messire Roland dit à saint François: « Je possède en Toscane un mont très favorable à la piété, qui s'appelle le mont Alverne ; il est très solitaire, couvert de bois, et fort bien disposé pour qui voudrait faire pénitence en un lieu écarté du monde, ou pour qui a le désir de la vie solitaire. S'il te plaisait, je te le donnerais volontiers, à toi et à tes compagnons, pour le salut de mon âme. Saint François, à une offre aussi généreuse de ce qu'il désirait beaucoup, éprouva une très vive allégresse, et, louant et remerciant Dieu d'abord, puis Messire Roland, il lui parla en ces termes: « Messire, quand vous serez retourné chez vous, je vous enverrai de mes compagnons, et vous leur montrerez ce mont; et s'il leur paraît propre à la prière et à faire pénitence, j'accepte dès maintenant votre offre charitable. Cela dit, saint François s'en alla; après avoir achevé son voyage, il s'en retourna à Sainte-Marie des Anges; et de même Messire Roland, cette assemblée solennelle terminée, s'en retourna à son château qui s'appelait Chiusi et qui est près de l'Alverne, à un mille. S'en étant donc retourné à Sainte-Marie des Anges, saint François envoya deux de ses compagnons audit Messire Roland qui, à leur arrivée chez lui, les reçut avec une très grande allégresse et charité, et, voulant leur montrer le mont Alverne, il envoya avec eux une bonne cinquantaine d'hommes armés, pour les défendre au besoin contre les bêtes sauvages, Ainsi accompagnés, ces frères gravirent le mont et l'explorèrent avec soin; et à la fin ils arrivèrent à une partie du mont très favorable à la piété et très propre à la contemplation; il y avait dans cette partie un plateau, et c'est ce lieu qu'ils choisirent pour y habiter, eux et saint François; et, avec l'aide de ces hommes armés qui les accompagnaient, ils firent une hutte de branches d'arbres ; et ainsi ils acceptèrent et prirent, au nom de Dieu, le mont de l'Alverne et le couvent des frères sur ce mont; puis ils partirent et s'en retournèrent vers saint François, Arrivés près de lui, ils lui racontèrent comment et de quelle manière ils avaient pris possession sur le mont Alverne, d'un endroit très propre à la prière et à la contemplation. Lorsqu'il entendit cette nouvelle, saint François se réjouit beaucoup, et, louant et remerciant Dieu, il parla à ces frères, d'un air joyeux, et il leur dit: « Mes fils bien-aimés, nous approchons de notre carême de saint Michel Archange, et je crois fermement que c'est la volonté de Dieu que nous fassions ce carême sur le mont Alverne, qui, par la divine sollicitude, nous a été préparé pour que, à l'honneur et gloire de Dieu et de sa glorieuse Vierge Marie et des saints Anges, nous méritions du Christ, par la pénitence, de lui consacrer ce mont béni. » Et cela dit, saint François prit avec lui frère Massée de Marignan d'Assise, qui était homme de grande sagesse et de grande éloquence, frère Ange Tancrède de Rieti, qui était un noble gentilhomme et avait été chevalier dans le siècle, et frère Léon, qui était homme de parfaite simplicité et pureté, ce pourquoi saint François l'aimait beaucoup et lui révélait presque tous ses secrets, Avec ces trois frères, saint François se mit en prière, puis la prière finie, il se recommanda, lui et ses susdits compagnons, aux prières des frères qui restaient, et il se mit en route avec ces trois-Ià, au nom de Jésus-Christ crucifié, pour aller au mont Alverne.

En partant, saint François appela un de ces trois compagnons, c'est-à-dire frère Massée, et lui parla ainsi: « Toi, frère Massée, tu seras notre gardien et notre maître en ce voyage, pendant que nous irons et resterons ensemble, et que nous observerons notre coutume, soit de dire l'Office, soit de parler de Dieu, soit de garder le silence; et nous ne nous soucierons d'avance ni de manger ni de dormir; mais quand il sera l'heure de prendre logis, nous mendierons un peu de pain, nous nous arrêterons et reposerons en ce lieu que Dieu nous préparera, » Alors ces trois compagnons inclinèrent la tête, et, en faisant le signe de la croix, ils se mirent en route, Le premier soir ils arrivèrent à un couvent des frères et ils y logèrent ; le second soir, parce que le temps était mauvais et qu'ils étaient fatigués, comme ils ne pouvaient atteindre ni aucun couvent de frères, ni un château, ni quelque village, et que la nuit survenait à l'improviste à cause du mauvais temps, ils se réfugièrent pour y gîter dans une église abandonnée et sans offices, et ils s'y reposèrent. Et, pendant que ses compagnons dormaient, saint François se jeta en prière; et comme il continuait à prier, voici venir, à la première veille de la nuit, une grande multitude de démons très féroces, avec très grand fracas et tumulte; et ils commencèrent à lui livrer forte bataille et à le molester rudement; l'un l'empoignait par ici, l'autre par là; l'un le tirait en bas, l'autre en haut; l'un le menaçait de ceci, l'autre lui reprochait cela; ainsi, de diverses façons, ils s'ingéniaient à l'arracher à sa prière, mais sans succès, car Dieu était avec lui. Aussi, quand saint François eut longtemps soutenu ces batailles démoniaques, il commença à crier à haute voix: « Esprits damnés, vous ne pouvez rien, si ce n'est quand la main de Dieu vous le permet; et c'est pourquoi, de la part de Dieu tout-puissant, je vous dis de faire de mon corps ce qui vous est permis par Dieu; je le supporterai volontiers, car je n'ai pas pire ennemi que mon corps; aussi, si vous tirez à ma place vengeance de mon ennemi, vous me rendez un très grand service. » Alors les démons, avec très grande violence et furie, le saisirent et commencèrent à le traîner par l'église, et à lui faire subir de bien plus grandes vexations et tourments qu'auparavant.

Et saint François commença alors à crier et à dire: « Mon Seigneur Jésus-Christ, je te remercie de me témoigner tant d'amour et charité; car c'est là un signe de grand amour, que le Seigneur punisse bien en ce monde son serviteur de tous ses défauts, pour qu'il n'en soit pas puni en l'autre. Et je suis prêt à supporter allègrement toute peine et toute adversité que toi, mon Dieu, tu veux m'envoyer pour mes péchés » : Alors les démons, confondus et vaincus par sa constance et sa patience, s'en allèrent ; et saint François, en ferveur d'esprit, sortit de l'église et entra dans un bois qui était près de là; il s'y jeta en prière, et avec des prières, et avec des larmes, et en se frappant la poitrine, il s'efforça de trouver Jésus, l'époux et le bien-aimé de son âme. Et le trouvant finalement au fond de son âme, tantôt il lui parlait avec respect comme à son seigneur, tantôt il lui répondait Comme à son juge, tantôt il le priait comme un père, tantôt il s'entretenait avec lui comme un ami. Pendant cette nuit et dans ce bois, ses compagnons, qui s'étaient éveillés et qui restaient écouter et considérer ce qu'il faisait, le virent et l'entendirent prier dévotement, par des larmes et des paroles, la divine miséricorde pour les pécheurs. Ils le virent et l'entendirent encore gémir à haute voix sur la passion du Christ, comme s'il la voyait des yeux du corps. En cette même nuit, ils le virent prier, les bras réunis en forme de croix, suspendu et soulevé de terre pendant un long temps, et enveloppé d'une nuée resplendissante. Et ainsi en ces saints exercices, il passa toute la nuit sans dormir.

Puis le matin, sachant qu'à cause de la fatigue de cette nuit et du manque de sommeil, saint François était trop faible de corps et aurait difficilement pu faire route à pied, ses compagnons s'en allèrent trouver un pauvre paysan des environs, et lui demandèrent de prêter, pour l'amour de Dieu, son petit âne à frère François leur père, qui ne pouvait aller à pied. Entendant nommer frère François, cet homme leur demanda: « Etes-vous des frères de ce frère François d'Assise, dont on dit tant de bien ? » Les frères répondirent que oui et que c'était bien pour lui qu'ils demandaient la bête de somme. Alors ce brave homme apprêta le petit âne avec grande dévotion et sollicitude, et le mena à saint François, qu'il fit avec grand respect monter dessus. Et ils poursuivirent leur route, cet homme avec eux, derrière son petit âne. Après qu'ils eurent fait un peu de chemin, le paysan dit à saint François: « Dis-moi, es-tu frère François d'Assise ? » Saint François répondit que oui: « Tâche donc alors, dit le paysan, d'être aussi bon que tout le monde le pense, parce que beaucoup de gens ont grande confiance en toi aussi je te donne le conseil de n'avoir rien en toi qui diffère de ce que l'on espère de toi.» Saint François, entendant ces paroles, ne se fâcha point d'être admonesté par un paysan et ne se dit pas en lui-même :
Quelle bête est cet homme qui m'admoneste ainsi ? ce que diraient aujourd'hui beaucoup d'orgueilleux qui portent la cape; mais il se jeta sur-Ie-champ de l'âne à terre, s'agenouilla devant cet homme, lui baisa les pieds et le remercia humblement de ce qu'il avait bien voulu l'admonester avec tant de charité. Alors le paysan et les compagnons de saint François le relevèrent de terre avec grande dévotion et le remirent sur l'âne, puis ils continuèrent leur chemin. Quand ils furent arrivés à moitié peut-être de l'ascension de la montagne, comme la chaleur était très grande et l'ascension pénible, une très grande soif assaillit ce paysan, au point qu'il se mit à crier derrière saint François : « Hélas! je me meurs de soif; et, si je n'ai pas quelque chose à boire, je vais sur-le-champ rendre l'âme. » Ce pourquoi saint François descendit de l'âne et se jeta en prière ; et il resta à genoux, les mains levées vers le ciel, jusqu'à ce qu'il sût par révélation que Dieu l'avait exaucé. Et il dit alors au paysan: « Cours au plus vite à cette pierre, et tu y trouveras l'eau vive que le Christ, dans sa miséricorde, vient d'en faire jaillir ». L 'homme courut à l'endroit que saint François lui avait indiqué et trouva une très belle source, que la vertu de la prière de saint François avait fait sortir du très dur rocher; il but copieusement et se trouva réconforté. Et il apparaît bien que cette source fut miraculeusement produite par Dieu à la prière de saint François, car, ni auparavant, ni depuis, on ne vit jamais en ce lieu source d'eau, ni même aucune eau dans un grand espace aux alentours. Cela fait, saint François, ses compagnons et le paysan remercièrent Dieu du miracle qui leur avait été manifesté puis ils continuèrent leur chemin. Comme ils approchaient du pied même du rocher de l'Alverne, il plut à saint François de se reposer un peu sous un chêne qui était sur le chemin et qui s'y trouve encore; et pendant qu'il était dessous, saint François commença à contempler le paysage et la disposition du lieu. Et comme il le faisait, voici venir une grande multitude d'oiseaux divers, qui, par leurs chants et leurs battements d'ailes, montraient tous très grande joie et allégresse; et ils entourèrent saint François de telle sorte que les uns se posèrent sur sa tête, les autres Sur ses épaules, d'autres sur ses bras, d'autres dans son sein et d'autres autour de ses pieds. A cette vue, ses compagnons et le paysan furent émerveillés, et saint François, au comble de la joie, parla ainsi: « Je crois, mes très chers frères, qu'il plaît à Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous habitions Sur cette montagne solitaire, puisque nos soeurs et nos frères les oiseaux témoignent tant d'allégresse de notre venue ». Après avoir dit ces paroles il se leva et ils se mirent en marche; et finalement ils parvinrent à l'endroit qu'avaient d'abord choisi ses compagnons. A la louange de Dieu et de son très saint Nom. Amen.

Et voilà quant à la première considération, c'est-à-dire à la manière dont saint François parvint au saint mont de I'Alverne.

Deuxième considération sur les stigmates

Du séjour de Saint François
avec ses compagnons sur le mont Alverne

La seconde considération est celle du séjour de saint François avec ses compagnons sur ledit mont. Et quant à celle-là, il faut savoir que Messire Roland, ayant appris que saint François était monté avec trois de ses compagnons sur le mont pour y demeurer, en eut une très grande joie, et le lendemain il se mit en route avec beaucoup de gens de son château, et ils vinrent lui faire visite, lui apportant du pain et d'autres aliments pour lui et pour ses compagnons. En arrivant là-haut, il les trouva en prière, et s'approchant d'eux, il les salua. Alors saint François se leva et avec très grande charité et allégresse il reçut Messire Roland et sa compagnie. Cela fait, ils se mirent à converser ensemble; et après qu'ils eurent conversé et que saint François l'eut remercié du saint mont qu'il lui avait donné et de sa visite, il le pria de lui faire une pauvre cellule au pied d'un très beau hêtre, qui était à une distance d'un jet de pierre du lieu choisi par les frères, parce que ce lui paraissait un endroit très propre à la piété et à la prière. Et Messire Roland la fit faire sur-Ie-champ. Et, cela fait, comme le soir approchait et qu'il était temps de partir, saint François leur prêcha un peu avant qu'ils ne partent; puis, après qu'il eut prêché et qu'il leur eut donné la bénédiction, Messire Roland, au moment de partir, prit à part saint François et ses compagnons et leur dit: « Mes frères très chers, ce n'est pas mon intention que, sur ce mont sauvage, vous ayez à supporter aucune nécessité corporelle, qui soit cause que vous puissiez moins vous appliquer aux choses spirituelles; aussi je veux, et cela je vous le dis une fois pour toutes, que vous vous adressiez librement chez moi pour tout ce dont vous aurez besoin. Et si vous faisiez le contraire, vous me causeriez un grand déplaisir. » Cela dit, il partit avec sa compagnie et s'en retourna à son château.

Alors saint François fit asseoir ses compagnons et leur enseigna la manière de vivre qu'ils devaient suivre, eux et quiconque veut vivre religieusement dans les ermitages. Et parmi les autres choses, il leur imposa tout particulièrement l'observance de la sainte pauvreté, en leur disant: «Ne vous en rapportez pas à l'offre charitable de Messire Roland au point d'offenser en quoi que ce soit notre dame Madame la Pauvreté. Tenez pour certain que plus nous fuirons la pauvreté, plus le monde nous fuira et plus nous souffrirons de besoins; mais si nous embrassons bien étroitement la sainte pauvreté, le monde nous suivra et nous nourrira avec abondance. Dieu nous a appelés dans ce saint Ordre pour le salut du monde, et a établi ce pacte entre nous et le monde, que nous donnions au monde le bon exemple et que le monde pourvoie à nos besoins. Persévérons donc dans la sainte pauvreté, car elle est la voie de perfection, le gage et les arrhes des richesses éternelles. » Et après beaucoup de belles et pieuses paroles et d'enseignements sur le même sujet, il conclut: «Telle est la façon de vivre que j'impose et à moi-même et à vous. Et, parce que je me vois approcher de la mort, j'ai l'intention de vivre dans la solitude, et de me recueillir avec Dieu, et de pleurer mes péchés devant lui. Frère Léon, quand il lui paraîtra bon, m'apportera un peu de pain et un peu d'eau; ne laissez pour aucun motif quelque séculier venir à moi, mais répondez-lui à ma place. » Cela dit, il leur donna la bénédiction et s'en alla à la cellule du hêtre; et ses compagnons restèrent au couvent, avec la ferme intention d'observer les commandements de saint François.

Après quelques jours, comme saint François se tenait à côté de ladite cellule, en considérant la disposition de la montagne et en s'émerveillant des grandes fissures et crevasses de ces énormes rochers, il se mit en prière; et il lui fut alors révélé par Dieu que ces fissures si merveilleuses avaient été faites miraculeusement à l'heure de la passion du Christ, quand, selon ce que dit l'Evangéliste, les pierres se brisèrent. Et Dieu voulut que cela apparût tout particulièrement sur le mont Alverne, pour signifier que sur ce mont la passion de Jésus-Christ devait se renouveler, dans son âme par l'amour et la compassion, et dans son corps par l'impression des Stigmates. Après qu'il eut reçu cette révélation, saint François se renferma aussitôt dans la cellule, se recueillit tout en lui-même et se mit à approfondir le mystère de cette révélation. Et à partir de ce moment saint François commença à goûter plus souvent la douceur de la divine contemplation, par laquelle il était fréquemment si ravi en Dieu que ses compagnons le voyaient, le corps soulevé en l'air, et en extase hors de soi. En ces ravissements contemplatifs, il lui était révélé par Dieu non seulement les choses présentes et futures, mais aussi les secrètes pensées et les désirs des frères, comme frère Léon, son compagnon, en eut, ces jours-là, la preuve par lui-même. Comme ledit frère Léon subissait une très grande tentation du démon, non point charnelle mais d'ordre spirituel, il lui vint grand désir d'avoir quelque pieux écrit de la main de saint François, et il pensait que, s'il l'avait, cette tentation disparaîtrait en tout ou en partie. Ayant ce désir, il n'osait pas, par honte et par respect, le faire connaître à saint François; mais si frère Léon ne le lui dit pas, l'Esprit-Saint le lui révéla. Ce pourquoi saint François l'appela à lui, se fit apporter un encrier, une plume et du papier, et de sa main il écrivit une louange du Christ, suivant le désir du frère, et à la fin il fit le signe du Tau ; puis, il la lui donna en disant: « Prends, très cher frère, ce papier, et jusqu'à ta mort conserve-le avec soin. Que Dieu te bénisse et te garde contre toute tentation. Ne t'effraie pas parce que tu as des tentations, car, plus tu es assailli par les tentations, plus tu es, à mon sens, serviteur et ami de Dieu, et plus je t'aime. En vérité, je te dis que nul ne doit penser qu'il est un parfait ami de Dieu tant qu'il n'a pas subi beaucoup de tentations et de tribulations, » Frère Léon reçut cet écrit avec la plus grande dévotion et la plus grande foi, et il fut aussitôt délivré de toute tentation ; il retourna au Couvent et raconta à ses compagnons, en grande allégresse, quelle grâce Dieu lui avait faite au moment où il recevait cet écrit de la main de saint François. Les frères, en regardant et en le conservant avec soin, firent ensuite par son intermédiaire beaucoup de miracles, A partir de ce moment, ledit frère Léon commença, avec grande pureté et bonne intention, à observer et à considérer attentivement la vie de saint François; et à cause de sa pureté il mérita de voir maintes et maintes fois saint François ravi en Dieu et soulevé de terre, parfois à la hauteur de trois brasses, parfois à celle de quatre, parfois jusqu'à la cime du hêtre, et parfois il le vit élevé dans les airs si haut, et environné de tant de splendeur, que c'est à peine s'il pouvait le voir. Et que faisait ce frère dans sa simplicité ? Quand saint François était si peu élevé de terre qu'il pouvait l'atteindre, il allait doucement à lui, il lui prenait et baisait les pieds, et il disait avec larmes: « Mon Dieu, aie pitié de moi pécheur, et, par les mérites de ce saint homme, fais-moi obtenir ta grâce.» Une fois entre autres qu'il était ainsi sous les pieds de saint François, alors que celui-ci était si élevé de terre qu'il ne pouvait le toucher, il vit une cédule écrite en lettres d'or descendre du ciel et se poser sur la tête de saint François; sur cette cédule étaient écrites ces paroles: « Ici est la grâce de Dieu » ; et après qu'il l'eut lue, il la vit retourner au ciel.

Par le don de cette grâce de Dieu qui était en lui, non seulement saint François était ravi en Dieu dans la contemplation extatique, mais encore il était parfois réconforté par des visions angéliques. Ainsi, un jour que saint François était absorbé par la pensée de sa mort et de l'état de son Ordre quand il ne serait plus, et qu'il disait: « Seigneur Dieu, qu'en sera-t-il, après ma mort, de ta pauvre petite famille, que, dans ta bénignité, tu m'as confiée à moi pécheur ? Qui la réconfortera ? Qui la corrigera ? Qui priera pour elle ? » et comme il répétait de telles paroles, un Ange envoyé par Dieu lui apparut et le réconforta en lui disant: « Je te dis de la part de Dieu que ton Ordre durera jusqu'au jour du Jugement; qu'il n'y aura point de pécheur, si grand soit-il, qui, si dans son coeur il aime ton Ordre, ne trouve miséricorde auprès de Dieu; et que nul de ceux qui persécuteront méchamment ton Ordre ne pourra vivre longtemps. De plus, aucun frère très coupable de ton Ordre, qui ne corrigera pas sa vie, ne pourra pas y persévérer longtemps. Aussi, ne t'attriste pas si tu vois dans ton Ordre quelques mauvais frères, qui n'observent pas la Règle comme ils le doivent, et ne pense pas pour cela que cet Ordre soit en péril; car il y en aura toujours beaucoup, beaucoup qui observeront parfaitement la vie de l'Evangile du Christ et la pureté de la Règle; et ceux-Ià, aussitôt après leur vie mortelle, s'en iront à la vie éternelle sans passer aucunement par le purgatoire. D'aucuns l'observeront moins parfaitement, et ceux-Ià, avant d'aller au paradis, seront purifiés dans le purgatoire, mais la durée de leur purification sera mise par Dieu entre tes mains. Mais, de ceux-Ià qui n'observent pas du tout ta Règle, ne te préoccupe point, dit Dieu, car il ne s'en préoccupe point lui même. » Et, après avoir dit ces paroles, l'Ange s'en alla, et saint François resta tout réconforté et consolé. Ensuite, comme la fête de l'Assomption de Notre-Dame approchait, saint François se mit à la recherche d'un lieu, plus solitaire et plus caché, où il pourrait faire, dans une plus grande solitude, le carême de saint Michel Archange, qui commençait à ladite fête de l'Assomption. Aussi il appela frère Léon et lui parla ainsi: « Va et reste sur la porte de l'oratoire du couvent des frères, et, quand je t'appellerai, reviens vers moi. » Frère Léon s'en alla et se plaça sur la porte; saint François s'éloigna un peu et appela d'une voix forte. Frère Léon, s'entendant appeler, retourna vers lui, et saint François lui dit: « Mon fils, cherchons un autre lieu plus secret, d'où tu ne puisses m'entendre quand je t'appellerai. » Et en cherchant ils virent au flanc de la montagne, du côté du midi, un lieu très retiré et qui convenait bien à son intention; mais on ne pouvait y aller, parce que devant il y avait une coupure dans le rocher, très horrible et effrayante: ce pourquoi ils y placèrent à grands efforts une planche formant pont, et ils passèrent de l'autre côté. Alors saint François fit venir les autres frères et leur dit qu'il avait l'intention de faire le carême de saint Michel dans ce lieu solitaire;aussi les priait-il de lui faire une petite cellule placée de telle sorte que, même s'il criait, ils ne puissent pas l'entendre. La cellule faite, saint François leur dit: « Retournez à votre couvent, et laissez-moi ici dans la solitude, car, avec l'aide de Dieu, j'ai l'intention de faire ici ce carême loin de tout bruit et sans avoir l'esprit troublé; qu'aucun d'entre vous ne vienne donc à moi, et ne laissez venir à moi aucun séculier. Mais toi, frère Léon, tu viendras à moi une seule fois par jour avec un peu de pain et d'eau, et une autre fois la nuit à l'heure de Matines; tu viendras alors en silence, et quand tu seras à la tête du pont tu diras: « Domine, labia mea aperies. ». Si je réponds, passe et viens à ma cellule, et nous dirons Matines ensemble; mais, si je ne te réponds pas, va-t-en immédiatement. » Saint François disait cela parce que parfois il était si ravi en Dieu qu'il n'entendait rien et ne s'apercevait de rien corporellement. Ayant dit cela, saint François leur donna sa bénédiction, et ils s'en retournèrent au couvent.

La fête de l'Assomption étant donc arrivée, saint François commença le saint carême, macérant son corps très âprement et dans une très grande abstinence, et réconfortant son esprit par de ferventes prières, veilles et disciplines. Et, par ces moyens, il croissait toujours de vertu en vertu et il disposait son âme à recevoir les divins mystères et les divines splendeurs, et son corps à soutenir les cruelles batailles des démons, avec lesquels il luttait souvent sous une forme sensible. Et il arriva une fois entre autres, pendant ce carême, que saint François, sortant un jour de la cellule en ferveur d'esprit et allant se mettre en prière très près de là, dans une grotte d'un rocher creux, d'où il y avait jusqu'à terre une très grande hauteur et un horrible et effroyable précipice, le démon arriva soudain, avec impétuosité et vacarme très grands, sous une forme terrible, et il le frappa pour le précipiter de là en bas. Aussi saint François, n'ayant aucune retraite et ne pouvant souffrir l'aspect très cruel du démon, se retourna immédiatement, mains, visage, corps tout entier, vers le rocher, et se recommanda à Dieu, en cherchant à tâtons avec les mains s'il ne pourrait pas s'accrocher à quelque chose. Mais, comme il plut à Dieu qui ne laisse jamais tenter ses serviteurs plus qu'ils ne peuvent le supporter, le rocher auquel il s'accrochait s'ouvrit brusquement, par miracle, se creusa suivant la norme de son corps et le recueillit; et, comme s'il avait mis les mains et le visage dans une cire liquide, la forme de son visage et de ses mains s'imprima ainsi dans ledit rocher; aidé ainsi de Dieu, il échappa au démon.

Mais ce que le démon ne put faire alors à saint François, de le précipiter de là en bas, il le fit depuis, quelque temps après la mort de saint François, à l'un de ses chers et dévoués frères; comme celui-ci arrangeait en ce même lieu quelques planches, pour que l'on pût se rendre là sans danger par dévotion pour saint François et pour le miracle qui y avait eu lieu, le démon le poussa, un jour qu'il avait sur la tête une grande planche qu'il voulait y installer, et il le fit ainsi tomber de là en bas avec cette planche sur la tête. Mais Dieu, qui avait sauvé et préservé saint François de la chute, sauva et préserva par ses mérites son dévoué frère du péril de la chute; car, en tombant, ledit frère se recommanda, avec grande dévotion et à haute voix, à saint François ; celui-ci apparut aussitôt, le saisit et le déposa ainsi en bas sur les rochers, sans heurt ni blessure. Comme les autres frères avaient entendu son cri dans sa chute, et qu'ils pensaient qu'il était mort et mis en pièces par une chute d'une telle hauteur sur des rochers aigus, ils prirent une civière, avec grande douleur et larmes, et s'en allèrent de l'autre côté de la montagne, pour en rapporter les restes de son corps et pour les enterrer. Et ils étaient déjà descendus de la montagne lorsque ce frère qui était tombé vint à leur rencontre, cette planche, avec laquelle il était tombé, sur la tête, et chantant à haute voix le Te Deum Jaudamus. Les frères en furent singulièrement étonnés, et il leur raconta en détail toutes les circonstances de sa chute et comment saint François l'avait sauvé de tout danger. Tous les frères alors vinrent ensemble et avec lui au lieu de chute, en chantant le Te Deum, et en louant et remerciant Dieu et saint François du miracle qu'il avait accompli pour son frère.

Saint François, continuant donc ledit carême comme il l'a été dit, bien qu'il soutînt beaucoup de combats contre le démon, recevait néanmoins de Dieu, de nombreuses consolations, non seulement par des visites angéliques, mais aussi par les oiseaux sauvages; car, pendant tout le temps, du carême, un faucon, qui nichait là près de sa cellule, le réveillait chaque nuit, un peu avant Matines, en chantant et en battant des ailes à sa cellule, et ne s'en allait pas avant qu'il ne se fût levé pour dire les Matines; et quand saint François était plus fatigué une fois que l'autre, ou faible, ou malade, ce faucon, à la façon d'une personne discrète et compatissante, ne chantait que plus tard. Saint François prenait ainsi grand plaisir à cette sainte horloge, car la sollicitude du faucon chassait de lui toute paresse et l'incitait à prier; et en outre il restait parfois, pendant le jour, familièrement avec lui. Finalement, quant à cette seconde considération, comme saint François était très affaibli corporellement, tant par sa grande abstinence que par les combats des démons, et qu'il voulait réconforter son corps par la nourriture spirituelle de l'âme, il commença à penser à la gloire sans mesure et à la joie des bienheureux de la vie éternelle; et Ià-dessus il commença à prier Dieu qu'il lui concédât la grâce de goûter un peu de cette joie. Comme il était en cette pensée, il lui apparut tout à coup un Ange d'une très grande splendeur, qui tenait une viole de la main gauche et l'archet de la droite; et comme saint François demeurait tout frappé de stupeur à la vue de cet Ange, celui-ci passa une fois l'archet sur la viole; aussitôt une suavité de mélodie enivra de douceur l'âme de saint François et la fit défaillir, et elle était si grande que, selon ce qu'il raconta ensuite à ses compagnons, il lui semblait que, si l'ange avait tiré une seconde lois l'archet, son âme, par cette intolérable douceur, se serait séparée de son corps. Et voilà quant à la seconde considération.

Troisième considération

De l'apparition du Séraphin et de l'impression des stigmates à Saint François

Quant à la troisième considération, c'est-à-dire celle de l'apparition du Séraphin et de l'impression des Stigmates, il faut considérer que, la fête de la Croix de septembre approchant, frère Léon alla une nuit, à I 'heure accoutumée, pour dire les Matines avec saint François; comme il avait coutume, il dit, de la tête du pont: « Domine, labia mea aperies », et saint François ne répondit pas; alors frère Léon ne s'en retourna pas, comme saint François le lui avait ordonné, mais, dans une bonne et sainte intention, il passa le pont et entra doucement dans sa cellule; ne l'y trouvant pas, il pensa qu'il était quelque part dans le bois, en prière. Aussi en sort-il et, à la lumière de la lune, s'en va-t-il doucement le chercher par le bois: finalement, il entend la voix de saint François, il s'approche et il le voit à genoux, la face et les mains levées vers le ciel, qui parlait ainsi, en ferveur d'esprit: « Qui es-tu, ô mon très doux Dieu ? et moi, que suis-je, ver très méprisable, et ton inutile serviteur ? » Et ces mêmes paroles, il les répétait toujours et ne disait rien d'autre. Ce pourquoi frère Léon, fortement surpris de tout cela, leva les yeux et regarda vers le ciel; et, en regardant, il vit venir du ciel une flamme de feu, très belle et très brillante, qui descendit se poser sur la tête de saint François; et de ladite flamme il entendait sortir une voix qui parlait avec saint François; mais frère Léon ne comprenait pas les paroles. Entendant cela et se jugeant indigne de rester si près de ce saint lieu, où était cette admirable apparition, craignant encore d'offenser saint François ou de le troubler dans sa consolation, s'il était aperçu, il se retira doucement en arrière, et, se tenant à l'écart, il attendait pour voir la fin. Et, regardant attentivement, il voit saint François tendre trois fois la main vers la flamme; et finalement, après un long temps, il voit la flamme s'en retourner au ciel. Ce pourquoi il s'en va, tranquille et rempli de joie par cette vision, et s'en retourne à sa cellule.
Comme il s'en allait tranquillement, saint François l'entendit, au froissement des pieds sur les feuilles, et lui ordonna de l'atten dre et ne pas bouger. Alors frère Léon, obéissant, s'arrêta et l'attendit avec une telle peur que, d'après ce qu'il raconta ensuite à ses compagnons, il aurait mieux aimé que la terre l'engloutît, que d'attendre saint François, qu'il pensait être irrité contre lui; car il se gardait avec soin d'offenser sa paternité, de peur que, par sa faute, saint François ne le privât de sa compagnie. Saint François arriva donc à lui et lui demanda: « Qui es-tu ? » Frère Léon, tout tremblant, répondit: « Je suis frère Léon, mon père. » Saint François lui dit: « Pourquoi es-tu venu ici, frère petite brebis ? Ne t'ai-je pas dit de ne pas venir m'observer ? Au nom de la sainte obéissance, dis-moi si tu as vu ou entendu quelque chose. » Frère Léon répondit : « Père, je t'ai entendu parler et répéter plusieurs fois : « Qui es-tu, ô mon très doux Dieu ? et moi, que suis-je, ver très méprisable et ton inutile serviteur ? »

Alors frère Léon s'agenouilla devant saint François, se déclara coupable de la désobéissance qu'il avait commise contre son ordre, et lui demanda pardon avec beaucoup de larmes. Ensuite, il le pria dévotement de lui expliquer ces paroles qu'il avait entendues et de lui dire celles qu'il n'avait pas comprises. Alors saint François, voyant que Dieu avait révélé ou concédé de voir certaines choses à l'humble frère Léon, à cause de sa simplicité et de sa pureté, consentit à lui révéler et à lui expliquer ce qu'il demandait et il parla ainsi : « Sache, frère petite brebis de Jésus-Christ, que, pendant que je disais ces paroles que tu as entendues, il était à ce moment montré à mon âme deux lumières, l'une qui était celle de la révélation et de la connaissance du Créateur, l'autre celle de la connaissance de moi-même. Quand je disais: « Qui es-tu, ô mon très doux Dieu ? », j'étais alors dans une lumière de contemplation, dans laquelle je voyais l'abîme de l'infinie bonté, sagesse et puissance de Dieu; et quand je disais: « Qui suis-je ? etc. », j'étais dans une lumière de contemplation, dans laquelle je voyais la profondeur lamentable de mon abjection et misère, et c'est pour cela que je disais: « Qui es-tu, Seigneur d'infinie bonté, sagesse et puissance, qui daignes me visiter, moi qui ne suis qu'un méprisable et abominable ver ? » Et dans cette flamme que tu as vue était Dieu, qui me parlait sous cette forme comme il avait anciennement parlé à Moïse. Et parmi les autres choses qu'il me dit, il me demanda de lui faire trois dons, et je lui répondais: « Mon Seigneur, je suis tout à toi, tu sais bien que je n'ai rien d'autre que la tunique et la corde et les braies, et ces trois choses aussi sont à toi: que puis-je donc offrir ou donner à ta majesté ? » Alors Dieu me dit: « Cherche dans ton sein et offre-moi ce que tu y trouveras, » Je cherchai et j'y trouvai une boule d'or, et je l'offris à Dieu; et je fis ainsi trois fois, selon que trois fois Dieu me le commanda; puis je m'agenouillai trois fois, et bénis et remerciai Dieu, qui m'avait donné quelque chose à lui offrir. Et aussitôt il me fut donné de comprendre que ces trois offrandes signifiaient la sainte obéissance, la très haute pauvreté et la très splendide chasteté, que Dieu, par sa grâce, m'a concédé d'observer si parfaitement que ma conscience ne me fait aucun reproche. Et de même que tu m'as vu mettre la main dans mon sein et offrir à Dieu ces trois vertus, représentées par ces trois boules d'or que Dieu avait déposées dans mon sein, ainsi Dieu a donné à mon âme cette vertu que je loue et le magnifie toujours, et de coeur et de bouche, pour tous les biens et pour toutes les grâces qu'il m'a concédées par sa très sainte bonté. Voilà les paroles que tu as entendues, et voilà pourquoi j'ai levé trois fois les mains comme tu l'as vu. Mais garde-toi bien, frère petite brebis, de recommencer à m'observer, et retourne à ta cellule avec la bénédiction de Dieu, et prends de moi un soin diligent, car d'ici peu de jours Dieu fera sur cette montagne des choses si grandes et si merveilleuses que le monde entier s'en émerveillera; car il fera certains choses nouvelles qu'il ne fit jamais à aucune créature en ce monde. » Cela dit, il se fit apporter le livre des Evangiles, parce que Dieu avait révélé à son âme qu'en ouvrant trois fois le livre des Evangiles, il lui serait montré ce qu'il plaisait à Dieu de faire de lui.

Dès qu'on eut apporté le livre, saint François se jeta en prière; sa prière terminée, il se fit trois fois ouvrir le livre, de la main de frère Léon, au nom de la sainte Trinité; et comme il plut à la divine volonté, les trois fois il se présenta toujours devant lui la Passion du Christ. Par quoi il lui fut donné à entendre que, comme il avait suivi le Christ dans les actes de sa vie, ainsi il devait le suivre et se conformer à lui, dans les afflictions et douleurs de la Passion, avant de quitter cette vie. Et à partir de ce moment saint François commença à goûter et à sentir plus abondamment la douceur de la divine contemplation et des divines visites. Parmi celles-ci il en eut une qui préparait immédiatement l'impression des Stigmates, sous cette forme. Le jour qui précède la fête de la Croix de septembre, comme saint François était en prière dans le secret de sa cellule, l'Ange de Dieu lui apparut et lui dit de la part de Dieu: « Je t'exhorte et t'avertis afin que tu prépares et disposes, humblement et en toute patience, à recevoir ce que Dieu voudra faire en toi. » Saint François répondit: « Je suis prêt à supporter patiemment tout ce que mon Seigneur me veut faire. » Et cela dit, l'Ange s'en alla. Arrive le jour suivant, c'est-à-dire le jour de la Croix, et saint François, le matin, de bonne heure avant le jour, se jette en prière devant la porte de sa cellule, la face tournée vers l'Orient, et il priait en ces termes: « Mon Seigneur Jésus-Christ, je te prie de m'accorder deux grâces avant que je meure: la première est que, durant ma vie, je sente dans mon âme et dans mon corps, autant qu'il est possible, cette douleur que toi, ô doux Jésus, tu as endurée à l'heure de ta très cruelle Passion; la seconde est que je sente dans mon coeur, autant qu'il est possible, cet amour sans mesure dont toi, Fils de Dieu, tu étais embrasé et qui te conduisait à endurer volontiers une telle Passion pour nous pécheurs, » Il resta longtemps en cette prière et il comprit alors que Dieu l'exaucerait et que, autant qu'il serait possible à une simple créature, il lui serait concédé de sentir en une faible mesure les choses susdites, Ayant reçu cette promesse, saint François commença à contempler avec une très grande dévotion la Passion du Christ et son infinie charité, Et la ferveur de la dévotion croissait tellement en lui qu'il se transformait tout entier en Jésus, par amour et par compassion, Comme il était en cet état et qu'il s'enflammait dans cette contemplation, il vit, en cette même matinée, venir du ciel un Séraphin avec six ailes de feu resplendissantes; comme ce Séraphin, dans son vol rapide, s'approchait tellement de saint François qu'il pouvait le bien voir, il reconnut clairement qu'il avait en lui l'image d'un homme crucifié et que les ailes étaient disposées de telle sorte que deux se déployaient sur sa tête, deux se déployaient pour voler, et les deux autres couvraient tout son corps. En voyant cela, saint François fut fortement effrayé et, en même temps, rempli d'allégresse et de douleur mêlée d'étonnement, Il éprouvait une très grande allégresse de ce gracieux aspect du Christ, qui lui apparaissait avec tant de familiarité et qui le regardait si gracieusement: mais, d'autre part, en le voyant cloué sur la croix, il éprouvait une douleur, sans mesure, de compassion. Ensuite, il s'étonnait beaucoup d'une vision si surprenante et si insolite, car il savait bien que les douleurs de la Passion ne conviennent pas à l'immortalité d'un esprit séraphique.

Comme il restait dans cet étonnement, il lui fut révélé par celui qui apparaissait, que, par la divine providence, cette vision lui était montrée sous cette forme pour qu'il comprît que ce n'était pas par un martyre corporel, mais par un embrasement spirituel, qu'il devait être tout transformé à la ressemblance formelle du Christ crucifié. Pendant cette merveilleuse apparition, tout le mont Alverne semblait brûler d'une flamme très éclatante, qui resplendissait et qui illuminait toutes les montagnes et vallées des environs, comme si le soleil avait brillé sur la terre. Aussi des bergers qui veillaient par là, voyant le mont embrasé et enveloppé d'une telle lumière, eurent une très grande peur, comme ils le racontèrent ensuite aux frères, en affirmant que cette flamme avait duré sur le Mont Alverne l'espace d'une heure et plus. De même, à la splendeur de cette lumière, qui resplendissait à travers les fenêtres dans les auberges des environs, certains muletiers, qui se rendaient en Romagne, se levèrent, croyant que le soleil était levé, sellèrent et chargèrent leurs bêtes, puis, quand ils furent en chemin, ils virent disparaître ladite lumière et se lever le soleil matériel. Dans ladite apparition séraphique, le Christ, qui apparaissait, parla à saint François de certaines choses secrètes et sublimes, que saint François ne voulut jamais, pendant sa vie, révéler à personne, mais qu'il révéla après sa mort, comme on le montrera plus loin. Ces paroles furent les suivantes: « Sais-tu, dit le Christ, ce que j'ai fait ? Je t'ai donné les stigmates qui sont les marques de ma Passion, pour que tu sois mon gonfalonier. Et comme au jour de ma mort je suis descendu dans les Limbes et que j'en ai tiré toutes les âmes que j'y ai trouvées, par la vertu de mes Stigmates, de même je t'accorde que chaque année, au jour de ta mort, tu ailles au purgatoire, et que toutes les âmes de tes trois Ordres, c'est-à-dire des Mineurs, des Soeurs et des Continents, et aussi des autres qui t'auront été très dévots, que tu y trouveras, tu les en tires, par la vertu de tes Stigmates, et les conduises à la gloire du paradis, pour que tu me sois conforme dans la mort, comme tu l'es dans la vie. » , Cette vision admirable disparaissant donc après un long espace de temps et ces paroles secrètes, laissa au coeur de saint François une ardeur sans mesure et une flamme d'amour divin, et laissa dans sa chair une merveilleuse I'image et empreinte de la Passion du Christ : car aussitôt dans les mains et dans les pieds de saint François commencèrent à apparaître les marques des clous, de la manière " qu'il venait de voir sur le corps de Jésus crucifié, qui lui était apparu sous la forme d'un Séraphin; et ainsi ses mains et ses pieds paraissaient cloués en leur milieu par des clous, dont les têtes, hors de la chair, se trouvaient dans les paumes des mains et sur la partie supérieure des pieds, et dont les pointes ressortaient sur le dos des mains et dans les plantes des pieds: ils paraissaient recourbés et rivés en sorte que, sous cette courbure, dans ce repli, qui tout entier faisait saillie sur la chair, on aurait pu facilement passer le doigt comme dans un anneau; et les têtes des clous étaient noires et rondes. De même, dans son côté droit il apparut la plaie d'un coup de lance, non cicatrisée, rouge et ensanglantée, qui dans la suite jetait souvent du sang de la sainte poitrine de saint François, et lui ensanglantait sa tunique et ses braies.

Aussi ses compagnons s'étant aperçus, avant de le savoir par lui, qu'il ne se découvrait ni les mains ni les pieds et qu'il ne pouvait poser à terre la plante des pieds, trouvant ensuite sa tunique et ses braies ensanglantées quand ils les lui lavaient, eurent la certitude qu'il avait manifestement empreinte, aux mains et aux pieds, et de même au côté, l'image et la ressemblance du Christ crucifié. Et bien qu'il s'ingéniât beaucoup à cacher et à dissimuler ces Stigmates glorieux, si clairement empreints dans sa chair, comme il voyait d'autre part qu'il pouvait mal les dissimuler à ses compagnons familiers, et comme il craignait néanmoins de dévoiler les secrets de Dieu, il tomba dans un grand doute: devait-il ou non révéler la vision séraphique et l'impression des Stigmates ? Finalement, par scrupule de conscience, il appela à lui quelques-uns de ses frères les plus familiers, et il leur demanda conseil, mais en leur soumettant son doute sous des formules générales et sans révéler le fait. Parmi ces frères, il y en avait un de grande sainteté, qui avait nom frère Illuminé : celui-là, vraiment illuminé par Dieu, comprit que saint François devait avoir vu des choses merveilleuses, et lui répondit donc ainsi: « Frère François, sache que ce n'est pas seulement pour toi, mais aussi pour les autres, que Dieu te montre parfois ses secrets sacrés; c'est pourquoi tu as raison de craindre que, si tu tiens caché ce que Dieu t'a montré pour l'utilité d'autrui, tu ne mérites d'être blâmé. » Alors saint François, touché par ces paroles, leur rapporta toute la manière et la forme de la susdite vision, en ajoutant que le Christ, qui lui était apparu, lui avait dit certaines choses qu'il ne redirait jamais pendant sa vie. Bien que ces plaies très saintes lui fissent venir au coeur une très grande allégresse, en tant qu'elles lui avaient été imprimées par le Christ, néanmoins elles lui donnaient, dans sa chair, dans les sensations de son corps, une souffrance intolérable. Ce pourquoi contraint par la nécessité, il choisit frère Léon, parmi les autres le plus simple et le plus pur, à qui il révéla tout: il lui laissait voir et toucher ses saintes plaies et les bander avec des linges pour calmer la douleur et recevoir le sang qui sortait et coulait desdites plaies. Ces bandages, lorsqu'il était malade, il laissait les changer souvent, tous les jours même, sauf du jeudi soir au samedi matin, parce qu'il ne voulait pas que, durant ce temps, la douleur de la Passion du Christ, qu'il supportait dans son corps, fût adoucie en quoi que ce soit par quelque médecine ou remède humain: car pendant ce temps Notre Sauveur Jésus-Christ avait été saisi, crucifié, mis à mort et enseveli pour nous. Il arriva parfois que, pendant que frère Léon lui changeait le bandage de la plaie du côté, saint François, sous le coup de la douleur qu'il éprouvait par l'enlèvement de cette bande ensanglantée, mit la main sur la poitrine de frère Léon; au toucher de ces mains sacrées, frère Léon sentait une telle douceur de dévotion en son coeur, qu'il s'en fallait de peu qu'il ne tombât à terre évanoui. Finalement, quant à cette troisième considération, saint François, ayant terminé le carême de saint Michel Archange, se disposa, par une divine révélation, à retourner à Sainte-Marie des Anges. Aussi appela-t-il à lui frère Massée et frère Ange, et après beaucoup de paroles et de saints enseignements, il leur recommanda, avec autant de force qu'il le put, cette sainte montagne, en leur disant qu'il lui fallait retourner avec frère Léon à Sainte-Marie des Anges. Et cela dit, il prit congé d'eux, les bénit au nom de Jésus crucifié, et leur tendit, pour condescendre à leurs prières, ses très saintes mains, ornées de ces glorieux Stigmates, à voir, à toucher et à baiser. Et, les laissant ainsi consolés, il les quitta et descendit de la montagne sainte.

A la louange du Christ. Amen.

Suite du Texte



22/05/2008
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