Bienheureux Paul Giustiniani
Le Bienheureux Paul Giustiniani
Introduction
Frère Paul Giustiniani, reconnaissons-le, est pour beaucoup, même parmi les spécialistes de la vie solitaire en Occident, sinon un inconnu, du moins un ignoré. Pourtant, cet humaniste vénitien qui, tout au long de sa vie, brame vers l'Absolu, est une des très grandes figures de l'érémitisme chrétien, en plein cœur de la Renaissance italienne. Par bonheur, il a le don d'écrire et ne se prive pas de l'exercer. Et nous avons aux Archives du Saint-Ermitage camaldule de Frascati une quantité incroyable de notes, lettres, poèmes, soliloques, commentaires de l'Ecriture, traités de toutes sortes, une forêt de documents qui nous permettent aujourd'hui de connaître sa pensée si forte et souvent originale, mais surtout de le connaître lui-même. Giustiniani en effet se livre facilement, sinon aux autres, du moins à lui-même, tout à fait à la manière de saint Augustin, et c'est avec une vraie joie que nous recevons son témoignage. Lui, l'humaniste raffiné, passionné de littérature et de philosophie latine et grecque, l'homme du monde qui passe constamment "des livres aux femmes et des femmes aux livres", qui demain sera l'ami et le conseiller des papes, des évêques, des grands de la terre, rêve de la Montagne pour accrocher son cœur au ciel. A l'âge de 34 ans, il s'en va à son destin, gagne les Apennins et là l'ermitage fondé par Romuald de Ravenne, il y a cinq siècles. Il veut vivre le ciel dans la solitude et le silence. Mais qu'il est difficile de contenter le cœur d'un homme que les demi-mesures de la terre rendent malade et malheureux. Alors, il s'en va et il s'en va encore, entraînant à sa suite d'autres assoiffés du ciel, jusqu'à ce qu'il meure dans les bras d'un ami à 52 ans à peine, au sommet du Mont Soracte, près de Rome, terrassé par la peste. "Dieu, tu es mon Dieu, après Toi languit ma chair, terre aride altérée, sans eau" (Ps. 62). Le plus beau, c'est qu'il a fait école et que, de lui, est née toute une cohorte d'hommes qui, dans le rayonnement de son témoignage, ont découvert la Voie.
Chapitre 1
"J'ai désiré de vivre solitaire."
Grande joie à Venise dans la maison des Giustiniani en ce 15 juin 1476. Paola dei Malipieri vient d'accoucher d'un petit garçon que l'on appelle Thomas, le dernier de six sœurs et de deux frères. Ses parents, Francesco et Paola, appartiennent à la célèbre famille des Giustiniani, honorée tout récemment par le patriarche Laurent, dont le ministère a été unanimement apprécié, et qui, de plus, est un saint. A quatre ans, Thomas perd tragiquement son père et se trouve donc livré à la seule influence de Paola, qui marquera si fort de son emprise le tempérament sensible et pensif de l'enfant. Bien vite, Thomas aime jouer, comme tous les enfants du monde : "Je me suis beaucoup délecté, confiera-t-il plus tard, à m'amuser soit avec une balle, soit même simplement avec des noyaux de pêche, à me masquer ou encore à danser." Mais il nous dira aussi avoir été, dès sa petite enfance, attiré fortement par le silence et la solitude. Pourtant Thomas n'a rien d'un enfant "sauvage". Tous les témoins s'accordent à dire qu'il est rayonnant de gentillesse. Cependant son allure est parfois d'une grande majesté… Il fréquente les écoles de Venise, s'intéresse à mille choses. "Qu'est-ce que cela veut dire ?" demande-t-il souvent. Encore adolescent, il compose déjà de fort jolis poèmes en latin ou en grec, car il excelle dans l'étude des langues. "J'ai vécu, à ce qu'il me semble, dans les écoles de grammaire avec assez de simplicité et de profit." Sa mère l'a aussi éveillé très tôt aux choses de Dieu, à la prière, à la vie vertueuse, ce qui ne signifie pas qu'il vit en serre chaude. A dix-huit ans, Thomas quitte la maison paternelle pour la fameuse université de Padoue, où il va étudier la philosophie, discipline qui l'attire si fort. "L'enseignement des philosophes m'emplissait de joie si forte que je m'apercevais n'en avoir pas connu de plus grande jusqu'alors." Il loge un peu en dehors de la ville, car il y a chez lui cet attrait pour le silence qu'il a connu dès son enfance : "J'ai cherché de plus en plus la solitude et j'ai voulu habiter loin du centre de la ville. J'ai eu soin de n'avoir que peu d'amis et même évité la familiarité des gens qui me servaient." Mais, à vingt ans, il est bien difficile de s'asseoir en solitude. Thomas est écartelé. Loin du regard de sa mère, il se laisse aller aux désirs de l'amour charnel qui l'habitent. Il le déplore et s'en humilie, mais il constate que sa vie est partagée entre l'amour des livres et celui des femmes. Jusqu'à ce que, peu à peu, la fréquentation des philosophes stoïciens le réveille à la vraie noblesse de l'homme et lui donne l'envie de sortir de sa prison aux barreaux plus ou moins dorés. "Je me mis à lire des ouvrages d'auteurs chrétiens, et mon esprit s'y délectait au point que je considérais tout le reste comme rêve et folie." La Bible et les Pères de l'Eglise deviennent ses livres-amis.
L'attirance de Dieu se fait si forte qu'il songe, à 24 ans, à tout abandonner pour se faire religieux. Il fréquente assidûment le monastère bénédictin de Sainte-Justine, alors en pleine ferveur. Cependant, quelques ennuis de santé et pas mal de soucis matériels et autres, lui font différer son entrée en religion. L'Esprit de Dieu le conduit avec sagesse. Il aura son heure de lumière. Chose curieuse : en même temps qu'il découvre la splendeur de Dieu et la paix du Seigneur Jésus-Christ, voici que son cœur s'ouvre comme jamais à l'amitié, celle de son frère Jacques, celle de quelques-uns de ses camarades, dont Vincent Quirini, qui, durant quelques années trop brèves, avant d'être ravi par la mort, lui sera l'âme de son âme. Après une longue et fatigante maladie, qui lui a été source de lumière sur Dieu et sur lui-même, il écrit à Vincent : "Maintenant, je vais mieux que je n'ai jamais été depuis trois ans… Si j'en suis là, ce n'est pas par mes efforts, mais par l'effet de la bonté de Dieu, et que j'ai suivi des conseils excellents des saints." Thomas n'a plus le cœur aux Lettres, ni aux philosophes, ni même aux théologiens padouans fort prétentieux et futiles. La solitude l'attire plus que jamais, celle de la montagne sans doute, mais plus encore celle du dedans. Il sent très fort qu'il lui faut "revenir au cœur". "J'ai décidé de vivre solitaire… J'ai choisi comme retraite une maison très agréable et très commode, située dans une propriété de mon frère… J'y serai tranquille pour vaquer à l'étude et pour recevoir mes amis." Thomas ne sait pas encore que la solitude va le prendre au piège pour toujours. C'est uniquement le secret de Dieu. Nous sommes en 1505, et Thomas a 29 ans. Il a donc quitté définitivement l'université de Padoue, où il a acquis une étonnante culture littéraire et philosophique, malgré ses trop fréquentes maladies. Une étrange épidémie s'est emparée de la ville, mettant en danger la vie de chacun. Venise et la famille de Thomas exultent de pouvoir l'accueillir, et, tout particulièrement, deux de ses sœurs avec qui il gardera toute sa vie des liens d'affection très forts et combien précieux à certaines heures. Il ne peut cependant pas rester en ville pour mille raisons. Voilà pourquoi, dès le 1er juin 1506, il s'embarque pour l'île de Murano, un "petit paradis", où il va mettre en état une vieille maison de famille pour y vaquer à l'étude de ses chers auteurs et à la réflexion. Bien sûr, il a fait transporter tous ses livres, ses précieux compagnons. Son régime est des plus sévères, car sa santé est loin d'être rétablie. Malgré tout, il peut vaquer sérieusement à ses pensées, et, de sa réflexion, va sortir un journal passionnant, qui, par bonheur, a échappé aux flammes. Un jour, en effet, Thomas brûlera tous ses écrits, ses travaux, ses poèmes d'amour, ses lettres, dans un geste de dégoût à l'égard des années écoulées "qu'il a passées à se perdre". Ce journal, il l'intitule : "Mes pensées quotidiennes sur l'amour de Dieu". Il n'est certes pas le fruit d'une expérience mystique (Thomas est encore trop neuf dans sa recherche), mais seulement d'une réflexion à la fois philosophique et spirituelle sur le mystère d'un Dieu-Amour qui ne cesse de poursuivre l'homme pour le mettre debout et lui redonner son authentique visage. Ces pages, souvent belles, nous permettent de réaliser l'évolution d'un humaniste qui va, au jour le jour, découvrir le visage du Dieu de Jésus-Christ, un visage de tendresse et de miséricorde.
Jetons plutôt un regard attentif sur sa table : nous y découvrirons l'Evangile bien sûr, mais aussi le Cantique des Cantiques avec le commentaire d'Origène, les Confessions de saint Augustin, le Traité de l'Amour de Dieu de saint Bernard. Autant de textes majeurs qui nourrissent et enthousiasment la réflexion de Thomas, qui, se prenant au jeu, va même traduire son heureuse découverte dans quelques très émouvants poèmes. S'il écrit "à plume volante", c'est que notre Thomas en a souvent besoin pour canaliser les pensées d'un esprit parfois distrait et accablé de mille soucis matériels. Tant mieux pour nous, qui, aujourd'hui, pouvons constater comment il se laisse prendre à l'hameçon de l'amour de Dieu et saisir si fort le relatif de ses connaissances littéraires et philosophiques. "Si nous avions toute la science des philosophes de la Grèce et de l'Islam, note-t-il, et que nous n'aimions pas Dieu, tout cela ne nous servirait à rien." Thomas reçoit certes ses amis et converse volontiers avec eux, mais le thème favori de leurs rencontres, c'est l'Amour. De plus en plus, Thomas se livre à la prière, lit l'Ecriture Sainte, parle et écrit au sujet de la Trinité, de Jésus, de l'Esprit-Saint, de l'Eucharistie, où il trouve la source cachée de la Vie. Il veut se convertir. "J'ai aujourd'hui trente ans, l'âge où le Christ a commencé à prêcher. Eh bien, il faut que je mette toutes mes forces pour que sa Parole s'accomplisse en moi." L'heure est en effet venue. Il a déjà laissé bien des choses, et le voici libre, capable d'être saisi par l'Esprit-Saint : "C'est de Toi, Seigneur, qu'il dépend maintenant que je Te connaisse et que je T'aime vraiment." Murano aura donc été dans la vie de Giustiniani une étape capitale. L'heure est venue de prendre le large, de partir comme Abraham pour la Montagne que Dieu lui montrera. L'appel du silence se fait plus impérieux que jamais, et c'est l'envie du désert, du vrai désert, qui monte en lui. C'est là seulement, pense-t-il, que Dieu lui parlera enfin au cœur et l'introduira dans Sa joie.
Thomas sent très fort qu'il est arrivé à un moment décisif de son existence et il rêve… La solitude de Murano est très relative. Il voudrait connaître les déserts de Palestine, de Cappadoce ou de Syrie, où tant d'hommes et de femmes ont vécu l'aventure de l'Amour sans mesure. Cependant, notons-le, ce n'est pas tellement le désert tellurique qui l'attire, mais Celui qui a promis de s'y révéler à qui laissera patrie, maison, femme, enfant et se quittera lui-même. C'est ainsi que, le 4 juin 1507, il s'embarque seul à Venise pour la Terre Sainte. Un beau voyage, dont certes il veut profiter et dont il nous racontera les riches heures en son journal de bord. Presque deux mois après le départ, le 30 juillet, vers six heures du soir, il entre dans la "très sainte Jérusalem". S'il va noter peu de choses sur son séjour, ce sera dix ans après, alors qu'il est devenu fils de saint Romuald, ermite camaldule, qu'il confessera un jour à des moines du Mont-Cassin l'extraordinaire jubilation de son cœur en marchant sur les traces du Christ, mais aussi sa profonde déception de ne pas y avoir découvert le lieu de son repos. Une nuit, cependant, célébrant chez des moines l'office des Vigiles, le voici bouleversé par la parole du Seigneur : "Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il se renie lui-même, qu'il assume sa croix quotidienne et qu'il me suive." Et Thomas accepte l'invitation. Il reviendra à Venise à la fin de l'année, bien décidé à se livrer entièrement à Dieu. Il semble pourtant encore indécis sur le lieu où il cachera sa vie. Durant deux longues années, il va chercher, avec ses plus intimes amis, le père spirituel qui lui indiquera la route à suivre. Serace Pierre Delfino, Général des camaldules, dont la résidence est précisément le monastère Saint-Michel de Murano? Serace l'abbé du célèbre monastère bénédictin de Praglia, aux portes de Padoue ? L'amitié, déjà si profonde, que Thomas a vouée à Vincent Quirini et à Jean-Baptiste Egnazio lui est infiniment précieuse, car ce sont deux hommes extrêmement brillants, mais, comme lui, tourmentés par le désir de Dieu et l'amour de la solitude. Il y a entre eux une sorte de complicité, analogue à celle qui, au XIe siècle, existait entre Bruno, Raoul le Verd et Fulcoie le Borgne, qui rêvaient ensemble à Reims, dans un fameux jardin, de partir vers l'Ailleurs d'où on ne revient pas. C'est ensemble que souvent ils interrogeront Delfino et qu'un jour ils se rendront à Praglia. Or, malgré la forte impression qu'ils retirent de leur séjour, c'est d'autre chose qu'ils se sentent enamourés, Thomas plus fort encore que ses deux amis. Ils cherchent un lieu où, tout en continuant à se livrer à l'étude, ils pourront vaquer à l'hesychia, au penthos et, bien sûr, à Dieu seul. Mais nous voici arrivés aux premiers jours de 1510. Les trois amis se rendent au monastère Saint-Michel de Murano, comme ils le font souvent, mais aujourd'hui, c'est le vicaire général de l'Ordre qui les accueille, Orlandini, sincère admirateur et défenseur de la vie érémitique. Tout de suite, il va être saisi par les qualités humaines de ces trois jeunes gens, qui viennent précisément lui soumettre leur projet de vie solitaire. Et voilà qu'il leur chante en majeur comme en mineur les louanges du Saint-Ermitage de Camaldoli, fondé par saint Romuald, l'ermite-prophète, en 1012 sur un sommet des Apennins. Depuis cinq siècles s'y succèdent des hommes de Dieu, et, parmi eux, d'authentiques saints, ermites ou reclus. Orlandini ne peut que leur conseiller de s'y rendre en voyage de reconnaissance, et même d'y passer le temps du Carême. Ainsi pourront-ils avoir une certaine idée de la vie que mènent là-haut les sept ermites et les cinq convers, et, parmi eux, le saint reclus Michel Pini. Nos amis acceptent avec enthousiasme, mais, hélas! ne pourront réaliser leur propos, certainement à cause de la "saison". L'hiver est si rigoureux à Camaldoli !
Le printemps venu, ils décident que Thomas partira seul, en éclaireur, au cours de l'été. Il regardera, écoutera, interrogera et suppliera le Saint-Esprit. Le 10 mai, Thomas adresse une lettre assez étrange au Général Delfino, où l'on ne peut que constater qu'aucun des trois amis n'est vraiment prêt à embrasser sans condition la vie au désert, telle qu'on la mène au Saint-Ermitage. Ils la rêvent pour eux indépendante de toute autorité, totalement consacrée à l'étude des Lettres, échappant non seulement à l'autorité de la Règle et du Majeur de l'Ermitage, mais même à un quelconque règlement de vie. C'est à un nouveau Cassiciacum qu'ils pensent, et encore… Par bonheur, ni Delfino, ni Orlandini ne se troublent. La grâce de Dieu ne casse rien ; elle fait habituellement son chemin "avec force et douceur". Et voici que Thomas, le plus "engagé" certainement des trois complices, se met en route au début du mois de juin, un voyage long et difficile qui le conduit à l'hospice de Camaldoli, appelé Fonte Buono, le 3 juillet. Il s'y repose quelque peu de ses fatigues, mais, le lendemain, le voici gravissant la sainte montagne où l'attendent avec curiosité les frères ermites, qui savent la valeur et la flamme de cet homme riche et estimé que tourmente le désir de Dieu.
Chapitre 2
"Ce lieu est terrible et je ne le savais pas." (Gen 28, 16-17)
Voilà donc notre Thomas sur cette terre sainte où, un beau jour, Romuald a conduit cinq jeunes hommes fascinés par le ciel. Il leur a construit cinq petites cabanes, leurs cellules solitaires, dans une belle clairière entourée d'une couronne de sapins. Il leur a donné pour règle fondamentale la lapidaire consigne des Anciens : "Assieds-toi dans ta cellule. Mets un frein à ta langue et à ton ventre. Amen." Romuald se veut l'héritier des Pères des déserts et n'a rien d'autre à dire que ceci : "Ton ermitage, c'est ton ciel, ne le quitte pas. Enveloppe-toi de silence et laisse-toi, jour après jour, transfigurer en Christ." Une cinquantaine d'années après la mort du maître (1027), Rodolphe, prieur de l'Ermitage, mettra par écrit les coutumes qui régissent l'existence des frères. Il nous dit leur ferveur et l'authenticité de leur vie solitaire, qu'ils mènent "ensemble", la main dans la main, le cœur dans le cœur. Malheureusement, mais c'est le lot de toutes les institutions humaines, l'histoire de l'Ermitage va s'alourdir et se compliquer d'autant plus que les nombreux monastères qui vont s'agripper à lui vont très vite constituer un Ordre, où le poids du cénobitisme va changer l'équilibre des forces et devenir un continuel danger pour la "virginité érémitique". N'empêche qu'en ce début du XVIe siècle, l'esprit des premiers camaldules ne s'est pas éteint ni même adultéré; Thomas, qui est là, devant la porte de l'Ermitage, ne sera pas floué.
Pierre Delfino l'attend avec joie, et l'accueil est plus que chaleureux. Thomas est installé dans une cellule proche de l'église, et voici que, contre toute attente, c'est littéralement le coup de foudre. Le cadre est d'une telle majesté ! La petite communauté d'ermites, hommes simples et sans grande culture, est rayonnante de paix et de joie. Et presque palpable est la présence de Dieu. Giustiniani est bouleversé et écrit à Vincent Quirini son heureuse découverte. Il est déterminé à devenir vraiment ermite, à se livrer entièrement et sans conditions à Dieu seul. Il dit à ses amis son enthousiasme et les invite à l'imiter. Ils n'en sont certes pas encore là, mais Thomas, dans la joie de sa découverte, ne va cesser de les encourager. Il regarde, il écoute, il note et transcrit ses expériences. Il découvre bien sûr comme partout ailleurs la condition de l'homme blessé que nous sommes, mais pourquoi s'en étonner ? A côté, par exemple, de l'incontestable sainteté du reclus Michel, voici un certain Romualdino, qui ne peut supporter son Majeur, critique la vie de l'Ermitage et conseille à Thomas de se faire… dominicain. "Je le crois vraiment peu sensé", note-t-il simplement. Et il ajoute : "Ces ermites, dans leur ignorance et leur simplicité de colombes, ravissent le Royaume des cieux, tandis que les doctes, avec toute leur science orgueilleuse, se précipitent dans l'enfer. La fin de toute doctrine est la bonté, la simplicité de l'esprit. Il ne faut pas étudier, vivre parmi les livres avec une autre intention… Je commence à désirer oublier le peu de science que j'ai mis tant d'années à acquérir, pour devenir simple comme ces moines."
Le séjour de Giustiniani au Saint-Ermitage s'achève le 6 août, jour de la Transfiguration du Seigneur. Thomas, lui aussi, comme les disciples, a vu quelque chose de la gloire de Dieu. Il redescend dans la vallée et reprend le chemin de Venise par petites étapes, bien décidé à régler ses affaires, prendre congé des siens et de ses amis, et à repartir pour Camaldoli, seul… seul. Nous nous demandons comment cet homme au cœur si tendre va pouvoir s'arracher aux siens, à ses amis, à cette ville de Venise qu'il aime avec passion. Mais attention ! Seuls Vincent et Jean-Baptiste savent le fond des choses. Giustiniani ne dit à personne qu'il part pour toujours. Est-ce bien une solution à sa souffrance ? Car, il l'avouera plus tard, il a souffert mort et passion. Seul le souvenir de Jésus en croix lui est force et paix. Le 14 décembre 1510, le sort en est jeté. Il s'en va. Le Général Delfino lui a fait envoyer les montures et les guides. Juste avant d'arriver à Camaldoli, la petite troupe longe le Mont-Alverne, là où saint François reçut les stigmates du Crucifié. Thomas le regarde longuement. N'est-il pas, lui aussi, un "ami blessé de l'Epoux" ? Et, le 17 décembre au soir, le voici à nouveau devant les portes de l'Ermitage, la maison de Dieu et la porte du ciel. Pierre Delfino est encore là pour l'accueillir, escorté d'Orlandini et du père Majeur, mais aussi de toute la communauté des ermites. "Je ne te demande pas, ô mon Dieu, que Ta joie pénètre en moi, mais que je pénètre en elle et que, réduit à rien, anéanti à moi, je goûte Ton amour au-delà de tout ce qui peut se dire et se comprendre." Aux vêpres, on chante la grande antienne "O Sapientia". Thomas s'abandonne à la conduite de Celui qui gouverne toutes choses avec force et suavité. Et voici qu'au matin de Noël, après la messe de l'aurore, Delfino le revêt de l'habit blanc des ermites. Tout est déjà donné, même la barbe qu'il soignait avec tant de délicatesse et qui disparaît sous le rasoir d'un convers. Le Général lui donne le nom de frère Paul, saint Paul, le converti du chemin de Damas devenu l'amant passionné de Jésus-Christ.
Frère Paul rentre dans sa cellule solitaire. Elle le révélera à lui-même et lui parlera de son Dieu, mais parfois à quel prix ! "Le fait de me trouver ainsi, seul, tout seul, de manger seul, de me tenir le soir, seul, tranquille et silencieux, me donne quelquefois une certaine tristesse d'âme, lorsque je songe à ceux avec qui je vivais. Mais grâce à Dieu, elle disparaît vite, et vite je me retrouve content, plein d'une jouissance que je ne saurais exprimer. Il ne m'en coûte pas, bien au contraire, de balayer la cellule, ni de nettoyer l'écuelle où je mange, ni de faire d'autres travaux semblables, comme de retirer du bois du bûcher et de le mettre dans mon poêle." Il écrit évidemment à ses deux amis Vincent et Jean-Baptiste, qu'il a laissés à Venise et qu'il espère si fort voir, un jour proche, venir frapper à la porte de l'Ermitage. Il signe ses lettres "frère Paul, ermite", mais il a la simplicité et l'humour d'ajouter en post-scriptum : "Cette signature est un peu prétentieuse. Si vous le pensez comme moi, dites-le moi et je ne mettrai plus le mot ‹ermite›." Cette année 1511 sera l'année des découvertes. Le désir profond de frère Paul est de devenir frère convers. Il redoute le sacerdoce et n'en veut à aucun prix. Malgré tout, il s'abandonne à la volonté de son Majeur, qu'il vénère. Dieu y pourvoira. Il lit beaucoup la Parole de Dieu, ses amis Origène, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Grégoire le Grand, et saint Bernard, qu'il découvre et qui va devenir un familier. On lui a confié l'atelier de reliure. Un vieux frère convers l'invite souvent à lui venir en aide. Il balaie l'église tous les quinze jours et soigne les rosiers de son petit jardin. Saint Thomas d'Aquin, dans son commentaire sur le Credo, lui apprend la grandeur de la Communion des saints, et frère Paul se sait au cœur du monde. "Tout est à toi, et toi tu es à tous." En cellule, frère Paul pleure sa "pauvre vie", les "années qu'il a passées à se perdre". "Seigneur, dit-il, je ne te demande pas encore de voir ton visage. Mais montre-moi à moi-même." Il découvre les psaumes, les "divines cantilènes", comme il les appelle, et il écrit à Vincent : "Tu ne peux réaliser combien leur lecture me délecte ! Ce sont certainement les moments les plus doux de ma journée… Mais attention ! Je dois apprendre à lire un livre qui devra bientôt me suffire, c'est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Il est vain de vouloir connaître quoi que ce soit d'autre, mais c'est un livre qui doit être lu dans le silence."
Le 21 mars, grand branle-bas dans l'Ermitage. C'est en effet la fête de saint Benoît, et voici tout un bataillon de moinillons camaldules qui envahit le royaume du silence. Messe solennelle avec chants, ornements somptueux, déploiement de chapes. Au réfectoire, le banquet ! Frère Paul a demandé au Majeur de faire la lecture pour échapper au charivari. Il est là, dans la chaire, mais tourné de telle sorte qu'il ne voit rien, ni des convives, ni du va-et-vient des servants. "J'étais trop content de n'être pas mêlé à toute cette foule… J'eusse mieux aimé que ce jour-là ressemblât aux autres vendredis et se passât en cellule au pain et à l'eau, dans le repos de mon esprit." Le mois de mai arrive, mais les roses du jardin de frère Paul sont encore timidement cachées dans leur corsage. L'hiver est long à Camaldoli. N'empêche que frère Paul exulte en Dieu. "Le fait de demeurer continuellement en cellule me fait voir une ombre, une image certes bien lointaine mais certaine d'une vie qui est la vraie vie." Les semaines passent. Vincent Quirini, alors ambassadeur de la Sérénissime, n'est toujours pas décidé, malgré sa promesse, à rejoindre frère Paul, et moins encore Jean-Baptiste Egnazio, qui ne viendra jamais. Mais voici le mois d'octobre et enfin la grande et heureuse nouvelle. Oui, Vincent arrive, et avec lui son frère et deux domestiques, quatre postulants à la fois. Le voyage a été difficile pour cet homme raffiné qu'est Vincent, qui tombe malade en arrivant à Fonte Buono. Frère Paul se hâte de venir l'embrasser avant que le malade ne soit transporté à la maison de campagne de la Musolea. Frère Paul tient sa proie et veut à tout prix obtenir de Dieu pour Vincent et son frère et leurs domestiques le même coup de grâce qu'il a reçu lui-même voici déjà presque un an. Il écrit à Vincent son amour pour le Christ et comment il faut vraiment tout quitter pour Le suivre : "Oh l'heureuse fortune !" Noël approche. Frère Paul, normalement, devrait faire sa profession de vie érémitique, mais il est "retardé", comme l'on dit en jargon monastique, peut-être (et c'est la version officielle) à cause des complications que présente le règlement de ses affaires, mais aussi certainement parce que les frères ermites veulent jauger la profondeur et la vérité de sa décision de se livrer ainsi à la folie d'une telle existence. Entre-temps, Vincent s'est remis, et le voici à l'Ermitage. Le 22 février, jour de la Chaire de saint Pierre à Rome, il prend l'habit d'ermite et reçoit le nom de frère Pierre. L'Ermitage est en fête. En secret, Giustiniani dévore sa proie. Les deux amis sont devenus les conspirateurs de Dieu.
Le 8 août 1512, les cloches du Saint-Ermitage sonnent à toute volée. C'est en effet la solennité de la Transfiguration du Seigneur, et c'est le jour choisi pour la profession érémitique de frère Paul, de Pierre Quirini et de son frère George. Ces derniers dispensés, on ne sait trop pourquoi, de la moitié de leur noviciat. Tous ont le sentiment de vivre un moment capital pour l'Ordre camaldule. Et il en est bien ainsi ; en effet, frère Paul note : "Voici le jour qu'a fait le Seigneur… Que sa louange soit toujours sur mes lèvres. O Dieu, mon cœur est prêt." Il se trouve en une grande exultation et il chante à haute voix en cellule : "Tout est facile, tout est doux et rien n'est lourd pour qui aime Dieu."
Chapitre 3
"Pour l'amour de la liberté d'en-haut." (Saint Pierre Damien)
La présence à l'Ermitage de Camaldoli des deux inséparables amis Paul Giustiniani et Pierre Quirini est un événement pour cette famille érémitique composée, nous l'avons vu, d'hommes simples, sans grande culture, mais tout livrés à Dieu. Le geste de ces deux patriciens de Venise, qui ont abandonné tant de vraies valeurs et se sont enfouis dans l'anonymat de la Montagne, impressionne, et va très vite susciter des vocations au désert. Giustiniani a été chargé par le Majeur, Pierre de Brescia, d'accueillir les postulants et de les initier à la vie solitaire. Il s'y emploie avec zèle et grande joie, car il apprécie de plus en plus le secret du silence et de la prière. "O solitude, écrit-il, toi qui enseignes à l'homme à revenir à lui-même et à se livrer à la contemplation, autant que cela est possible ici-bas, de la majesté de Dieu ! O solitude ! O Solitude qui n'es pas assez connue, sinon de ceux qui t'ont goûtée par l'expérience, tu conduis notre misère au bonheur sans fin, tu nous donnes l'Esprit-Saint comme l'aurore annonce le jour et fait briller à nos yeux la clarté du soleil ! Vraiment, je ne vivais pas avant de te connaître." On comprend donc l'insistance de frère Paul auprès du Général de l'Ordre, Delfino, pour que la solitude matérielle de l'Ermitage soit renforcée, préservée, d'abord tout simplement par une enceinte de pierre qui empêcherait les gens et les bêtes de l'extérieur d'approcher de trop près les cellules des frères ermites, mais qui également défendrait ceux-ci contre eux-mêmes, lorsque la tentation se fait insistante et que l'on a envie d'ailleurs… L'Ermitage est certes enveloppé d'une magnifique forêt de sapins, qui l'isole et le protège, mais les conseillers de Delfino et, en particulier, un certain Dom Basile Nardi, abbé Camaldule du monastère Saint-Félix de Florence, précisément chargé des propriétés de Camaldoli, voudraient bien faire abattre un grand nombre d'arbres, afin d'en vendre le bois. Giustiniani et Quirini écrivent ensemble à leur ami commun l'archevêque de Florence, pour qu'il appuie de son autorité leur désir d'être défendus dans leur vocation de solitaires. Oui, l'archevêque interviendra auprès du Général, et il nomme le frère Pierre Quirini arbitre en cette affaire. C'est, on le comprend, une levée de boucliers dans le camp du père Delfino, et des jours difficiles s'annoncent pour nos jeunes profès ermites. Frère Paul rédige déjà un texte qui demain figurera dans la "Règle de la vie érémitique", dont il sera l'auteur. "La permission d'abattre des sapins pour les besoins de l'Ermitage ne sera jamais accordée qu'avec le consentement exprès du Chapitre… Cette couronne qui entoure l'Ermitage sera inviolable… L'Ermitage est un lieu sacré… Tout le territoire délimité par la couronne de sapins, ainsi que les chemins qui conduisent des cellules à l'église, seront considérés comme un cloître… Ainsi, dans le secret de chaque cellule, l'ermite pourra goûter la profonde tranquillité de la sainte solitude."
Certes, frère Paul est encore un apprenti dans l'art d'aimer, mais il se sent étrangement appelé à faire l'impossible pour que ce lieu de leur choix soit en vérité et la maison de Dieu et la porte du ciel. Dès le 14 septembre, frère Pierre Quirini écrit à la duchesse d'Urbino, belle-sœur du pape Jules II, pour qu'elle intervienne auprès de lui et qu'il ordonne la tenue d'un Chapitre général, dans lequel pourront intervenir tous les ermites de Camaldoli. Il pourrait se tenir dans la semaine après Pâques de l'année suivante (1513). On y procéderait à l'élection d'un Prieur pour l'Ermitage, qui soit lui-même ermite, pour une durée de trois ans. On y traiterait aussi de la réforme des Constitutions des ermites, en vue d'une observance plus conforme à l'existence des premiers frères. Si le père Général Delfino refuse, le bref pontifical stipulera que les ermites pourront célébrer entre eux un tel Chapitre. Frère Paul est évidemment d'accord, ainsi que le reclus Michel, qui a une grande autorité spirituelle dans tout l'Ordre. Delfino ne pourra échapper, semble-t-il, aux directives du pape, même s'il est tellement mal entouré et conseillé, comme nous l'avons vu. Or, la duchesse d'Urbino a bien travaillé auprès de son beau-frère, et voici que Jules II entre entièrement dans les vues de nos deux ermites. Il ordonne donc au Général de l'Ordre de convoquer le Chapitre pour l'octave de Pâques. Certes, Jules II va mourir en février 1513, mais Léon X, qui lui succède, ancien archevêque de Florence, connaît et estime grandement nos deux camaldules, et désire tout le bien possible au Saint-Ermitage. Il confirme donc la décision de son prédécesseur et ajoute même quelques précisions au bref de Jules II : le Chapitre général sera présidé par un moine bénédictin, et Giustiniani et Quirini y seront définiteurs au nom des ermites. Frère Paul écrit à Quirini : "Très aimé frère, nous allons dans quelques jours quitter la solitude pour la ville, l'Ermitage pour le monastère, la contemplation de Marie pour les soucis de Marthe. Ainsi le veulent nos pères, à cela nous pousse la force des choses. Le Chapitre général de notre Ordre nous appelle, nous qui désirons si fort nous unir au Seigneur, assis à ses pieds. Voici donc que nous sommes obligés de servir ce même Seigneur en nous livrant à mille occupations. Nous devons accepter un tel changement. Grâce à cette démarche, de courte durée je l'espère, et par notre travail, il y aura, je pense, plus grande paix en notre solitude et plus grande liberté pour nous adonner à la sainte contemplation. Ainsi, nous et nos successeurs pourrons-nous nous asseoir en paix dans cette solitude silencieuse, nous nourrissant de la Parole de la Vie." (9.2.1512).
Au cours de la session capitulaire du 28 septembre 1513, Giustiniani et Quirini réclameront très fort la "libération" de l'Ermitage de l'emprise des cénobites. "L'Ermitage, disaient-ils, doit être, comme son nom l'indique, une profonde solitude… Or, il est devenu une place publique, une foire, une maison plus fréquentée et plus tumultueuse que celles qui se trouvent au cœur des villes. Quant aux biens de l'Ermitage, ils sont mal administrés, sinon dilapidés. Nous ne pouvons pas laisser les choses en l'état sans faute grave." Les solennités pascales s'achèvent, et le Chapitre général est ouvert au monastère Sainte-Marie des Anges de Florence. Giustiniani et Quirini l'abordent avec calme et sérénité. Ils se trouvent d'ailleurs au monastère depuis le 16 février pour la préparation de cette si importante rencontre, se promettant bien de ne pas se laisser entraîner dans le tumulte des passions. En effet, comme d'ailleurs il fallait s'y attendre, deux camps seront en présence, et cela jusqu'à la fin du Chapitre. Forts de l'appui du pape et de l'archevêque de Florence, nos défenseurs de l'Ermitage vont l'emporter sur les revendications des cénobites, que Léon X saura combler de toutes sortes de privilèges pour panser les blessures, apaiser les cœurs et fermer les bouches. Il a été décidé, entre autres, que, dans les trois ans, devront être rédigées de nouvelles Constitutions pour l'Ermitage, et l'on a chargé frère Paul et frère Pierre de classer et d'étudier attentivement les textes législatifs de la tradition camaldule. Le frère Paul a commencé déjà ce travail qui le passionne. Il retourne à l'Ermitage, heureux, bénissant le Seigneur tout au long du chemin. Il note : "Me voici maintenant de retour à l'Ermitage, rempli d'un immense désir et d'une paix véritable. Je pense ne plus jamais sortir d'ici." Avant de s'attaquer pour de bon au travail que lui a confié le Chapitre, frère Paul compose un long et étonnant mémoire à l'adresse de Léon X pour la réforme de l'Eglise et les orientations qu'elle doit prendre en cette époque de mutation. Et l'on ne peut qu'admirer la justesse et la modernité des intuitions de Giustiniani, qui "sent" si fort ce qui devrait être fait sur le plan missionnaire, œcuménique, liturgique et social, pour que l'Eglise sorte de son engourdissement, de sa mondanité, de sa morosité, de son peu de zèle pour retrouver l'esprit de Jésus-Christ. Sans aller jusqu'aux excès du prophète de Florence, Jérôme Savonarole, il sait dénoncer lui aussi les erreurs et les perversités de l'Eglise de son temps.
Mais frère Paul n'oublie pas le mandat si important du Chapitre général. Il découvre les textes fondamentaux de la tradition camaldule : vie de saint Romuald, écrite par saint Pierre Damien ; "Règle de la vie érémitique", que ce dernier composa alors qu'il était encore prieur de l'Ermitage de Fonte Avellana, où l'on vivait de l'enseignement et des exemples de saint Romuald ; Constitutions longues et brèves du bienheureux Rodolphe, le "Guigues 1er" des camaldules; les Constitutions du bienheureux Martin de 1255, et celles du Prieur Gérard de 1278 ; enfin les décisions des divers Chapitres généraux. C'est évidemment un gros travail, mais combien passionnant, qu'assume le frère Paul, qui lui permet, trois ans après, en 1516, de présenter aux pères capitulaires un texte plus spirituel que législatif, qui, après certaines retouches et plusieurs ajouts, surtout d'ordre liturgique, sera édité en 1520 à Fonte Buono par ses soins, alors qu'il est devenu Majeur du Saint-Ermitage. Frère Paul a demandé de passer en réclusion le carême de 1516, afin que ce texte si riche et si exactement expressif de la vocation érémitique camaldule naisse de la prière et du silence absolu. Deux ans après, en 1518, il ajoutera à la Règle de vie érémitique les coutumes de la vie recluse "digne de tout éloge", des textes d'une grande profondeur spirituelle et d'une joie étonnante lorsque l'on sait qu'ils sont nés dans le combat et dans les larmes.
Les moines qui, au Chapitre de 1513, faisaient déjà opposition à Giustiniani et aux ermites de Camaldoli, n'ont nullement désarmé. En effet, Delfino joue un double jeu, et le voici qui se rend à Rome, où il est reçu à deux reprises par le pape Léon X, qui ne peut pas ne pas écouter et même vénérer ce vieillard, qui se trouve à la tête de l'Ordre depuis près de 30 ans. Ce qu'il demande, c'est de revenir, sinon à l'Ermitage qu'il déteste, du moins à Fonte Buono, d'où il pourra épier les faits et gestes de Giustiniani et de Quirini, et exercer une certaine autorité sur l'Ermitage. Or, ni frère Paul, ni ses frères ermites ne veulent de ce "retour", car ils savent bien que Delfino et ses mauvais conseillers, toujours en place, anéantiront petit à petit, avec beaucoup d'habileté, l'œuvre de libération et de réforme de l'Ermitage. Aussi bien les ermites sont prêts à abandonner leurs cellules, et frère Paul supplie l'archevêque de Florence, Julien de Médicis, frère du pape, de les aider à poursuivre leur vie solitaire dans la sérénité et dans la paix. "Si vous n'agissez pas pour nous, vous aurez tous ces saints hommes dans votre chambre, vous demandant de les reclasser." Cependant, entre-temps, frère Pierre Quirini est envoyé à Rome. Il a, dit-on, l'oreille et le cœur du pape, qui l'estime et lui demande conseil. On dit même qu'un chapeau rouge flotte au-dessus de sa tête ! Ce qui mettrait fin à sa vocation à la solitude. Giustiniani le supplie de ne pas accepter. "Malgré tout, vous êtes libre… ajoute-t-il. Mais gardez-vous surtout de Basile Nardi ; gardez-vous du glaive et du poison." Léon X, heureusement, prend fait et cause pour les ermites et veut régler au mieux l'affaire Delfino. "Nous lui accorderons une bonne pension de 350 ducats à la condition qu'il ne s'occupe plus ni de Camaldoli, ni de ses ermites, ni même des cénobites." Delfino, fasciné par cette bonne aubaine, accepte et, du moins l'affirme-t-il, va se retirer dans l'anonymat d'un monastère. Frère Paul, taquin, écrit à Quirini : "Qu'on lui donne aussi le plus de titres possible : du Seigneur, du Révérendissime, en veux-tu, en voilà, mais qu'il ne revienne jamais troubler l'Ermitage." Quirini reste encore à Rome, mais souffre de la vie qu'il y mène, écartelé par toutes sortes d'activités souvent si mondaines. Son élévation au cardinalat semble se confirmer, et le voici, confesse-t-il lui-même, pris au piège des honneurs et des dignités : "J'aimerais mieux pourtant, dit-il, aller aider à la cuisine de l'Ermitage que pavaner dans les salons." "Reviens, reviens", ne cesse de lui écrire frère Paul, qui a décidé dans son cœur que, s'il ne revient pas, il demandera la grâce de la réclusion à vie ou bien alors s'en ira sur la route des Indes pour prêcher Jésus-Christ.
Or, voici que le 28 de ce mois d'août 1514, Quirini tombe sérieusement malade. "Sois fort dans le Seigneur, lui écrit frère Paul, et remets-toi entre ses mains. J'arrive près de toi. Prépare-toi et revenons ensemble à l'Ermitage. Je viens avec la ferme résolution de supplier le pape de te laisser tranquille et de te ramener ici. Que Dieu soit avec toi !" Quelques jours après, le 23 septembre, frère Pierre meurt. La veille de tomber malade, il avait écrit à Giustiniani : "Ah, comme il serait meilleur pour moi de quitter définitivement ce monde misérable et fou… Prie pour moi !" "Au moment de quitter la terre, frère Pierre s'est dépassé d'une façon admirable. Sa mort resplendit d'une telle patience, d'une telle joie, d'une telle sainteté que, pour tous ceux qui étaient là — et j'avais cette grâce, dit frère Paul — son départ glorieux fut un spectacle plus étonnant que n'importe quel miracle." On enterra frère Pierre dans l'église des Prêcheurs de Saint-Sylvestre. Frère Paul rentre aussitôt après à l'Ermitage, meurtri dans tout son être (d'autant que l'on chuchote que frère Pierre a été empoisonné), mais en même temps tout enveloppé de cette mystérieuse présence de son ami qui ne le quittera jamais. Il retrouve sa chère cellule et son travail de recherche, qu'il veut activer afin d'être prêt pour le Chapitre de 1516. Il le sera, nous l'avons vu. Or, voici qu'en même temps il se sent saisi d'un zèle énorme pour attirer à l'Ermitage de nouvelles et authentiques vocations à la solitude pour Dieu. Et, en effet, les postulants au désert affluent : jeunes hommes déjà engagés dans d'autres formes de vie religieuse, bénédictins, carmes, dominicains (parmi ces derniers "un jeune frère vif, vif, et prédicateur fort éloquent"), ou tout simplement jeunes gens décidés à miser leur vie sur l'absolu de Dieu. "Je suis sûr, écrit Giustiniani à l'un d'eux, que si vous connaissiez le bonheur qu'apporte la vie solitaire, vous laisseriez tous vos biens et choisiriez sans peur ce doux état de vie." Il est si vrai que la vie attire la vie ! Il en est même quelques-uns qui réclament la faveur insigne de la réclusion temporaire ou même à vie. Les cellules manquent. Quant à ceux qui doutent de la valeur évangélique de la vie solitaire, frère Paul sait répondre avec un enthousiasme tel que l'on ne peut qu'être séduit et capituler : "Celui qui de tout cœur et effectivement renonce aux délices, aux honneurs, aux dignités de ce monde, annonce le Royaume de Dieu plus que s'il le prêchait avec mille langues sans rien pratiquer. Il crie non pas seulement avec sa bouche, mais avec tous ses membres : Je veux en cette vie n'avoir ni père, ni mère, ni amis, ni parents, parce que j'attends une autre cité dans le ciel qui n'est pas faite de main d'homme, parce que j'aspire et j'espère et je cours vers le royaume du ciel, le royaume de Dieu… Ne crois-tu pas que les gens qui te connaissent, qui te tiennent pour sage et prudent, lorsqu'ils te verront quitter ta patrie, ta maison, ta famille, tes biens, diront : Certainement, cet homme prudent, sage, intelligent, ne quitterait pas tout cela s'il n'était pas sûr, après cette vie, de posséder le Tout et pour toujours ?"
Cependant, frère Paul est de plus en plus sollicité et arraché à sa cellule, tant par ses frères que par les gens de l'extérieur. Le Majeur sait qu'il peut absolument compter sur lui et qu'il répondra toujours : Me voici, me voici ! D'ailleurs il ne désire qu'une chose : céder sa place à Giustiniani, mais il ne le peut pas, puisque frère Paul n'est pas prêtre et ne désire pas le devenir. Déjà, en 1514, celui-ci pouvait écrire : "Je suis appelé à tout propos. On défère tout à moi, tellement que si je n'avais pas devant les yeux l'esclavage de Jésus-Christ, je serais vaincu par l'impatience…" "J'ai le cerveau confus… Par malheur tout passe par moi. Toutes les affaires temporelles et spirituelles de l'Ermitage et de Fonte Buono et même de toute la Congrégation, il faut que le frère Paul les entende, les conseille, les traite !" Comment alors nous étonner que tous désirent qu'il devienne prêtre ? Mais, nous l'avons vu, frère Paul s'y est formellement opposé, à la manière des Pères des déserts, qui, eux aussi, fuyaient les évêques et l'imposition de leurs mains. Il se sent indigne de célébrer les divins mystères et les sacrements, et redoute d'assumer les charges et les prélatures, par peur de ruiner complètement sa vie solitaire dans l'intimité de Dieu. Il a beaucoup discuté à ce sujet avec le reclus Michel, qui croit bien l'heure venue pour frère Paul d'accepter le sacerdoce au service de l'Ermitage. Giustiniani va donc consentir à se laisser imposer les mains par l'archevêque de Florence en décembre 1518, mais il nous dira son émotion profonde, qui touche à la désolation : "Ah, pourquoi, Seigneur, pourquoi as-tu, je ne dis pas permis, mais m'as-tu forcé à accéder au sacerdoce ? L'ordre, qui me vient des supérieurs, je le considère comme tien. Si je ne l'avais vu ainsi, jamais, jamais, je n'aurais accepté d'être prêtre."
En effet, ce qu'il avait prévu arrive très bientôt. Le 28 juin 1519, le voici élu Majeur de Camaldoli. Même si déjà il en avait assumé les fonctions sans le titre, aujourd'hui il ne peut se dérober. Et l'on devine la colère de ses ennemis du dehors, qui n'ont jamais désarmé et qui le voient maintenant à la tête de l'Ordre, vu l'importance redonnée par le dernier Chapitre au Saint-Ermitage et à son Majeur. "Depuis que je suis supérieur, on s'arme contre moi de bâtons et d'épées. On entoure ma cellule. Quand, à l'aurore, j'en veux sortir, je me trouve au milieu d'hommes armés qui veulent me ligoter et me chasser de l'Ermitage." "Voici huit mois que, malgré moi et par obéissance, je suis prêtre après avoir refusé de l'être pendant huit ou neuf ans. Or ces huit mois ont été chargés de tant de troubles et d'afflictions qu'ils m'ont paru huit ans, que dis-je, quatre-vingt siècles… Et voici que je viens de placer mon cou sous un joug si lourd (et vous voyez, Seigneur Jésus, avec combien de larmes j'écris tout ceci). Oh Seigneur, qui m'avez voulu moine, qui m'avez voulu ermite, donnez-moi de l'être réellement, non par le dehors, par mon habit, par la barbe, par l'apparence, mais par le dedans, par les dispositions de mon âme… Je vois que de grands maux me menacent, que des persécutions plus grandes que celles que j'ai connues, me sont préparées. Me voici, Seigneur, votre esclave. Je ne refuse rien. Je vous demande seulement deux choses : que mes malheurs ne nuisent pas à autrui et qu'ils ne me séparent pas de vous." Cependant, le 15 août 1520, paraissait à l'imprimerie de Fonte Buono, par les soins de Zanetti de Brescia, la "Règle de la vie érémitique". Frère Paul en est heureux et fier. Peu savent qu'elle est l'enfant d'une agonie.
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