Spiritualité Chrétienne

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Saint Thomas More 3 (1ere partie)

 Saint Thomas More

1478 - 1535

Fête le 22 juin


Thomas More naquit à Londres le 7 avril 1478 et passa quelques années de sa jeunesse dans la familia de l'archevêque de Cantorbéry, chancelier d'Angleterre, cardinal Morton. A quatorze ans il partit pour Oxford et s'y fit une réputation d'helléniste qui bientôt marcha de pair avec sa connaissance du latin. Rentré à Londres, il fut inscrit comme étudiant en droit à Lincoln's hm (février 1496). En 1501 il était avocat ; en 1504, il entrait au Parlement. Ces années d'étude ardente et méthodique valurent à Thomas More quelques amitiés durables et le tournèrent quelque temps vers le désir d'embrasser la vie religieuse. Ce ne fut que la pensée d'un moment ; en 1505, il se maria. Sa première femme, Jeanne Colt, mourut peu après la naissance de leur fils John ; elle fut remplacée par Alice Middleton, qui trouva dès le premier jour la charge de quatre orphelins dont l'aînée était cette Margaret que sa tendresse filiale rendra célèbre. More gravissait l'un après l'autre les degrés de sa profession. Sous-shériff en 1510, il était en grande réputation pour sa science et son talent d'avocat et gagnait dès lors, par année, une somme approchant de cent mille francs de notre monnaie. Membre du « Conseil privé » en 1518, « chevalier » en 1521, il succède le 25 octobre 1529 au cardinal Wolsey dans la charge de Lord Chancelier. Dès lors, Thomas More se trouvait le premier dignitaire et le plus intime ami et confident du roi Henri VIII. Celui-ci possédait, dans ces heureuses années de sa jeunesse, un don tout à fait rare de fascination. More se dévoua sans réserve à son souverain ; mais il semble qu'il ne se fit pas complètement illusion sur l'avenir. « Comme le roi s'amuse souvent à me le reprocher, je suis venu à la cour tout à fait contre ma volonté et je ne me sens pas à ma place, écrit-il à Fisher. Et pourtant telle est la vertu et la science du roi, et son progrès quotidien dans l'une et l'autre, que plus je le vois grandir en ces qualités royales et moins pénible me devient l'existence de courtisan. » L'intimité dura quinze années, jusqu'au jour du fatal conflit soulevé par le projet de divorce entre le roi et Catherine d'Aragon. Dans cette voie, More laissa son maître s'engager seul. Le 16 mai 1532, il fit agréer sa démission de chancelier et se retira dans sa petite maison de Chelsea. Le 25 janvier 1532 le roi avait épousé Anne Boleyn ; le 17 avril 1734, More était conduit à la Tour de Londres. Le récit qu'on va lire a été écrit par le gendre de sir Thomas More, M. Roper ; à la suite on trouvera les lettres adressées à divers membres de sa famille par le chancelier.


Le Martyre de Thomas More

Extrait du récit de son gendre Roper


Lorsque le roi vit qu'il ne pouvait gagner Thomas à sa cause par aucun bienfait, il se mit en devoir de l'y contraindre par la terreur et les menaces. Le trouble commença par une certaine nonne qui demeurait à Cantorbéry , et qui , pour sa vertu et la sainteté de sa vie, était très estimée du peuple : à cause de cela beaucoup de membres du clergé, des docteurs en théologie et d'autres dignitaires laïcs allaient la consulter. Elle affirmait qu'elle avait eu révélation de Dieu d'avertir le roi de sa vie scandaleuse et de l'abus qu'il faisait de la force et de l'autorité que Dieu lui avait confiées. Ayant appris que Milord de Rochester, John Fisher, était un homme d'une vie vertueuse et d'une science remarquable, elle se rendit à Rochester et lui découvrit toutes ses révélations, lui demandant avis et conseil. L'évêque, voyant que ce cas pouvait très bien être en conformité avec les Iois de Dieu et de sa sainte Eglise, lui conseilla d'aller en personne trouver le roi (ce qu'on lui avait déjà conseillé, et ce qu'elle avait tout d'abord eu l'intention de faire) et de lui exposer toutes les circonstances.Là-dessus elle fut trouver le roi et lui raconta toutes ses révélations, puis elle rentra chez elle.


Peu après, pendant une visite chez les nonnes de Sion, il lui arriva, par l'entremise de master Reynolds, prêtre de la maison, d'entrer en conversation avec sir Thomas More sur les secrets qui lui avaient été- révélés, et dont une partie semblait avoir trait à la suprématie du roi et à son mariage qui eut lieu peu après. Sir Thomas, qui à ce moment aurait pu en toute liberté et sûreté, sans crainte d'aucune loi, lui parler de ces affaires, — car plus tard, ainsi qu'il l'avait prédit lui-même, ces matières furent établies par des lois nouvelles et confirmées par des serments, — se conduisit néanmoins, dans toutes ses relations avec elle, avec tant de discrétion (comme on l'a prouvé dans la suite) qu'il méritait non le blâme, mais au contraire des louanges et des éloges. Si, dans toutes les grandes charges et offices qu'il avait gérés pour le roi et le pays pendant sa longue carrière, il ne s'était gardé contre toute corruption, injustice et subornation, au point que jamais on ne put lui reprocher ces crimes, ni l'en flétrir, ni même lui chercher une juste querelle, on aurait sans doute dans ces temps de trouble et de disgrâce porté contre lui, à propos de cette affaire, une grave accusation que le roi aurait favorablement accueillie.


Ceci fut évident dans le cas d'un certain Parnell, contre lequel Sir Thomas More, pendant qu'il était chancelier, avait porté un décret sur la demande de son adversaire, un certain Vaughan. Parnell se plaignit amèrement au roi de ce que Thomas avait reçu comme pot-de-vin pour le décret une grande et belle coupe dorée des mains de l'épouse de Vaughan, lui-même étant empêché de voyager à cause de la goutte. Là-dessus sir Thomas, appelé par l'ordre du roi devant tout le conseil et odieusement accusé de ce fait, confessa aussitôt que l'a coupe lui avait été donnée longtemps après le décret, comme étrennes, et que sur les vives instances de la dame il l'avait acceptée par courtoisie. Alors le Lord de Wiltshire, partisan de cette poursuite, par haine de la religion, dit aux lords avec une grande joie : « Voilà, Messeigneurs, ne vous avais-je pas dit que vous trouveriez cette accusation fondée ? » Alors sir Thomas pria les lords de vouloir bien sur leur honneur écouter avec impartialité la seconde partie de son affaire, puisqu'ils avaient entendu courtoisement la première partie. Ayant obtenu leur permission, il leur déclara en plus que, bien qu'il eût accepté la coupe après de grandes difficultés, il l'avait cependant fait remplir aussitôt de vin par son domestique et avait bu à la santé de la dame. Lorsqu'il l'eut fait et qu'elle eut répondu, il lui rendit la coupe aussi librement que son époux la lui avait donnée, pour qu'elle la lui remît comme étrennes. Sur ses pressantes instances, elle la reprit enfin, quoique à contre-coeur, comme elle l'a déclaré ainsi que d'autres personnes présentes. Ainsi la grande montagne se réduisit à n'être plus qu'une taupinière.


Je me rappelle également qu'une autre fois, au jour de l'an, Mme Crooker, riche veuve pour qui, après de grandes difficultés, sir Thomas avait fait un décret à la Chancellerie contre le Lord d'Arundel, vint lui faire visite pour lui remettre une paire de gants dans lesquels elle avait mis quarante livres en angelots. Il accepta les gants avec reconnaissance, mais refusa l'argent en disant : « Mistress, puisqu'il est contraire à la politesse de refuser les étrennes d'une dame, je me contente de recevoir les gants, mais quant à votre argent je le refuse absolument. » Et il la força malgré elle à reprendre son or.A la même époque, un monsieur Gresham, qui avait un procès en cours à la chancellerie, lui envoya pour étrenne une belle coupe dorée : comme il en aimait la forme, Thomas fit chercher dans son cabinet une de ses coupes qui à son goût n'était pas d'une forme aussi belle, quoiqu'elle fût plus précieuse, et il voulut que le serviteur l'apportât à son maître pour le dédommager, et il refusa absolument de recevoir le cadeau sous d'autres conditions.


Je pourrais citer bien des cas semblables comme preuves de son innocence et de son intégrité concernant la corruption et la vénalité, mais je les omets de peur d'être ennuyeux, en demandant aux lecteurs de peser et de considérer sagement en eux-mêmes les quelques exemples cités plus haut.

Au Parlement suivant, on présenta à la Chambre des Lords un « bill » pour faire condamner la nonne de Kent et d'autres ecclésiastiques pour crime de haute trahison, et l'évêque de Rochester et sir Thomas More et d'autres pour n'avoir pas dévoilé ce crime. Le roi avait supposé que ce bill serait si inquiétant et si terrible pour Thomas qu'il le forcerait à se fléchir et à consentir à ses demandes, ce en quoi Sa Majesté fut très déçue. Par ce « bill » sir Thomas More avait droit à être appelé personnellement pour présenter sa défense ; mais le roi, qui n'aimait pas cela, chargea l'évêque de Cantorbéry, le chancelier, le duc de Norfolk et master Cromwell, de faire comparaître Thomas devant eux à un jour et en un endroit désignés.


A ce moment, comme je pensais que l'occasion était bonne et favorable, je lui conseillai instamment de s'efforcer d'obtenir l'appui de ces lords pour se faire accorder décharge de ce « bill ». Il me répondit qu'il le ferait. Lorsqu'il se présenta devant eux suivant leur ordre, ils l'accueillirent très aimablement, le priant de s'asseoir avec eux, ce qu'il ne voulut nullement faire. Alors le Lord Chancelier commença à lui dire de combien de façons le roi lui avait manifesté son amitié et sa faveur ; combien il désirerait le voir continuer dans sa charge ; combien il aurait été heureux de l'avoir comblé de plus de bienfaits et enfin que Thomas ne pouvait demander à Sa Majesté ni honneurs ni bénéfices qui lui fussent refusés ; il espérait que par la déclaration de la bonté et de l'affection du roi envers lui, il provoquerait Thomas à se montrer reconnaissant envers le roi en agissant de même et à ajouter son consentement aux choses que le Parlement, les évêques et les universités avaient déjà ratifiées. Sir Thomas More lui répondit avec douceur en ces termes : « Personne au monde, Messeigneurs, ne ferait aussi volontiers ce qu'il faut pour faire plaisir à Sa Majesté que moi qui suis obligé de reconnaître ses nombreux bienfaits et la grande bonté qu'Elle m'a toujours témoignée avec tant de bienveillance. Néanmoins je croyais fermement n'avoir plus à entendre parler de cette affaire, carde temps à autre depuis le commencement, j'ai toujours dit mon avis au roi avec tant de clarté et de vérité, qu'il m'a toujours paru, en souverain très accueillant, l'avoir accepté, ne voulant pas, comme il me le dit, me molester plus qu'il ne l'avait fait à ce sujet. Depuis ce temps je n'ai pas pu trouver d'autres raisons qui pussent me faire changer d'avis ; si j'avais pu en trouver, personne au monde n'aurait été plus heureux que moi. » De part et d'autre on dit beaucoup de choses semblables : mais enfin voyant qu'ils ne pouvaient le faire revenir sur sa première détermination par la persuasion, ils commencèrent à lui parler avec plus de sévérité. Ils lui dirent que Sa Majesté leur avait enjoint, s'ils ne pouvaient le gagner par la douceur, de l'accuser en son nom de sa grande ingratitude, et de lui dire que jamais serviteur n'avait témoigné plus d'infamie à son souverain, ni sujet plus de perfidie que lui. Car par ses artifices subtils et pervers il avait, contrairement à toutes les bienséances, prié et poussé le roi à écrire un livre sur la revendication des sept sacrements et le maintien de l'autorité du pape, lui causant ainsi un grand déshonneur dans toute la chrétienté en lui faisant mettre entre les mains du pape l'épée pour le combattre lui-même. Lorsqu'ils eurent exposé tous les sujets d'angoisse qu'ils pouvaient imaginer contre lui, Thomas dit : « My Lords, ces terreurs sont des arguments pour des enfants et non pour moi. Pour répondre à la principale accusation dont vous me chargez, je crois que Sa Majesté, sur son honneur, ne m'en accusera jamais, et que nul autre ne pourra dire plus pour m'en décharger que Sa Majesté elle-même, qui sait fort bien que je ne l'ai pas poussée ni conseillée dans cette affaire, mais que l'ouvrage étant terminé, je fus chargé seulement par l'ordre du roi et le consentement des éditeurs d'arranger et classer les principales questions qu'il contenait. Et lorsque je vis que l'autorité du pape y était mise très en avant et défendue par de solides arguments, je dis à Sa Grâce : « Je dois rappeler à Votre Majesté une chose, c'est que le Pape, comme Votre Majesté le sait, est un prince comme elle, et ligué aux autres princes chrétiens il pourrait arriver dans la suite que Votre Majesté tombât en désaccord avec lui sur certains points de cette ligue, d'où il pourrait résulter une rupture de relations et la guerre entre Elle et Lui. Je crois donc qu'il serait mieux de changer ce passage, et de toucher son autorité plus légèrement. — Non, répondit Sa Majesté, il n'en sera pas ainsi ; nous sommes tellement obligés envers le Saint-Siège que nous ne lui pouvons faire trop d'honneur. »


Alors je lui rappelai le statut de Praemunire par lequel on avait rogné une bonne partie du pouvoir pastoral du pape. A cela Sa Majesté répondit : « Quelques obstacles qui nous soient contraires, nous mettrons cette autorité aussi en avant que possible ; car c'est de ce siège que nous avons reçu notre couronne. » Je n'avais jamais appris ceci jusqu'à ce que Sa Majesté nie l'eût dit de sa propre bouche. Ainsi j'espère que Sa Majesté étant exactement informée de ceci et se rappelant gracieusement ma conduite dans cette affaire, ne m'en parlera plus, mais m'en acquittera complètement elle-même. » Et ils se séparèrent en colère.


Alors sir Thomas More remonta en barque pour regagner sa maison à Chelsea, et chemin faisant il était de si belle humeur que j'en fus heureux, espérant qu'il s'était fait décharger du « bill » du Parlement. Lorsqu'il eut débarqué et fut rentré chez lui, nous fîmes tous deux un tour de jardin et, désireux de savoir où il en était, je lui dis : « Je pense, Sir, que tout va bien puisque vous êtes si content. — Oui, mon fils Roper, répondit-il, Dieu merci. Alors, ajoutai-je, on a rayé votre nom du bill ?. — Par ma foi, mon fils Roper, je n'y pensais plus. — Vous n'y pensiez plus, lui dis-je, à une chose qui vous touche de si près et nous tous à cause de vous ? Je suis désolé de l'apprendre, car vous voyant si heureux, je m'étais imaginé que tout s'était bien passé. » Alors il me dit : « Veux-tu savoir, mon fils Roper, pourquoi j'étais si content ? — Très volontiers, Sir, lui dis-je. — En vérité, j'étais ravi, mon fils, d'avoir honteusement culbuté le démon et de m'être avancé si fort devant ces lords, quemaintenant sans grande honte je ne pourrais pas revenir en arrière. » A ces paroles je fus triste, car quoique la chose fût de son goût, elle n'était pas du mien. Au rapport du Lord Chancelier et des autres lords sur leur entretien avec sir Thomas More, le roi fut si irrité, qu'il leur déclara sa ferme résolution de le faire incontestablement poursuivre en vertu du « bill » dont nous avons parlé. Le Lord Chancelier et les autres lords lui répondirent qu'ils avaient remarqué que les lords de la Chambre haute étaient si fermement résolus d'entendre sir Thomas More présenter sa propre défense, que le « bill » serait, sans contredit, la ruine de tout si Thomas n'en était pas exclu. Mais malgré tout le roi resta inflexible et dit qu'il serait présent lorsque le «bill » serait présenté aux «lords ». Alors Lord Audley et les autres, le voyant si résolu sur ce point, l'implorèrent humblement à genoux de s'en abstenir, lui faisant voir que s'il essuyait un échec en public, non seulement ses sujets seraient encouragés à le mépriser dans la suite, mais que ce serait en plus un déshonneur pour lui dans toute la chrétienté : ils ajoutèrent qu'ils ne désespéraient pas trouver avec le temps une meilleure accusation qui ferait mieux l'affaire de Sa Majesté ; « car, disaient-ils, dans le cas de cette nonne on regardait son innocence comme si évidente, qu'on l'estimait plus digne de louanges que de reproches. » Enfin, sur leur instante persuasion, le roi consentit à accéder à leur demande, et le lendemain master Cromwell me rencontrant aux Communes me pria d'annoncer à mon père que son nom était effacé du « bill ». Mais comme j'allais dîner à Londres, j'envoyai mon serviteur à Chelsea avec une lettre pour ma femme. Lorsqu'elle en eut averti son père, il lui répondit : « En vérité Megg, quod differtur non aufertur » . A quelque temps de là le duc de Norfolk et sir Thomas More causant familièrement ensemble, le duc lui dit : « Par la messe, master More, il est dangereux de se mesurer avec les princes ; aussi je désirerais vous voir vous soumettre en quelque sorte aux désirs du roi, car, par le corps de Dieu, master More, indignatio principis mors est. —Est-ce tout, Milord, répondit-il? Alors, en bonne foi, il n'y a que cette différence entre Votre Grâce et moi, que moi je mourrai aujourd'hui et vous demain. » Il arriva, environ un mois après, lorsqu'on eut fait la loi pour le serment de la suprématie et du mariage, que tous les prêtres de Londres et de Westminster, mais pas de laïcs, sauf sir Thomas More, furent invités à se présenter à Lambeth devant l'évêque de Cantorbéry, le Lord Chancelier et le secrétaire Cromwell qui formaient la commission chargée de leur déférer le serment. Alors sir Thomas More, comme il avait toujours accoutumé avant d'entreprendre une affaire importante d'aller à l'église, de se confesser, d'entendre la messe et de communier (comme lorsqu'il fut élu membre du Conseil privé, ou envoyé en ambassade, ou choisi comme « speaker » du Parlement, ou nommé chancelier, ou lorsqu'il prenait sur lui une grave résolution semblable), ainsi fit-il tout au matin du jour où il était convoqué devant les « lords » à Lambeth. D'ordinaire avant de quitter sa femme et ses enfants qu'il aimait tendrement, il les faisait venir jusqu'à sa barque et là il les embrassait et leur disait adieu. Mais ce jour-là, il ne permit à aucun d'entre eux de sortir et de le suivre, mais il tira la barrière après lui et les mit hors d'état de le joindre, et le coeur pesant, comme sa contenance le laissait voir, il s'embarqua pour Lambeth avec moi et nos quatre serviteurs. Il demeura assis pendant quelque temps en un triste silence, mais enfin il me dit à l'oreille : « Mon fils Roper, Dieu merci, la bataille est gagnée. » Je ne savais pas ce qu'il voulait dire par là; mais plutôt que d'avouer mon ignorance je lui répondis : « Sir, j'en suis très heureux. » Mais comme je l'ai conjecturé plus tard, c'était parce que l'amour de Dieu avait agi si efficacement en lui, que toutes les affections terrestres avaient été complètement vaincues.


On peut voir avec quelle sagesse il se conduisit à son arrivée devant la Commission, lorsqu'on lui présenta le serment, par quelques lettres écrites à sa femme et conservées dans un volume de ses oeuvres. Au bout de quatre jours il fut confié à la garde de l'abbé de Westminster; pendant ce temps le roi consultait son Conseil pour savoir la ligne de conduite qu'il serait bon de tenir avec lui. Bien que, au commencement, ils fussent résolus de le délivrer sur un serment qui ne permettrait pas de savoir s'il avait oui ou non prêté le serment de suprématie, ni ce qu'il en pensait, cependant la reine Anne par ses clameurs importunes exaspéra le roi à un tel point contre lui, que, contrairement à sa première résolution, il ordonna qu'on lui présentât le serment de suprématie. Bien que la réponse de sir Thomas More fût discrète et modérée, il fut néanmoins conduit à la Tour. Pendant qu'il s'y rendait, il portait comme d'ordinaire une chaîne d'or autour du cou. Sir Richard Cromwell, qui avait charge de le conduire, lui conseilla d'envoyer cette chaîne chez lui à sa femme ou à un de ses enfants. « Non, sir, répondit-il, je ne le ferai pas : car si j'étais fait prisonnier sur un champ de bataille je voudrais que mes ennemis tirassent quelque profit de moi. » Lorsqu'il débarqua, le lieutenant se tenait prêt à le recevoir, près de la porte de la Tour. Le portier lui demanda son vêtement de dessus. « Master porter, répondit-il, le voici, » et, ôtant sa toque, il la lui donna en disant : « Je suis très fâché de ne pas pouvoir vous en offrir une plus belle. — Non, Sir, dit le portier, c'est votre robe qu'il me faut. » Le lieutenant le conduisit à ses appartements. Là, sir Thomas More fit appeler un de ses domestiques, John a Wood, qui ne savait ni lire ni écrire et qui était chargé de le servir. Thomas lui fit prêter serment devant le lieutenant que s'il l'entendait ou le voyait, à n'importe quel instant, parler ou écrire quelque chose contre le roi, le conseil ou le royaume, de s'en ouvrir au lieutenant pour que celui-ci pût incontinent le révéler au conseil.


Lorsque sir Thomas More eut passé un peu plus d'un mois à la Tour, Madame mon épouse, désirant beaucoup voir son père, obtint enfin la permission par ses instantes demandes. A son arrivée, lorsque Thomas eut fini les sept psaumes et les litanies (il avait la coutume de les réciter avec elle chaque fois qu'elle venait, avant de parler d'affaires humaines), il lui dit entre autres choses « Je crois, Megg, qu'ils m'ont mis ici en pensant me faire une grosse peine, mais je t'assure sur ma foi, ma bonne fille, que n'eût été pour ma femme et vous mes enfants (que je regarde comme ma charge principale), il y a longtemps que je me serais enfermé dans une chambre aussi étroite, plus étroite même. Mais puisque je suis venu ici sans mon propre mérite, je compte que Dieu dans sa bonté me déchargera de ces soins et par son secours gracieux me suppléera parmi vous. Dieu merci ! Megg, je ne vois pas de raison pour me croire plus mal ici qu'à la maison, car il me semble que Dieu me traite en enfant gâté, me omettant sur ses genoux et me berçant. » Ainsi, par sa belle contenance dans la tribulation, on aurait cru que tous les maux qui lui arrivaient, par la patience avec laquelle il les supportait, n'étaient pas pour lui des châtiments pénibles, mais des exercices de patience très profitables. A un autre moment, après avoir d'abord questionné ma femme sur tous les siens, et sur l'état de la maison pendant son absence, il lui demanda comment allait la reine Anne. « Ma foi, mon père, jamais mieux, répondit-elle. — Hélas ! Megg, hélas ! il me fait pitié en songeant dans quelle misère, pauvre âme, elle va bientôt tomber. » Ensuite le lieutenant, venant le visiter dans sa chambre, lui rappela les bienfaits et l'amitié qu'il (Thomas) lui avait toujours prodigués, et combien il était par conséquent obligé de le traiter aimablement et de lui faire bonne chère ; mais que considérant l'état présent des choses il ne pouvait le faire sans s'attirer l'indignation du roi; mais il espérait que Thomas tiendrait compte de ses bonnes intentions et accepterait l'accueil qui lui serait fait. « Master lieutenant, lui dit Thomas, je crois vraiment, comme vous le dites, que vous êtes mon bon ami et que vous voudriez me faire le meilleur accueil possible : je vous en remercie du fond du coeur, et je vous assure, Master lieutenant, que je suis très satisfait de la manière dont je suis traité, et chaque fois que je ne le serais pas, mettez-moi à la porte. » Comme le serment de la suprématie et du mariage était conçu, d'après le premier statut, en peu de mots, le lord chancelier et Monsieur le secrétaire ajoutèrent de leur propre chef d'autres termes pour le faire paraître plus agréable et plus plausible aux oreilles du roi ; et ce fut ce serment ainsi augmenté qu'ils firent déférer à sir Thomas More et à tous les autres sujets du royaume. Sir Thomas More, en s'en apercevant, dit à ma femme : « Je puis vous dire, Megg, qu'ils m'ont envoyé ici pour avoir refusé de prêter ce serment ; mais comme il n'est pas conforme au statut, ils ne peuvent pas justifier mon incarcération par leur propre loi : et vrai-ment, ma fille, c'est une grande pitié de voir un prince chrétien si honteusement séduit par les flatteries d'un conseil docile à suivre ses désirs, et d'un clergé faible qui n'a pas la force de soutenir ses doctrines. » Mais enfin le Lord Chancelier et Monsieur le secrétaire, s'apercevant de leur méprise, furent obligés dans la suite de chercher le moyen de faire faire un autre statut pour confirmer le serment d'après leurs modifications.


Lorsque sir Thomas More eut renoncé à son office et à toutes les affaires temporelles afin de pouvoir dorénavant se mettre au service de Dieu avec plus de tranquillité, il fit un acte de cession pour disposer de toutes ses terres, ne se réservant qu'une propriété comme bien viager. A sa mort, il assurait une partie des terres à sa femme, une partie à la femme de son fils comme douaire en considération de ce qu'elle était une héritière en possession d'une terre rapportant plus de cent livres par an, une partie à ma femme et à moi au lieu de la dot de ma femme, et il en restait plusieurs parties. Quoique cet acte de cession et d'assurance fût complètement terminé bien avant que l'affaire dont on avait chargé sir Thomas More eût été regardée comme offense, il fut néanmoins annulé par la loi, et ainsi les terres qu'il avait assurées à sa femme et à ses enfants par cet acte leur furent enlevées contrairement à la loi, et mises entre les mains du roi, sauf la partie donnée à ma femme et à moi. Quoique par l'acte cité plus haut il se fût réservé cette partie ainsi que les autres, comme bien viager, cependant, considération faite, il en donna directement la possession à ma femme et à moi deux jours plus tard par un autre acte. Et comme la loi n'annulait que le premier, ne donnant au roi que ce qu'il contenait, l'acte qui assurait la propriété à ma femme et à moi, qui était daté de deux jours plus tard, fut hors de la portée de la loi, et ainsi notre part nous fut conservée sans difficultés.

Il arriva un jour à la Tour, que Sir Thomas More, regardant par la fenêtre, aperçut un certain master Reynolds, religieux de Sion, homme instruit et vertueux, et trois moines de la Chartreuse qui quittaient la Tour pour aller à l'exécution à cause de l'affaire de la suprématie et du mariage. Comme s'il désirait ardemment les accompagner, il dit à ma femme qui se trouvait près de lui : « Tenez, ne voyez-vous pas, Megg, que ces bienheureux pères vont à la mort aussi joyeusement que des fiancés au mariage? Par là vous pouvez voir, ma chère fille, la grande différence qu'il y a entre de tels hommes qui ont toujours vécu religieusement d'une vie de droiture, de dureté, de pénitence et de souffrance, et des hommes qui dans le monde ont passé tout leur temps licencieusement dans les plaisirs et les commodités comme votre pauvre père. Car Dieu, prenant en considération leur longue vie de pénitences les plus douloureuses et les plus pénibles, ne souffrira plus qu'ils demeurent dans cette vallée de misères et d'iniquités, mais il les enlèvera rapidement d'ici pour leur faire jouir éternellement de sa divinité. Votre pauvre père, au contraire, Megg, comme le plus misérable des pécheurs, a passé tout le cours de sa malheureuse vie dans le péché ; Dieu, le croyant indigne de parvenir si tôt à cette félicité éternelle, le laisse encore dans ce monde pour être tourmenté et harcelé par la misère. »


Quelque temps après, le secrétaire venant le voir à la Tour, de la part du roi, lui témoigna beaucoup de semblants d'amitié, lui disant pour le réconforter que Sa Majesté était son bon et aimable seigneur, qui ne songeait plus à troubler sa conscience d'aucune affaire qui pût lui être une cause de scrupule. Dès que le secrétaire fut parti, sir Thomas More, pour exprimer l'encouragement qu'il avait retiré de ses paroles, écrivit ces vers avec un charbon, car il n'avait pas d'encre : « Fortune trompeuse, quelque belle que tu paraisses, quelque aimable que soit ton sourire, comme si tu voulais réparer ma ruine, tu ne me tromperas pas dans cette vie. J'espère, ô Dieu ! entrer dans peu de temps dans le port sûr et calme du ciel. Après le calme j'attends, toujours la tempête. » Lorsque sir Thomas More eut passé un certain temps dans la Tour, sa femme obtint la permission de lui rendre visite. En arrivant la première fois, comme une femme ignorante et quelque peu mondaine aussi, elle le salua brusquement en ces ternies : « Hé! bonjour master More ! Je m'étonne que vous, qui jusqu'ici avez toujours passé pour un homme sage, vous vous donniez ainsi des airs de fou en demeurant dans cette prison étroite et sale, et en préférant être enfermé avec les souris et les rats, quand vous pourriez jouir de votre liberté et de la faveur et de la bienveillance du roi et du conseil, si seulement vous vouliez faire ce que tous les évêques et les plus grands savants du royaume ont fait. Et lorsque je pense que vous avez à Chelsea une très belle maison, votre bibliothèque, votre galerie, votre jardin, votre verger et tant d'autres belles commodités, où vous pourriez vivre heureux en compagnie de moi votre femme, de vos enfants et de votre maison, je me demande, au nom de Dieu, quel plaisir vous pouvez trouver à demeurer ici. » Lorsque sir Thomas More l'eut écoutée pendant quelque temps, il lui dit d'un air joyeux : « Je vous prie, chère Mistress Alice, de répondre à une question ? — Quoi donc? dit-elle. — Est-ce que cette maison, dit-il, n'est pas aussi près du ciel que la mienne ? » Ne goûtant pas de telles paroles, elle répondit suivant son habitude rustique : « Ta ! Ta ! Ta ! — Mais qu'en dites-vous, Mistress Alice ? N'est-ce pas vrai ? — Bon Dieu! bon Dieu! mon pauvre homme, vous n'abandonnerez donc jamais cette manière de voir. — Eh bien, Mistress Alice, s'il en est ainsi c'est très bien je ne vois pas de raison sérieuse de me complaire dans nia belle maison ou dans quoi que ce soit qui y appartienne, car si après avoir été enterré pendant sept ans seulement, je ressuscitais et revenais ici-bas, je ne manquerais pas de trouver quelqu'un dans ma maison qui me prierait de sortir, me disant qu'elle n'est pas à moi. Quelle raison ai-je donc d'aimer une telle mais , qui oublierait si vite son maître? »Ainsi les objections de sa femme l'ébranlèrent bien peu.


Peu de temps après, le Lord Chancelier, les ducs de Norfolk et de Suffolk, le secrétaire et d'autres membres du Conseil privé vinrent le voir à deux reprises différentes, essayant par tous les moyens possibles de lui faire avouer ou nier ouvertement la suprématie ; mais d'après les interrogations contenues dans le grand livre déjà cité, ils ne purent jamais y parvenir. Peu après cet événement, master Rich, devenu dans la suite lord Rich, et qui venait d'être nommé avocat du roi, sir Richard Southwell et un certain master Palmer, serviteur du secrétaire, furent envoyés à sir Thomas More dans la Tour pour lui enlever ses livres. Pendant que sir Richard Southwell et Mr Palmer étaient occupés à empaqueter les livres, master Rich faisait semblant de causer familièrement avec sir Thomas More. Entre autres choses arrêtées d'avance comme il sembla, il lui dit : « Comme il est bien connu, master More, que vous êtes un homme sage et fort instruit aussi bien des lois de ce pays que d'autres choses, je vous prie, sir, de pardonner à ma hardiesse en vous exposant de bonne foi ce cas. Supposons, Sir, dit-il, qu'il y eût un acte de Parlement d'après lequel le pays devrait me prendre pour roi, me prendriez-vous pour roi, master More ? — Oui, Sir, dit sir Thomas More, je le ferais. — Je pousse le cas plus loin, dit master Rich supposons qu'un acte de Parlement obligerait le pays à me prendre pour pape, me prendriez-vous alors pour pape, master More ? — Pour répondre Sir, à votre premier cas, dit Thomas More, le Parlement est libre de se mêler des affaires des princes temporels; pour répondre à votre second cas, je vous propose ce cas : supposons que le Parlement ferait une loi d'après laquelle Dieu ne serait pas Dieu, diriez-vous alors master Rich, que Dieu n'est pas Dieu ? — Non, Sir, dit-il, je ne le dirais pas, puisque aucun Parlement n'a le droit de faire une pareille loi. — Pas plus, dit sir Thomas More, comme master Rich l'a rapporté, que le Parlement n'a le droit de faire du roi le chef suprême de l'Église. » Sur ce seul rapport, sir Thomas More fut poursuivi du chef de haute trahison pour avoir nié que le roi fût le chef suprême de l'Eglise. Dans l'acte d'accusation on mit ces mots odieux : « malicieusement », « traîtreusement », « diaboliquement » .


Lorsque sir Thomas More fut amené de la Tour à Westminster-hall pour répondre à l'accusation, et qu'il eut été accusé devant les juges à la barre du banc du roi, il dit franchement que sur l'acte d'accusation il s'en serait tenu à la loi, mais que dans ce cas il aurait été obligé de reconnaître lui-même le mal fondé de l'accusation, à savoir la négation de la suprématie du roi. Par conséquent, il plaida non coupable, se réservant l'avantage de prendre l'affaire dans son ensemble après le verdict

pour éviter l'acte d'accusation ; de plus, il ajouta que si seulement ces termes odieux, « malicieusement », « traîtreusement », « diaboliquement», étaient supprimés dans l'acte d'accusation, il n'y voyait plus rien qu'on pût lui reprocher justement. Pour prouver au jury que sir Thomas More était coupable de cette trahison, master Rich fut appelé à rendre témoignage, ce qu'il fit; lorsqu'il eut prêté le serment, sir Thomas More prit la parole contre lui en ces termes : « Si j'étais homme, Messeigneurs, à me rire d'un serment, je ne serais pas à ce moment, comme vous le savez bien, au banc des accusés. Et si votre serment est vrai, master Rich, alors je consens à ne jamais contempler la face de Dieu, ce que je ne dirais pas même pour gagner le monde entier. » Il conta alors à la cour, en pure vérité, tout l'entretien qu'ils avaient eu à la Tour et dit : « En bonne foi, master Rich, j'éprouve plus de chagrin de votre parjure que de mon propre danger : et vous allez voir que ni moi ni personne à ma connaissance ne vous a jamais pris pour un homme d'assez de crédit pour vous communiquer des affaires importantes. Et comme vous le savez, je vous connais depuis quelque temps, vous et votre conversation, car pendant longtemps nous avons demeuré sur la même paroisse. Et comme vous pouvez le dire vous-même, je regrette que vous m'obligiez à le dévoiler, vous y étiez regardé comme très frivole en vos conversations, comme très bavard, et d'une réputation peu recommandable. On vous jugeait de même dans la maison du Temple, où vous avez reçu votre éducation supérieure. Paraît-il donc vraisemblable à vos honorables seigneuries que dans une cause si grave je me serais oublié si imprudemment au point de me fier à master Rich que j'ai toujours regardé comme très peu sincère, ainsi que je viens de vous le dire, plutôt qu'à mon souverain seigneur le roi ou à un de ses nobles conseillers, et de lui confier les secrets de ma conscience concernant la suprématie du roi, le point spécial et le seul indice que l'on cherche en moi depuis si longtemps? C'est une chose que je n'ai jamais dite ni jamais voulu dire après le décret, ni à Sa Majesté elle-même ni à aucun de ses nouveaux ministres, comme Vos Honneurs le savent bien ; car souvent, à différentes reprises, Sa Majesté elle-même vous a envoyés vers moi à la Tour dans ce seul but. Est-ce que, Messeigneurs, à vos jugements ceci paraît la vérité? Et encore si je l'avais fait, Messeigneurs, comme master Rich l'a juré, comme c'était dans une conversation privée et familière, où je n'affirmais rien, mais où j'écartais des hypothèses, sans autres circonstances déplaisantes, on ne peut pas dire avec justice que j'ai parlé « malicieusement », et là où il n'y a pas de malice il n'y a pas d'offense. De plus, Messeigneurs, je ne pourrais jamais croire que tant de grands évêques, tant de personnages honorables et tant d'autres hommes dignes, vertueux, sages et savants assemblés au Parlement lorsqu'on faisait la loi, aient jamais eu l'intention de faire mettre à mort un homme dans lequel on n'aurait pas pu trouver de malice, prenant malitia pour male volentia : car si par malitia on entend généralement le péché, il n'y a personne au monde qui puisse s'en excuser lui-même. Quia si dixerimus quod peccatum non habemus, nosmetipsos seducemus, et veritas in nobis non est. Dans le décret il n'y a que le mot « malicieusement » qui soit important, de même que le terme « de force » dans le décret des « entrées en possession de force ». D'après ce décret, si un homme prend possession d'une propriété paisiblement et n'en expulse pas son adversaire « de force », il n'y a pas d'offense; nais s'il le met dehors «de force », alors d'après le décret c'est une offense et c'est d'après ce terme « de force » qu'il est puni. Enfin je remarquerai la grande bonté de Sa Majesté le roi lui-même, qui de tant de manières différentes a été pour moi si bon seigneur et roi si complaisant ; qui a daigné m'admettre à la dignité de son honorable conseil privé : qui m'a fait avancer avec la plus grande libéralité dans des charges de crédit et d'honneur, et finalement m'a honoré de cette lourde charge de grand chancelier de Sa Majesté, la plus haute dans tout le royaume après celle de Sa Majesté : jamais il n'avait fait pareil honneur à un laïc : et cette dignité était si fort au-dessus de mes qualités et de mes mérites que, par conséquent, je ne la tenais que de son incomparable bonté : pendant plus de 20 ans il m'a témoigné une faveur continuelle, me comblant d'honneurs de plus en plus avec la plus grande bonté, jusqu'à ce que sur mon humble requête il a plu à Sa Majesté de m'accorder, avec sa faveur, la permission de consacrer le reste de ma vie à pourvoir au salut de taon âme, au service de Dieu et, par un acte de bonté spéciale, de me décharger et de me soulager de tout. Toutes ces marques de la bonté de Sa Majesté, dis je, depuis si longtemps et si généreusement étendue sur moi, sont à mon avis, Messeigneurs, matière suffisante de réfutation touchant le soupçon diffamatoire que cet homme a imaginé contre moi d'une manière si inique. » Master Rich, se voyant ainsi réfuté et son crédit si honteusement défiguré, fit rapporter sous serment par sir Richard Southwell et master Palmer, présents dans la chambre au moment de l'entretien, les paroles qui avaient été dites entre lui et sir Thomas More. Là-dessus master Palmer dans sa déposition dit qu'il était si occupé à empaqueter dans un sac les livres de sir Thomas More qu'il ne fit aucunement attention à ce qu'ils disaient. Sir Richard Southwell de même dans sa déposition dit que comme il n'était chargé que du transport de ces livres, il ne prêta nullement l'oreille à ce qu'ils disaient. Il y eut ensuite beaucoup d'autres raisons, dont je ne me souviens pas à présent, que sir Thomas More marqua dans sa défense pour discréditer la déposition de master Rich, citée plus haut, et prouver l'intégrité de sa conscience ; et néanmoins le jury le trouva coupable.


Et incontinent, sur leur verdict, le Lord Chancelier, qui dans cette affaire présidait la commission, commença à procéder au jugement; mais sir Thomas More lui dit : « Milord, quand je représentais la loi, j'avais coutume dans un tel cas de demander au prisonnier avant de porter jugement ce qu'il avait à dire pour que le jugement ne fût pas porté contre lui. » Là-dessus le Lord Chancelier, s'arrêtant dans le jugement qu'il avait déjà commencé, lui demanda ce qu'il pouvait dire dans sa défense. Alors sir Thomas More lui répondit humble nient en ces termes : « Puisque, Milord, dit-il, cette accusation est appuyée sur un acte de Parlement directement hostile aux lois de Dieu et de sa sainte Église, — dont aucun souverain temporel ne peut prendre sur lui par aucune loi le gouvernement suprême ou une partie de ce gouvernement qui appartient de droit au siège de Rome, prééminence accordée par Notre-Seigneur lui-même personnellement présent sur cette terre à saint Pierre seul et à ses successeurs, évêques du même siège, par une prérogative spéciale, — cet acte est donc insuffisant de droit parmi les chrétiens pour poursuivre un chrétien. » Et pour prouver cette assertion, parmi d'autres raisons et autorités il déclara que ce royaume, n'étant qu'un membre et une petite partie de l'Église, ne pouvait faire une loi particulière en désaccord avec la loi générale de l'Église catholique et universelle du Christ, pas plus que la cité de Londres, n'étant qu'un pauvre membre par rapport au royaume tout entier, ne peut faire une loi obligatoire pour tout le royaume contre un acte de Parlement. Il montra en plus que c'était contraire et aux lois et aux statuts non encore abrogés de notre pays, comme on pouvait clairement le voir dans la « Magna Charta » : Quod Ecclesia Anglicana libera sit ethabeat omnia jura sua integra et libertates suas illæsas ; que c'était aussi contraire au serment sacré que Sa Majesté elle-même avait prêté avec une grande pompe à son couronnement, comme tous les autres princes chrétiens.


Il allégua en outre que ce royaume ne pouvait refuser l'obéissance au siège de Rome, pas plus que l'enfant ne peut refuser d'obéir à son père. Car de même que saint Paul a dit aux Corinthiens : « Je vous ai régénérés mes enfants dans le Christ », de même saint Grégoire évêque de Rome (de qui par saint Augustin son envoyé nous avons reçu la foi chrétienne) aurait pu vraiment dire de nous Anglais : « Vous êtes mes enfants, car par le Christ je vous ai donné le salut éternel (héritage plus grand et plus précieux qu'aucun père selon la chair ne peut laisser à son enfant) et par la régénération je vous ai faits les enfants spirituels du Christ. » Alors le Lord Chancelier lui répondit que comme tous les évêques, les universités et les hommes les plus savants du royaume avaient adhéré à l'acte, on s'étonnait beaucoup que lui seul, à l'encontre d'eux tous, s'en fît scrupule avec tant de raillerie et le combattît avec tant de véhémence. A cela sir Thomas More répondit en ces termes : « Si le nombre d'évêques et d'universités est aussi important que Votre Seigneurie semble le croire, je ne vois pas de raison sérieuse pour laquelle cela me ferait changer quelque chose dans ma conscience ; car je ne doute pas que parmi les savants évêques et les hommes vertueux encore vivants, non pas dans ce royaume, mais dans toute la chrétienté, ce ne soient pas les moins nombreux qui dans cette affaire sont de mon opinion. Et si je parlais de ceux qui sont déjà morts, dont beaucoup sont maintenant de grands saints au ciel, je suis bien sûr que le plus grand nombre d'entre eux pendant tout le temps qu'ils vivaient pensaient de cette affaire ce que j'en pense en ce moment. Ainsi je ne suis pas obligé, Milord, de conformer ma conscience au concile d'un royaume, contre le concile général de toute la chrétienté. »


Lorsque, pour échapper à l'acte d'accusation, sir Thomas nous eut fait autant d'objections qu'il lui semblait nécessaire et eut allégué plus de raisons que je n'en puis me rappeler à présent, le Lord Chancelier, ne voulant pas porter seul le poids du jugement, demanda en public l'avis de lord Fitzjames, alors Lord Chief Justice du Banc du Roi, et se joignit à lui pour savoir si oui ou non l'acte d'accusation était suffisant. En homme sage, lord Fitzjames répondit : « My Lords, par saint Julien (il ne jurait que par lui), je suis obligé de dire que si l'acte du Parlement n'est pas illégal, alors à mon avis l'acte d'accusation est suffisant. » Là-dessus, le Lord Chancelier dit aux autres lords : « Tenez ! My Lords, tenez ! vous entendez ce que dit Mylord Chief Justice » ; et immédiatement il rendit jugement contre sir Thomas More. Lorsqu'il eut fini, les commissaires offrirent courtoisement à sir Thomas More de lui prêter une oreille favorable, s'il avait encore quelque chose à dire pour sa défense. Il répondit : « Je n'ai plus rien à dire, my Lords, que ceci. De même que le bienheureux apôtre saint Paul, comme nous lisons dans les Actes des apôtres, fut présent et consentit à la mort de saint Étienne, et garda les habits de ceux qui le lapidaient, cependant qu'ils sont tous deux maintenant de grands saints dans le ciel et continueront leur amitié pendant l'éternité, de même, Messeigneurs, puisque vous m'avez condamné à mort sur cette terre, j'espère beaucoup et je prierai avec la plus grande ferveur pour que nous nous rencontrions joyeusement plus tard dans le ciel pour la vie éternelle.»


Tout ce qui a trait au procès de sir Thomas More, comme je n'y étais pas présent moi-même, je l'ai appris du rapport très digne de foi du très honorable sir Anthony Saint-Léger, et en partie de Richard Haywood et de John Webb, gentilshommes, et d'autres de bon crédit qui y ont assisté et je l'ai rapporté fidèlement, autant que le permettent ma faible intelligence et mémoire. Après sa condamnation, sir Thomas More quitta la barre pour se rendre de nouveau à la Tour : il était conduit par sir William Kingston, chevalier de haute taille, fort et de bonne mine, gouverneur de la Tour et son très cher ami. Lorsque sir William l'eut conduit de Westminster au « Old Swan », sur la route de la Tour, il lui dit adieu le cœur bien gros, et laissant couler ses larmes le long de ses joues. Sir Thomas More, le voyant si triste, le réconforta d'aussi bonnes paroles que possible : « Bon master Kingston, ne vous désolez pas ; courage ! car je prierai pour vous et pour ma bonne dame votre épouse, pour que nous nous rencontrions au ciel où nous serons joyeux ensemble pour toujours et toujours ». Peu de temps après, comme sir William Kingston me parlait de sir Thomas More, il me dit : « En bonne foi, master Roper, j'avais honte en quittant votre père de voir mon coeur si faible et le sien si fort et qu'il fut obligé de me consoler, moi qui aurais dû le réconforter ». Quand sir Thomas More se rendait de Westminster à la Tour, sa fille, ma femme, désireuse de voir son père qu'elle craignait ne plus revoir dans ce monde, et aussi d'avoir sa dernière bénédiction, attendit près du débarcadère de la Tour où elle savait qu'il devait passer pour entrer à la Tour. De là épiant sa venue, dès qu'elle l'aperçut elle se mit à genoux avec respect pour recevoir sa bénédiction, puis s'avançant en toute hâte sans égards ni soucis pour elle-même, elle s'élança vers lui, courant à travers la foule et la compagnie de la garde qui l'escortait avec des haches et des hallebardes. Puis à la vue de tout le monde elle l'enlaça de ses bras et, suspendue à son cou, elle l'embrassait. Lui, goûtant fort ces témoignages naturels d'affection filiale, lui donna sa bénédiction paternelle et lui répéta beaucoup de pieuses paroles de résignation. Alors elle le quitta ; mais, croyant ne l'avoir pas assez vu, comme si elle s'était complètement oubliée et était toute ravie dans l'amour de son très cher père, ne faisant attention ni à elle-même ni à l'encombrement de la foule qui l'entourait, elle revint brusquement courant à lui comme la première fois, remit ses bras autour de son cou et l'embrassa à plusieurs reprises avec la plus grande tendresse. Enfin le coeur bien gros elle fut obligée de le quitter. En voyant ce spectacle si lamentable, beaucoup de ceux qui étaient présents pleuraient et se lamentaient.


Sir Thomas More resta plus d'une semaine à la Tour après sa condamnation. La veille de sa mort il envoya son cilice, qu'il ne voulait pas qu'on vît, à ma femme, sa fille bien-aimée, avec une lettre écrite avec un charbon, lettre qui se trouve dans le livre de ses ouvrages que nous avons déjà cité. Dans cette lettre il exprimait en ces termes le désir fervent qu'il avait de souffrir le lendemain : « Je vous encombre de commissions, ma chère Marguerite; mais j'espère que mon attente ne durera pas plus longtemps que demain. C'est demain la fète de saint Thomas et l'octave de saint Pierre, et c'est pourquoi je désire ardemment aller à Dieu : le jour serait bien choisi. Chère Megg, jamais je n'ai plus aimé votre façon de faire envers moi que lorsque vous m'avez embrassé,pour la dernière fois, car il me plaît que l'amour filial et la tendresse oublient de faire attention aux usages mondains. Et le lendemain, mardi, fête de saint Thomas et octave de saint Pierre, dans l'an 1535, comme sir Thomas More en avait exprimé le souhait dans sa lettre de la veille, sir Thomas Pope, son ami intime, vint le voir de bon matin pour lui annoncer de la part du roi et du conseil qu'il aurait à mourir avant neuf heures, et qu'il avait par conséquent à s'y préparer aussitôt. « Master Pope, dit sir Thomas More, je vous remercie du fond du coeur pour votre bonne,nouvelle. J'ai toujours été grandement obligé envers Sa Majesté pour les bienfaits et les honneurs dont de temps en temps elle m'a si généreusement comblé, mais je suis .plus obligé envers elle pour m'avoir mis ici où j'ai eu tout le temps et le loisir nécessaires pour songer à ma mort. Et, mon Dieu, master Pope, je suis surtout obligé envers Sa Majesté de ce qu'elle daigne me débarrasser si brièvement des misères de ce misérable monde, et je ne manquerai pas de prier avec ferveur pour Sa Majesté et dans ce monde et dans l'autre. — Le roi désire de plus, dit master Pope, qu'à votre exécution vous vous contentiez de peu de mots. — Master Pope, dit sir Thomas More, vous faites bien de m'avertir du désir du roi, car autrement j'avais l'intention de parler un peu longuement: d'ailleurs je n'aurais rien dit qui pût donner offense ni à Sa Majesté ni à personne. Néanmoins, quel qu'ait été mon désir, je suis prêt à me conformer en toute obéissance aux commandements de Sa Majesté ; et je vous supplie, bon master Pope, de me servir d'interprète près de Sa Majesté pour obtenir que ma fille Margaret puisse assister à mes funérailles. — Le roi a déjà permis, dit master Pope, que votre femme, vos enfants et vos amis puissent y être présents. — Oh! que je suis obligé, dit sir Thomas More, envers Sa Majesté qui daigne prendre en si bienveillante considération mon pauvre enterrement ! » Master Pope, en prenant congé de lui, ne pouvait retenir ses larmes. Sir Tomas More s'en apercevant le réconforta par ces paroles: «Calmez-vous, bon master Pope, et ne soyez pas inquiet, car j'ai confiance que nous nous reverrons un jour avec une grande joie au ciel, où nous serons sûrs de vivre ensemble et de nous aimer pour toujours dans une heureuse félicité. »


Lorsqu'il fut parti, sir Thomas More, comme s'il eût été invité à un banquet solennel, mit son plus bel habit. Ce que voyant master lieutenant lui conseilla de l'ôter, lui disant que celui qui l'aurait n'était qu'un manant. « Comment, master lieutenant, dit sir Thomas More, comment voulez-vous que je tienne pour un manant celui qui va me rendre aujourd'hui un service si signalé? En vérité, je vous l'assure, si la robe était toute en drap d'or, je croirais le bourreau digne de la recevoir, comme saint Cyprien qui donna trente pièces d'or à son bourreau. » Et quoiqu'à la fin, sur les instances importunes de master lieutenant, il changea d'habit, néanmoins à l'exemple du bienheureux martyr saint Cyprien, du peu d'argent qui lui restait, il envoya un angelot d'or au bourreau. Il fut conduit par master lieutenant hors de la Tour, vers le lieu de son exécution. En montant à l'échafaud, qui était très peu solide et sur le point de s'écrouler, il dit plaisamment au lieutenant : « Je vous prie, master lieutenant, de vouloir bien m'aider à monter sans accident : pour descendre, laissez-moi me tirer d'affaire tout seul. » Alors il demanda au peuple qui était tout autour de prier pour lui, et d'être témoin de ce qu'il mourait dans et pour la foi de la sainte Eglise catholique. Ayant ainsi parlé, il s'agenouilla et, lorsqu'il eût fini ses prières il se tourna vers le bourreau et lui dit d'un air tout joyeux : « Allons, mon garçon ! prends courage et ne crains pas de remplir ta besogne : mon cou est très court : prends garde donc de ne pas frapper à côté, de peur de perdre ta réputation. ». Ainsi passa sir Thomas More de ce inonde à Dieu au jour qu'il avait le plus désiré. Peu après sa mort, la nouvelle en parvint à l'empereur Charles. Là-dessus il fit venir sir Thomas Elliot, l'ambassadeur anglais, et lui dit : « Mylord ambassadeur, nous apprenons que le roi votre maître a mis à mort son fidèle serviteur et sage conseiller, sir Thomas More. » Sir Thomas Elliot répondit qu'il n'en savait rien : « Eh bien, lui dit l'empereur, ce n'est que trop vrai ; et nous disons ceci : que eussions-nous été le maître d'un tel serviteur, des actions duquel nous avons eu pendant tant d'années une expérience assez grande, nous aurions y plutôt perdu la meilleure ville de nos possessions qu'un si digne conseiller. » Ce propos fut rapporté par sir Thomas Elliot lui-même à moi, à ma femme, à master Clement et sa femme, à master John Haywood et sa femme et à d'autres de ses amis.

 

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17/02/2009
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